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Le blog de Tony Andreani

9 février 2024

QUELQUES REMARQUES SUR "FAITES MIEUX!" ET SUR LE PROGRAMME DE LA FRANCE INSOUMISE

 Jean-Luc Mélenchon

 Faites mieux! Vers la révolution citoyenne, Robert Laffont, Paris,2023

Cette somme est, selon son auteur, son livre le plus important, l’essentiel de son message théorique et politique, adressé plus particulièrement aux jeunes générations. Mais c’est aussi, disons-le, un grand livre, par la richesse de ses analyses et de ses propositions. Mélenchon y fait preuve, une fois de plus, de la rigueur de sa pensée, de son immense culture, de la précision de sa documentation et de son talent pédagogique, sans oublier l’élégance de son style. C’est donc un livre qu’il faut absolument lire. Même un lecteur averti a beaucoup à y apprendre. Et il y trouvera une impressionnante matière à réflexion. Notre propos, ici, se limitera à quelques remarques sur les points de ce livre qui peuvent faire problème, sans y mettre un ordre précis, et sur le programme de la France insoumise, dont il est l’inspirateur.

 

 Noosphère et sphère du « divertissement »

 

Mélenchon soutient, non sans un certain enthousiasme, que l’humanité est entrée dans un âge où la connaissance est devenue accessible à tous grâce aux  plates-formes numériques, qui permettent une prodigieuse diffusion de connaissances, alors qu’elles étaient réservées jusque là à des élites ou à de petites communautés. Et, en un sens, c’est incontestable. Tout le savoir du monde est à portée de clic, là où il fallait avant consulter des encyclopédies et aller dans des bibliothèques, et, pour les curieux ou pour les chercheurs, cela a changé la donne. Mais, déjà ici, il faut mettre des bémols. Comment savoir si la source est fiable, comment dénicher l’article de qualité ou la thèse de doctorat fouillée dans l’océan des occurrences, dont les plus pertinentes sont noyées par le calcul statistique des algorithmes. Il y faut un esprit averti, beaucoup de patience, souvent le paiement de quelque argent (destiné à faire vivre des revues qu’aucun argent public n’aide à financer), et cliquer sur « continuer sans accepter », une mention rarissime sur les sites, car les cookies vous guettent, fournisseurs de données, qui seront vendues, via des brokers, à des sites marchands, fût-ce ceux de libraires ou d’éditeurs. A ceux qui vantent « l’open source », il faut rappeler qu’on y trouve des codes informatiques à la disposition de tous, mais aussi le n’importe quoi. Alors, bien sûr, Mélenchon cite Wikipedia, avec ses règles et son « jugement par les pairs ». Admirable encyclopédie universelle certes, faite par des bénévoles et financée par des dons. Mais c’est une exception.

Nous parlons ici des connaissances. Mais c’est bien pire dans le cas des informations ou des avis des internautes. Nous sommes entrés dans l’âge des fake news, des interminables commentaires où chacun se croit autorisé à dire tout ce qui lui passe par la tête, ce qu’il n’oserait pas faire en public ni même en son nom propre, au nom de la sacro-sainte liberté d’expression. Et  on ne fera pas injure à Mélenchon en lui rappelant que les pires pervers ou  propagandistes trouvent sur la Toile de quoi racoler ou se faire entendre, ouvertement ou de façon à peine dissimulée, les petites mains des « modérateurs » et celles d’officiers publics ne pouvant guère endiguer cette marée. Car, derrière tout cela, il y a les profits colossaux d’oligopoles privés. On y reviendra.

Mais, et peut-être surtout, on le sait bien, tout cet archipel de l’internet et de ses réseaux sociaux, n’est qu’un ilot perdu dans l’immense continent du « divertissement » - au sens pascalien. Et ici la société marchande bat son plein, via une déferlante de publicité, qui a vraiment très peu à voir avec de  l’information sur les produits ou services. C’est Mélenchon lui-même qui le note : « Aujourd’hui, si le marché de la pub était un pays, il se classerait au huitième rang mondial devant le budget du Canada, du Brésil, de l’Inde ou encore de l’Australie. En France, pour les entreprises privées, c’est un montant supérieur à celui des recherches-développement. A ce prix, les Français sont exposés à plus de 15.000 stimuli commerciaux par personne et par jour » (p. 100). Et combien de bullshit jobs pour les produire ! Ce capitalisme de la séduction est un immense gaspillage de travail, d’énergie et de moyens de production, car, pour l’essentiel, tout ce produit du marketing est bien plus imaginaire que celui du bonimenteur d’autrefois. Et le pire est qu’il fait des consommateurs des esprits « envoutés », comme le dit si bien Mélenchon, par des artifices, et les transforme précisément en consuméristes, fascinés par les si bien nommés « influenceurs », devenus le modèle à suivre pour toute une jeunesse avide de se montrer et de gagner de l’argent. Enfin il faut noter que ce travail de l’illusion est l’apanage des pays les plus développés, le travail véritablement productif se trouvant déporté dans la périphérie du système mondial.

