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Le blog de Tony Andreani
18 février 2011

Le véritable visage du néo-libéralisme

L’Etat prédateur

 

Comment la droite a renoncé au marché libre, et pourquoi la gauche devrait en faire autant

 

James K. Galbraith

(Editions du Seuil, 2009)

 

 

Voici un livre absolument remarquable, qui devrait faire réfléchir tous les critiques du néo-libéralisme et leur éviter de tomber dans des panneaux. Le néo-libéralisme est un corps de doctrines devenu une doxa abondamment répandue dans les discours politiques et dans les médias, mais qui n’a été que fort peu mis en pratique et qui, dans sa version canonique, a été depuis longtemps remisé au placard par la droite. Ce n’est plus guère qu’une idéologie passe-partout, qui cache une réalité bien plus sinistre : celle d’un Etat non affaibli, mais renforcé, colonisé et prédateur. Car le néo-libéralisme a peu à voir avec le monde réel, et les pouvoirs en place le savent bien. Ne nous trompons donc pas d’adversaire, et la gauche serait bien avisée de changer son fusil d’épaule.

Le grand intérêt de ce livre est de montrer que le néo-libéralisme est non seulement divorcé du réel, mais encore qu’il a échoué lorsqu’il a été mis en œuvre dans toutes ses prescriptions. La démonstration est menée avec rigueur, beaucoup de brio, et une grande précision historique. Si l’on veut comprendre quelque chose aux crises économiques et aux changements politiques qui ont marqué l’histoire des Etats-Unis depuis trente ans, les clefs sont là. Mieux : c’est toute l’histoire mondiale qui se trouve éclairée. Je vais essayer de donner une idée de la substance de ce livre, en le faisant de manière grossière vu l’espace qui m’est imparti, mais il faut savoir que les analyses sont très fouillées, car, manifestement l’auteur (fils du grand économiste John K. Galbraith) connaît son sujet sur le bout des ongles.

Le second intérêt de ce livre est que l’auteur dessine quelques lignes d’une politique alternative, pour un pays comme les Etats-Unis, mais qui valent pour d’autres pays.

 

Enterrer les idée reçues

 

Le néo-libéralisme repose sur quatre piliers : le monétarisme, l’économie de l’offre (qui implique notamment les réductions d’impôt et les déreglementations), l’équilibre budgétaire, le libre-échange. Galbraith y consacre quatre chapitres.

Selon le monétarisme l’inflation résulte d’une émission excessive de monnaie, et il revient à la banque centrale de l’endiguer en augmentant son taux d’intérêt (ce qui fut fait en 1979, mais avec de lourdes conséquences : une récession et une des raisons de la défaite de Carter, mais surtout la crise de la dette du Tiers Monde). Or, n’en déplaise au dogme (j’ajoute : celui qui fonde aussi la mission divine de la BCE), la banque centrale n’a que peu d’influence sur l’inflation (via le coût du capital). L’inflation des années 70 avait bien d’autres causes (le coût des matières premières et celui du travail). Et sa quasi disparition dans les années suivantes eut aussi d’autres raisons que la manipulation des taux d’intérêt par la banque centrale (ce furent la stagnation des salaires, suite à leur désindexation par rapport aux prix, et la mondialisation). Même Milton Friedman a dû revoir sa copie.

L’économie de l’offre soutenait qu’il fallait réduire les impôts pour favoriser l’épargne, donc l’investissement, et réduire les charges des entreprises pour les rendre plus compétitives (une rengaine que nous connaissons bien). Or les réductions d’impôt inaugurées par Reagan, et poursuivies ensuite tant par Clinton que par Bush, n’ont aucunement relancé l’épargne investie : elles se sont transformées en consommations somptuaires et placements financiers, générateurs de dividendes et de plus-values diverses. Au reste l’épargne intérieure des ménages n’a couvert qu’une infime partie de l’investissement, l’essentiel venant de l’autofinancement et…de l’épargne extérieure, placée dans le pays. Dire que les riches allaient investir, ce qui finalement profiterait aux pauvres, fut tout simplement faux : ils ont seulement pillé les entreprises.