Alors la noosphère fait pâle figure devant ce déferlement de tromperie, de magie et de narcissisme. Mais que faire ? Quelle politique pour y trouver remède et salut ? Ce sera l’une des questions posées à un « programme de transition ». On y reviendra.

 

Les réseaux socialisent et désocialisent

 

Mélenchon met les réseaux au cœur des sociétés contemporaines, avec tous les bouleversements qu’ils entraînent dans leur espace-temps.

Une première remarque d’abord. D’un point de vue matérialiste, qui est le sien, ces infrastructures de transport et de communication doivent bien être produites, ce qui suppose toute une industrie en amont. Si l’on veut y voir un saut qualitatif dans les « forces productives », il faut l’inscrire dans la longue histoire des moyens de travail, qui, depuis le premier silex taillé, a créé les bases du développement et rendu possibles les flux. L’électricité n’aurait servi à rien si l’industrie n’avait pas produit des ampoules, des lampes et des moteurs électriques, le pétrole et le gaz non plus sans tous les moyens qui permettent de les extraire, de les acheminer et de les utiliser, les transports seraient impossibles sans la production de chemins, routes, voies ferrées, avions, pour ne citer que ces exemples.

Deuxième remarque. Les réseaux servent effectivement de supports physiques à cette deuxième source de productivité du travail humain qui est ce que Marx appelle la « coopération », autrement dit les diverses formes de l’organisation du travail, ainsi qu’à de nombreuses activités de temps libre. Ils socialisent donc. Et le grand bond en avant de l’époque contemporaine, ce sont effectivement les réseaux informatiques, avec leurs infrastructures matérielles : ils élargissent prodigieusement les espaces de communication et rétrécissent aussi prodigieusement leur temps. Tout cela Mélenchon le montre de manière saisissante, avec des exemples qu’il donne : les Africains ont pu sauter l’étape du téléphone, avec sa lourde infrastructure, en accédant à l’usage du smartphone satellitaire, la finance de son côté opère à la milli-seconde. Mais, si les réseaux  rapprochent les hommes, ils peuvent être aussi profondément désocialisants, particulièrement les réseaux informatiques. Ils enferment les individus dans une bulle virtuelle, ils déstructurent les relations humaines en mécanisant et en appauvrissant les contacts (cf. les robots répondeurs, les services digitaux, le télétravail etc.), ils tendent à confiner les esprits dans les routines que leurs algorithmes ont décelées, ils entraînent des comportements moutonniers, etc. En outre ils rendent possible un gigantesque vol de données par leurs propriétaires, que les réglementations actuelles ne cherchent pas vraiment à enrayer. Ils sont le terrain d’élection des arnaques en tout genre et des trafics les plus occultes. Enfin ils sont extrêmement vulnérables à des cyber-attaques.

Tout cela est bien connu, mais devrait être au centre d’un « programme de transition », tant ces « forces productives » peuvent être destructrices sous l’empire du capitalisme « informatique ». Mais elles auraient au moins le grand avantage, selon Jean-Luc Mélenchon, de rendre possibles, ou du moins de faciliter les mobilisations citoyennes et les actions collectives. Avec quels succès? On y reviendra.

 

La croissance exponentielle de la population mondiale. Pourquoi ?

 

Le fait est majeur : après une croissance lente, la progression de cette population s’est accélérée, au point que, comme le note Mélenchon, elle a doublé deux fois en l’espace des deux dernières générations. L’augmentation de la population est généralement expliquée par celle de la production, jusqu’au bond en avant du 20° siècle (une multiplication par 50). Cette explication est un peu courte. Il faut la rattacher à cette loi historique tendancielle que, plus les sociétés sont inégalitaires, plus elles favorisent l’accroissement de leur population, tout simplement parce les classes dominantes y cherchent à augmenter le nombre de travailleurs à exploiter. Dans les colonies d’Amérique, les enfants d’esclaves étaient une richesse, qui pouvait même être monnayable. Au 19° siècle le patronat était trop heureux de faire travailler les enfants dans ses usines, jusqu’à ce qu’il s’inquiétât de leur taux de mortalité. Aujourd’hui les pays dominés représentent un immense gisement de main d’œuvre, qu’on se garde bien de tarir, comme on pourrait le faire en aidant leurs populations a bénéficier de l’éducation et de la contraception qui limitent la fécondité, seule la mortalité due aux mauvaises conditions de vie freinant actuellement processus. Telle est la « loi de population » du capitalisme mondialisé. A quoi il faut ajouter que les pays pauvres ont, faute de systèmes de protection sociale, besoin de beaucoup d’enfants pour assurer les vieux jours de leurs aînés.

Si la courbe de la population mondiale tend à s’aplatir, c’est parce que, d’un côté, les pays riches voient leur population vieillir sous l’effet d’un l’individualisme qui fait éclater les familles larges, et que, de l’autre, une amélioration des conditions de vie dans quelques pays dits « émergents », la Chine en premier lieu, fait baisser la natalité, et que, enfin, une baisse de la fécondité s’observe partout du fait de l’omniprésence des perturbateurs endocriniens. Un programme progressiste devrait mettre en avant cette aide au développement, non seulement d’infrastructures économiques, mais encore de services publics, ces deux volets étant les seuls moyens de freiner les mouvements migratoires. Le programme de la France insoumise est incomplet sur ce point.

 

Quelle société urbanisée ?

 

Mélenchon consacre un long chapitre à la Ville, voyant dans l’urbanisation massive un phénomène marquant de l’époque. Ce chapitre historique est  excellent. On y voit comment le capitalisme l’a impulsée, comment les villes, longtemps construites autour de centres industriels, sont devenues des centres surtout financiers, comment elles ont donné lieu à toute une spéculation foncière, comment elles se sont ségrégées, chassant leurs populations ouvrières dans des périphéries puis déportant leurs classes moyennes dans des zones pavillonnaires, etc. Et Mélenchon de mettre en avant la revendication au droit au logement et la nécessité d’une planification pour réorganiser la Ville. Cela pose cependant un certain nombre de questions concernant plus généralement le rapport ville/ campagne et le rôle qu’ont joué les paysans dans les luttes sociales.

Dans le cours du 20° siècle les révolutions, socialistes ou non, se sont produites avec l’appui décisif des paysans en révolte contre les propriétaires fonciers, Or ces luttes sont toujours à l’ordre du jour dans tous les pays de la périphérie du système mondial, avec pour premier objectif des réformes agraires pour rendre la terre, accaparée par des latifundiaires et des firmes géantes, à leurs exploitants. Dans les mêmes pays les villes, devenues des métropoles géantes, ont vu s’opposer des centres-villes bourgeois à d’immenses bidonvilles, et, dans plusieurs de ces villes, des quartiers huppés à des quartiers voués à une sorte d’esclavage industriel. En fait la situation décrite par Mélenchon est plutôt celle des pays du Centre,

Dans ces pays ce qui reste de la paysannerie est voué en grande partie à une agriculture intensive très mécanisée, les petits paysans étant, eux, dominés par l’agro-business. De leur côté les petites villes meurent lentement, avec des services publics rabougris ou inexistants (c’est particulièrement le cas en France). Dès lors un programme de transformation devrait s’adresser aussi à ces couches sociales de petits paysans, qui connaissent une sorte de servage, et de petits artisans et commerçants laminés par les plates-formes, tout autant qu’à ceux des « quartiers » déshérités des métropoles. On l’a bien vu avec le mouvement des Gilets jaunes, le potentiel révolutionnaire y est énorme : ils ont mis, si l’on peut dire, le feu à la plaine. Et ce potentiel est accru par l’apparition des nouveaux paysans, ceux qui veulent pratiquer une agriculture écologique, et par les nouveaux ruraux, ceux qui fuient la grande ville, soutenus aussi par des édiles qui cherchent à revitaliser leurs petites villes. Tout cela Mélenchon le sait, mais ne paraît pas prioritaire dans son programme, au risque de laisser l’extrême droite profiter de la relégation de ces catégories sociales.

 

Diversité et limites des «révolutions » citoyennes

 