L’équilibre budgétaire est une règle d’or pour les néo-libéraux, mais ils se sont empressés de la violer, ainsi qu’en témoigne la montée des déficits publics dans la plupart des pays développés. Il ne fut atteint que sous Clinton, mais dans des conditions très particulières. On sait qu’un déficit budgétaire n’est pas une mauvaise chose s’il permet de relancer l’investissement, qui permettra ensuite, via les rentrées fiscales, de le résorber. Alors, pourquoi faire de l’équilibre budgétaire un impératif catégorique, démenti dans la pratique ? Uniquement pour justifier le transfert de l’investissement public vers le secteur privé, en lui déléguant la production des biens publics, voire en le subventionnant (on pourrait rajouter ici bien des exemples européens, notamment sous la forme des partenariats public/privé).

Galbraith s’attache particulièrement au cas des Etats-Unis, et c’est fort intéressant. Le déficit états-unien, dit-il, est une conséquence du déficit commercial, et ce dernier est lui-même une conséquence inéluctable de l’abandon du système de Bretton Woods, qui permettait aux banques centrales des autres pays d’exiger la contrepartie en or de ce déficit. Avec la fin du dollar gagé sur l’or le déficit américain était de fait devenu nécessaire pour permettre à ces pays de disposer de dollars pour leurs réserves. Le déficit de la balance courante américaine a eu une autre fonction : faire affluer l’épargne de l’extérieur pour prendre le relais de l’épargne intérieure. Il est donc devenu « partie intégrante du système mondial ». Seul un changement du système monétaire international pourrait ramener les Etats-Unis sur la voie de l’équilibre budgétaire. On voit que cet équilibre ne peut devenir un objectif (à moyen terme il reste souhaitable) que dans un système international où les pays régleraient leurs dettes avec leurs propres moyens. On pourrait tirer de là quelques réflexions en ce qui concerne l’Union européenne. Quand l’Allemagne propose de constitutionnaliser les limites à ne pas dépasser pour le déficit budgétaire, elle peut le faire parce que son commerce extérieur est excédentaire…surtout aux dépens des autres pays de l’UE.

Dernier pilier du néo-libéralisme : l’exaltation du marché et du libre-échange. Galbraith montre que le marché est une fiction. Le consommateur est tout sauf souverain face à des firmes qui font le marché. Et la concurrence est faussée dans un monde où les firmes qui l’emportent sont celles qui ont des rendements croissants (grâce aux économies d’échelle) et qui planifient (notamment en matière de recherche-développement).

Quant au libre-échange, il n’existe pas davantage. Son apologie au nom des avantages comparatifs (chaque pays se spécialiserait là où il dispose de plus d’atouts) ne tient pas. Les pays qui tirent parti de l’échange sont ceux qui se diversifient et qui acquièrent un pouvoir de marché grâce à la puissance de leurs firmes. Et la « discipline du marché » est devenue en fait celle des banques, jaugeant, avec les agences de notation, les pays non en fonction de critères objectifs, mais selon les facilités qu’ils offrent aux rentiers.

Voilà donc un aperçu de la démolition effectuée par Galbraith des thèses néo-libérales. Quel est donc le monde réel qui se cache sous cette couverture idéologique ?

 

L’Etat prédateur

 

L’expression n’est pas très bien venue. Elle pourrait faire penser à un Etat qui s’empare du secteur privé et draine ses profits, sinon à la manière soviétique, du moins à celle de certains Etats autoritaires. En réalité ce sont les firmes qui s’emparent de l’Etat et le mettent à leur service. Réalité qui s’est appliquée particulièrement à l’administration Bush, mais qui va nous rappeler quelque chose (l’Etat sarkozien pour ne pas le nommer). Je cite : « Une coalition d’adversaires implacables de l’Etat réglementé dont dépend l’intérêt public, composé d’entreprises dont les principales activités lucratives concurrencent en tout ou en partie les grands services publics de l’increvable New Deal. Une coalition qui cherche à prendre le contrôle de l’Etat, pour empêcher l’intérêt public de s’affirmer mais aussi pour braconner dans les flux économiques crées par l’intérêt public passé » (p. 192), tel est le sens de l’Etat prédateur. Et Galbraith d’en donner des illustrations. En matière de maladie, de logement, de prêts étudiants, les néo-conservateurs n’ont eu de cesse de réduire ou démanteler les dispositifs publics, aggravant l’inégalité d’accès à ces biens et le gaspillage (le coût global de la santé est beaucoup plus élevé aux Etats-Unis qu’en Europe, pour une qualité souvent inférieure). Ils ont voulu s’attaquer au système public des retraites, au prétexte qu’il courait à la crise financière, mais cette fois sans y parvenir. Dans plusieurs secteurs les firmes privées ont utilisé l’Etat, les commandes publiques, pour accroître leur pouvoir de marché, et, à cette fin, elles n’avaient aucun intérêt à rétrécir le rôle de l’Etat. Le moins d’Etat, l’Etat modeste ne sont donc que des slogans.