Essayons de résumer les thèses de Jean-Luc Mélenchon. 1°  « Le peuple est émergent des réseaux et de la ville » et « La ville est l’avenir de la révolution » 2° « Les réseaux étendent la lutte des classes à tous les aspects de la vie quotidienne » 3° Cette lutte oppose la « nouvelle oligarchie », maîtresse des réseaux, à tous ceux qui les utilisent, mais ne les possèdent, ni ne les contrôlent. On voit bien à quoi ces thèses s’opposent : à la conception marxiste classique de la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, et à l’idée que seul le prolétariat est révolutionnaire - une conception sur laquelle Marx est revenu à la fin de sa vie. Mélenchon considère que cette conception est caduque, le prolétariat étant laminé, même en y incluant les employés, par « le capitalisme en réseau ». « L’entreprise n’est pas le lieu exclusif et central ». La nouvelle alliance de classes opposerait alors l’immense majorité des citoyens à quelques poignées de grands investisseurs, souvent milliardaires, qui possèdent ou contrôlent, de près ou de loin, grâce à leurs moyens financiers, les réseaux matériels (ceux de l’eau, de l’électricité, des autres sources d’énergie, des ports, des routes et chemins de fer,) et les réseaux informationnels et communicationnels (les télécoms, l’internet et ses réseaux sociaux, les autres médias), sans oublier les réseaux par lesquels circule l’argent (les banques, les marchés financiers). 4° Mais cette immense majorité a appris à utiliser certains de ces réseaux névralgiques contre leurs    possesseurs et leurs mandataires. Elle se sert des smartphones et de leurs applications pour communiquer et organiser ces manifestations de masse dans de nombreux pays, dont Mélenchon dresse un inventaire, et dont celles des Gilets jaunes ont été les plus spectaculaires. Alors que les formes traditionnelles de l’action syndicale ne donnent que peu de résultats, on voit les acteurs les plus combattifs paralyser les réseaux plutôt que les entreprises.

Toute cette « phénoménologie des révolutions citoyennes » (c’est le terme que Mélenchon emploie lui-même) peine cependant à entièrement convaincre.

Si des manifestations de masse se sont effectivement produites dans de nombreux pays du  monde lors des dernières années, l’urbanisation y est très disparate. L’analyse de Mélenchon s’applique bien à des pays développés comme les Etats-Unis, la France, l’Espagne, et, à un moindre degré, la Grèce. Le tissu urbain y est dense, avec d’un côté des métropoles et de l’autre de petites villes, entourées d’espaces agricoles qui se sont restreints, avec une prédominance de l’agriculture intensive. Alors il est bien vrai que les grandes villes ne sont plus l’espace par excellence des révolutions. Nous ne sommes plus dans le Paris de 1789, avec ses quartiers révoltés et ses sans-culottes, ni dans le Lyon de 1930, avec ses artisans en lutte contre les marchands, ni dans le contexte de la Commune de Paris (et des autres Communes), quand les villes étaient noyées dans un vaste monde paysan. Nous ne sommes pas non plus dans la période d’après guerre, l’industrie et les grands centres commerciaux ayant migré à l’extérieur des grandes villes, Dans ces pays du Nord les révoltes sont effectivement souvent parties, de manière spontanée, des petites villes reléguées, avec des services publics à l’abandon, pour gagner la capitale, ce lieu où se concentre le pouvoir d’Etat.

Mais, dans les pays de la périphérie du système mondial, où le monde paysan reste dominant, elles ont souvent démarré dans les campagnes, Mélenchon lui-même soulignant l’importance des luttes agraires, avec une paysannerie surexploitée par des latifundiaires ou de grandes firmes capitalistes. Elles ont trouvé des relais moins dans les petites villes que dans les conurbations urbaines des grandes villes. Ainsi dans des pays du Maghreb, en Egypte, en Amérique latine, sans parler de l’Afrique sub-saharienne. Le seul point commun avec les insurrections dans les pays du Centre est qu’elles ont effectivement pris appui sur les réseaux informationnels qui étaient à leur portée. Les « révolutions citoyennes » ont donc été de nature très différente et on ne peut généraliser.

En second lieu il faut bien admettre que ces révolutions ont toutes échoué, une fois dépassée la « phase destituante », à réussir leur « phase instituante » (pour parler comme Mélenchon), consistant à changer de fond en comble la Constitution, à l’exception de la Bolivie et de l’Equateur, où la réaction a rapidement repris le pouvoir, et du Venezuela, où le pouvoir révolutionnaire l’a gardé, malgré les coups de boutoir du camp occidental, mais à un coût élevé. En France, on le sait, le mouvement des Gilets jaunes a été sévèrement réprimé, et les luttes qui ont suivi, telle que l’immense mobilisation contre la réforme des retraites, n’ont pas fait vaciller le pouvoir de l’oligarchie. Au Chili, qui fut le laboratoire sanglant du néo-libéralisme, la droite a fait rejeter la nouvelle Constitution. Alors il faut bien expliquer le pourquoi de ces échecs.

Dans les pays du Centre ils ne sont pas surprenants, car le capitalisme, pas seulement numérique, mais toujours hautement financiarisé, y est tentaculaire. Dans les pays de la périphérie il l’est moins, mais il dispose de tous les relais d’une bourgeoisie comprador. Dans les deux cas, il semble bien qu’il ait manqué à ces mouvements insurrectionnels la charpente de partis fortement organisés, avec de nombreux relais dans la population comme dans l’appareil d’Etat (police et armée comprises), dotés d’un programme transformateur à la fois clair, précis et réaliste, c’est-à-dire adapté aux conditions locales.

 

Le problème de l’organisation

 

S’agissant donc des partis, ils sont nécessaires pour qu’il y ait une unité d’action et une discipline. Dans les partis communistes on appelle cela le « centralisme démocratique ». Le problème, dans cette formulation tant vilipendée, n’est pas le centralisme, car quoi de plus centraliste que les partis dits libéraux, avec leur cooptation des cadres subalternes par le sommet, leur entre-soi, leurs rivalités narcissiques et leurs intrigues, sans parler de leur mode de financement ? Le problème des partis révolutionnaires est celui de leur démocratie interne et de leurs rapports avec les « masses ».

La France insoumise a voulu transformer la forme traditionnelle du parti en celle d’un « mouvement », en constante évolution, ceci afin d’éviter les luttes stériles des « tendances » ou « courants », qui fonctionnaient comme des partis à l’intérieur du parti (socialiste en l’occurrence). On peut le comprendre, mais le résultat est finalement plus centraliste que démocratique, car les « groupes d’action », censés être des assemblées citoyennes, ont peu d’action sur le sommet de l’appareil, malgré diverses dispositions. La question ici n’est pas celle d’un fort leadership (il n’y a pas eu de grand parti révolutionnaire sans une puissante personnalité pour l’incarner, de Lénine à Jaurès, de Mao à Nelson Mandela, pour ne citer que ces exemples), mais celle d’une perfusion des propositions par la base et d’une liaison constante avec les mouvements sociaux. Or les militants de base le sont plus par bonne volonté que par adhésion réfléchie (il n’est même pas besoin de verser une cotisation) et les échanges se font plus via les réseaux  sociaux qu’à travers un véritable débat collectif.

Il ne faut pas se faire d’illusion : on ne peut en aucun cas défaire les forces coalisées du capital, avec tous leurs relais, sans une puissante organisation, fortement structurée. Venons-en au programme de la France insoumise.

 

Quelles ruptures avec le capitalisme ?

 

La dénonciation de la logique et des méfaits du capitalisme parcourt tout le livre de Mélenchon et est au cœur du programme de la France insoumise, marquant une rupture avec ceux d’une social-démocratie devenue une version atténuée du néo-libéralisme, et en perte de vitesse partout. Dans le programme très détaillé (ce qui fait sa qualité) de la France insoumise, concentrons-nous donc sur les chapitres économiques et sur les principales mesures.

Pour une part ce programme se présente comme une régulation forte du capitalisme. Il s’agit d’abord de « mettre au pas la finance », par diverses mesures bien ciblées, telles qu’interdire la plupart des LBO et des produits dérivés, séparer les banques d’affaires et les banques de détail. Mais le programme va plus loin, quand il détaille des mesures visant à limiter le pouvoir des actionnaires, telles que la modulation de leurs droits de vote en fonction de leur durée de détention, la limitation des dividendes (qui ne doivent pas être supérieurs aux bénéfices), et la représentation des salariés pour au moins un tiers des sièges dans les Conseils d’administration.

Les premières mesures avaient déjà été proposées depuis longtemps par des économistes partisans du capitalisme, mais critiques de son fonctionnement actionnarial (par exemple un Jean-Luc Gréau). Les autres sont proches d’économistes situés à gauche, défendant une cogestion à l’allemande (Piketty) ou une véritable cogestion (François Morin). Sans entrer ici dans une discussion, on peut dire que toutes ces mesures sont bienvenues, si l’on admet que, pour diverses raisons, on ne pourra pas se débarrasser du capitalisme avant longtemps. Visant à définanciariser l’économie et à revenir au capitalisme managérial, elles rendraient possible un nouveau compromis social, notamment en y renforçant juridiquement le pouvoir des salariés.

Le problème est qu’elles sont totalement irrecevables par les actionnaires d’aujourd’hui, qui ne sont plus de petits détenteurs de capitaux, mais de colossaux fonds d’investissement. S’ils considèrent que les rendements à venir, de préférence à 2 chiffres, ne sont plus suffisants dans la nouvelle donne, ils seront non seulement vent debout, mais encore menaceront d’aller investir ailleurs, sous des cieux plus cléments. C’est bien là l’antienne de nos gouvernants actuels, que de dire que ce sera une catastrophe pour le pays, qui cesserait d’être attractif dans un monde ouvert et qu’il faut au contraire tout faire, à commencer par des allégements d’impôts, pour les y faire venir afin d’y créer de l’activité et des emplois. Le programme de la France insoumise a prévu une parade, au-delà de la taxation de transactions financières, recommandée même par l’OCDE, et de la lutte contre l’évasion fiscale : le contrôle des capitaux. Mais, et l’on va reviendra, il est interdit par l’Union européenne, à quelques exceptions près.