L’Etat ainsi colonisé est devenu, dit Galbraith, une « république-entreprise, où les méthodes, les normes, la culture et la corruption de l’entreprise sont devenues aussi celles de l’Etat » (p. 209). On y retrouve la même pratique du secret et de l’opacité qui prévaut dans la grande entreprise, la même figure d’un PDG détaché des mécanismes internes de l’entreprise, et « toutes les innovations apparues dans les milieux d’affaires apparues depuis quarante ans en matière de malversations, tromperies, escroqueries et manipulations du marché » (p. 212). Suivez mon regard en ce qui concerne notre pays.

 

Combattre les prédateurs

 

Combattre les prédateurs, c’est d’abord dénoncer les fausses évidences du catéchisme néo-libéral, trop souvent entérinées par la gauche.

Le marché du travail n’existe pas. Il n’y a pas de courbe d’offre du travail, mais seulement une courbe de demande : c’est la demande totale de travail qui détermine le niveau de l’emploi, et celle-ci dépend de l’investissement. Il ne sert donc à rien de faire baisser des salaires supposés trop élevés, si cette demande n’est pas au rendez-vous. On constate même empiriquement que le chômage et l’inégalité des salaires vont dans le même sens (cette inégalité est plus forte en Europe, et le chômage aussi).

Les « dysfonctionnements du marché » existent bien, mais des ajustements mineurs ne changeront pas le fait que le marché concurrentiel est une fiction derrière laquelle se cachent les pouvoirs de marché. Dès lors, « dans bien des cas, la bonne politique consiste à limiter, restreindre, réglementer, discipliner, vaincre ou contourner les marchés, voire à les supprimer » (p. 221).

Galbraith énonce deux lignes de force pour sortir de l’Etat prédateur (notons qu’elles ne remettent pas en cause le capitalisme, mais visent à lui opposer des contre-pouvoirs, ce qui serait déjà un sacré progrès). Il faut planifier, dit-il, car le marché ne peut résoudre les problèmes essentiels, du fait qu’il ne connaît que les besoins solvables et qu’il est incapable de configurer l’avenir (ce ne sont pas les marchés à terme qui le pourraient, car ils ne vont pas au-delà de courtes et hasardeuses spéculations). Il faut ensuite fixer des normes, qui peuvent aller jusqu’à la réglementation de certains prix. Je cite ce passage, qui me paraît particulièrement pertinent : « Le monde économique des prix et des salaires ‘flexibles’ est un monde où une forme de complexité artificiellement fabriquée est un outil de déploiement de la puissance privée. Un consommateur ne peut réussir dans ce contexte que s’il a la capacité et le désir de chercher – de dénicher l’aiguille de la bonne affaire cachée dans l’immense meule de foin des offres sans intérêt, des arnaques et des balivernes. Sans normes fiables, sans idée claire de ce qui est sûr et raisonnable et de ce qui ne l’est pas, l’efficacité globale du marché décline parce que les coûts de recherche et de transaction augmentent au-delà de toute raison » (p. 261). Imposer des normes exigeantes, en matière environnementale par exemple, ne dessert pas l’économie nationale, parce que cela oblige les entreprises à faire des efforts d’innovation et à élever leur compétitivité.

 

En conclusion, ce livre est un bon avertissement adressé à la gauche. Qu’elle arrête de se battre contre des moulins à vent et qu’elle regarde les choses en face : les néo-libéralisme (le tout marché) est plus dans les discours, académiques ou triviaux, que dans la réalité des pratiques. Vouloir « réguler » les marchés ne peut agir qu’à la marge : il faut les réduire et les normer. Galbraith ne va sans doute pas très loin dans l’alternative, mais ses démonstrations sont rigoureuses. Il suffit de regarder attentivement l’histoire économique et politique des trente dernières années pour comprendre qu’il ne faut pas croire la doxa sur parole, et qu’il faut résolument changer de cap.

 

 

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