Le programme annonce ensuite une deuxième rupture d’ampleur avec le capitalisme : le retour dans le giron de l’Etat des infrastructures, des services publics, des fleurons industriels et des industries de souveraineté  qui ont été en partie ou totalement privatisés. Il prévoit aussi de « socialiser » des banques généralistes – sans préciser lesquelles. A quoi s’ajoute une mesure originale : la création d’une caisse de péréquation interentreprises pour mutualiser la contribution sociale entre petites et grandes entreprises. Le tout est couronné par une planification écologique, inscrite dans des lois-cadres, appuyée sur des organismes publics (par exemples des régies de l’eau), et sur de puissants financements publics.

 

Commentaire sur la finalité du programme

 

Le programme de la France insoumise est, sur le plan économique stricto sensu (en laissant de côté toutes les mesures sociales et fiscales) un « programme de transition ». Mais transition vers quoi, vers quelle alternative à l’économie libérale ? Cette alternative est définie en termes très généraux (délibération collective versus autoritarisme individuel, travail émancipateur versus travail imposé, production utile versus production aveugle » Cf. p.100). A aucun moment Mélenchon ni le programme ne font référence à une alternative socialiste. On peut se demander pourquoi, car le programme ressemble quelque peu à ce qu’on pourrait appeler un socialisme avec marché – plutôt qu’un socialisme de marché, laissant jouer très largement ces mécanismes de marché mainte fois critiqués dans le livre.

Par certains côtés il présente des analogies avec le « socialisme à la chinoise » : vaste secteur public dans tous les secteurs stratégiques (infrastructures, services publics, biens communs tels que l’eau et les forêts, entreprises publiques dans les industries de base, les industries de souveraineté, dans le secteur bancaire avec la création d’un pôle public de financement),   et contrôle des entreprises capitalistes par des mesures réglementaires. On ne poussera pas ici la comparaison plus loin. Si le terme de socialisme est écarté par Mélenchon, c’est sans doute pour éviter qu’il ne prête à confusion, d’une part avec le socialisme à la soviétique, d’autre part avec l’escroquerie théorique que représentait son emploi par le Parti socialiste français. Quant à l’exemple chinois, il semble bien que, si Mélenchon en parle si peu, sauf à saluer ses brillantes réussites et sa montée en puissance géopolitique (p. 269), ce soit parce qu’il le connaisse mal. On pourrait penser aussi à une prudence dans le discours, tant la Chine est diabolisée dans le discours politique et dans les médias français, mais Mélenchon n’est pas homme à se laisser intimider par eux ni louvoyer. L’hypothèse qui paraît la plus probable est que le système politique chinois est contraire à toute sa culture politique.

Il reste que le fait de ne pas nommer le système alternatif au capitalisme laisse un grand blanc dans le discours, ce qui n’est pas très mobilisateur. Il aurait pu parler par exemple d’un « socialisme coopératif », d’autant que le programme fait aussi une place à « la généralisation de l’économie sociale et solidaire », laquelle y est cependant réduite à la portion congrue.

 

Un obstacle majeur : l’Union européenne

 

Le programme de la France insoumise est incompatible avec ses règles, et plus encore avec celles de la zone euro, cela est dit en toutes lettres. En 2022 il défendait une double rupture : la renégociation des Traités, en cherchant à y associer d’autres pays, et, sinon, la « désobéissance », en appliquant en toute hypothèse les mesures du programme. C’est là ce que ne pouvaient accepter en fait les partenaires de la NUPES, tous plus ou moins europhiles et qui devait entrainer sa dislocation.

Une question particulièrement clivante était celle de la monnaie unique. Changer son statut était irrecevable pour d’autres pays, l’Allemagne en premier lieu. Revenir aux monnaies nationales consistait à mettre à bas tout l’édifice. Aussi la question est-elle restée en suspens, sans doute dans l’idée que les opinions n’étaient pas mûres, ni dans les autres pays de la zone euro, ni même en France, où même la plupart des souverainistes y avaient renoncé. Il y aurait cependant eu une porte de sortie, défendue par plusieurs économistes : le remplacement de cette monnaie unique par une monnaie commune, à laquelle les monnaies nationales auraient été rattachées selon un système de parités ajustables en fonction de divers paramètres, ce qui aurait réduit les déséquilibres entre les pays de la zone. Etrangement le programme n’en fait pas mention.

En tous cas, on se trouve ici devant une sorte de « trou noir » pour une politique de transformation. Mais ce n’est pas tout : comment y parvenir en jouant le jeu de la démocratie libérale ?

 

L’autre obstacle : la démocratie libérale

 

C’est peu de dire que cette démocratie libérale est à bout de souffle. Dans tous les pays occidentaux elle est tellement biaisée qu’elle est devenue caricaturale, et ce quel que soit le régime politique. L’exemple des Etats-Unis est sans doute  le plus flagrant, mais dans l’Union européenne ce n’est guère mieux. Quand les électeurs ne s’abstiennent pas massivement, ils votent par préjugé, par affect ou au petit bonheur la chance, si bien que les majorités sont fluctuantes, que la déception est souvent au rendez-vous et que les partis les plus démagogiques y raflent de plus en plus la mise.

La question de la démocratie n’est pas traitée directement dans le livre de Mélenchon, consacré surtout à la dénonciation du libéralisme et aux révolutions citoyennes. Ce qui est un peu surprenant, vu son importance. Il faut donc se référer au programme L’avenir en commun, qui propose, pour la France, un retour à un régime parlementaire moralisé et amélioré, les principales mesures novatrices étant, afin de lutter contre l’abstention, le vote obligatoire et un seuil de votes exprimés pour valider une élection, ensuite l’installation d’un referendum d’initiative populaire pour révoquer des élus, proposer ou abroger une loi et modifier la Constitution, et enfin la présentation systématique à l’Assemblée nationale de propositions émises par des conventions citoyennes. Toutes ces propositions sont évidemment bienvenues, mais restent dans le cadre d’une démocratie représentative classique, où l’on vote tous les 4,5 ou 6 ans pour des députés, qui ont finalement carte blanche. Les campagnes électorales tournent essentiellement autour du choix de ces représentants, et ces derniers consacrent énormément d’énergie et de temps aux joutes parlementaires. En vieux routier de la politique parlementaire Mélenchon ne voit pas les choses autrement.

Or dans cette démocratie libérale la gauche dite « radicale » n’a jamais pu et ne pouvait pas s’imposer, non seulement parce qu’elle avait toutes les forces pro-capitalistes contre elle ou parce qu’elle aurait fait des erreurs de stratégie, mais parce qu’elle se trouvait devant un électorat inerte ou désabusé. 1l est frappant qu’elle n’ait que peu trouvé l’oreille de ces vastes mouvements contestataires que Mélenchon a nommé révolutions citoyennes.

 C’est ici que nous retrouvons les effets abêtissants du capitalisme numérique et les effets désocialisants des réseaux sociaux. Mélenchon a cru qu’un discours bien argumenté pouvait convaincre des citoyens désorientés et dégoûtés de la politique, et a fait, avec un grand talent, de remarquables efforts de pédagogie, mais il n’a convaincu durablement que ceux qui pouvaient suivre ses raisonnements, parce qu’ils disposaient d’un temps de réflexion et d’informations pertinentes - c’est-à-dire des autodidactes, de vieux militants et quelques poignées de ces diplômés, baptisés par Emmanuel Todd « crétins éduqués », qui se posaient des questions, ou étaient pour le moins curieux, car ils n’avaient pas l’habitude d’entendre autre chose que la novlangue de leurs maîtres et d’hommes politiques dont le niveau intellectuel avait dramatiquement baissé. Ainsi lors de conférences données devant quelques auditoires de grandes écoles. Mélenchon a cru, avec ses jeunes recrues instruites, que les réseaux sociaux lui offraient cette audience que les autres médias lui refusaient ou ne lui accordaient qu’en le maltraitant, encouragé qu’il était par le nombre de ses abonnés. Effectivement cela lui a permis, ainsi qu’à la France insoumise, de réaliser des percées, mais dans le cadre de campagnes présidentielles qui mobilisent relativement les électeurs. Chaque fois cependant le souffle, en fait tout relatif (au mieux la conquête de 16% des électeurs, compte tenu du nombre des abstentionnistes), est retombé. Et, dans les autres pays, la gauche radicale a fait encore moins bien (En Espagne avec Podemos, en Allemagne avec Die Linke, en Grande Bretagne avec Jeremy Corbin, aux Etats-Unis avec Bernie Sanders, sans parler de la Grèce avec Syriza).

Le capitalisme financiarisé a tellement imprégné les élites et le capitalisme numérique a tellement colonisé la vie quotidienne que tous ces esprits formatés, y compris parmi des classes laborieuses paupérisées, qu’un discours de rupture était le plus souvent inintelligible. Alors peut-on en tirer quelques conclusions ?

 

Que conclure ?

 

Comment dépasser cette sorte de plafond de verre auquel se heurte la gauche de transformation ? Sans doute la première tâche est-elle celle d’instruire les citoyens, à commencer par les militants, car les autres personnes n’ont pas beaucoup de temps, et donc de cerveau disponible. Mélenchon l’a compris en créant son Institut La Boétie, destiné à former des cadres compétents et expérimentés. c'est-à-dire tout le contraire de ces conseillers de faible niveau qui entourent les ministres issus des écuries de la droite (on n’ose a peine parler ici de « partis »). Il existe, au-delà de quelques associations critiques, comme Attac, un grand nombre de chercheurs, au CNRS notamment, qui, de façon quasi clandestine et en passant à travers la moulinette des « appels à projet », produisent des études de qualité. Mais rien ne remplace les avis et projets venus du « terrain ». Pour qui consulte les 20.000 cahiers de doléances remplis par quelque 2 millions de Français au début de l’année 2019, après la crise des Gilets jaunes, et laissés dormir dans les archives, mais aussi toutes les contributions au Vrai débat lancé par des opposants, il s’aperçoit que c’est une vraie mine d’informations et de propositions, parfois des plus précises et des plus techniques. Cela donne une idée de ce peut être une intelligence collective.

Mas encore faut-il, pour faire un véritable travail d’instruction, des structures d’accueil. Autrefois, des partis de gauche, surtout le Parti communiste, avaient des écoles de formation pour leurs militants, et aussi de vastes réseaux d’associations affiliées pour y diffuser des idées et même y prôner un mode de vie alternatif. Mais c’étaient des partis organisés, structurés, disposant de leurs propres centres de réflexion et de recherche. On ne peut pas en dire autant de la France insoumise, vu son mode organisationnel.

Vient ensuite la question du programme. Articulé autour de grands principes, remarquable dans la critique de l’existant, fouillé dans le détail, le programme de la France insoumise, on l’a dit, manque d’un horizon clair. Il est vrai que ce n’est pas aussi facile qu’à l’époque où il existait des modèles de société, fussent-ils trompeurs (non seulement le modèle soviétique, mais aussi un vrai modèle social-démocrate, qui s’incarnait dans des pays comme la Suède ou l’Autriche). « Eco-socialisme » pourrait être un drapeau, ou, comme suggéré précédemment, «Socialisme coopératif ».

La question des réseaux sociaux devrait être mise au premier plan. On a vu les travers et les méfaits de ce que Mélenchon nomme la « principale et parfois unique agora contemporaine (p. 25). Il est stupéfiant que ce soit Macron qui ait envisagé de réguler l’usage des écrans chez les jeunes, et que le programme n’ait pas dit un mot sur la « fabrication du crétin numérique », pour reprendre le titre d’un ouvrage très documenté en la matière. C’est aussi une mesure très étrange que de vouloir créer un centre national du jeu vidéo, quand on sait le pouvoir addictif de ces jeux.

La question de la maîtrise des télécom et de l’internet appellerait des mesures bien plus drastiques, face à la puissance du capitalisme numérique, que celles prévues dans le programme, puisqu’il s’agit de véritables biens publics. Les opérateurs des télécom devraient devenir des entreprises publiques, avec sans doute une certaine concurrence, mais limitée. Quant aux entreprises de l’internet, notamment les mastodontes étasuniens que l’on sait, elles sont sans aucun doute le nerf de la guerre. Aussi est-il tout à fait insuffisant de se limiter, comme le fait le programme, à promouvoir des logiciels libres et un hébergement en France des serveurs. Bien sûr, créer des entreprises françaises de la taille voulue pour fournir les mêmes services (mais pas les mêmes sévices) en particulier en matière d’IA (ici encore sans les mêmes dérives) demanderait des investissements si colossaux qu’ils seraient hors de portée du pays. C’est là un domaine où des coopérations renforcées avec quelques pays européens seraient bienvenues. Et, si l’on n’a pas les moyens de nationaliser ou d’européaniser de telles entreprises, au moins pourrait-on contrôler les entreprises privées existantes par une réglementation bien plus drastique (comme fait la Chine) que celle que l’Union européenne essaie péniblement de mettre en place, et, dans certains cas, par des prises de participations publiques. Même chose pour les plateformes commerciales, dont on connaît la profusion, l’opacité et les abus, un domaine où une poignée d’entreprises publiques, moins gourmandes en investissements, rendrait les services les plus courants de manière fiable.

Dans tous les domaines considérés c’est l’obstacle de l’Union européenne  qui est le plus dirimant. Il faut être clair. Toute politique transformatrice y est impossible, sauf à la changer de fond en comble. Le risque politique est évidemment, dans les conditions actuelles  - tant que son éclatement prévisible ne se sera par produit, de façon qui pourrait être cahotique – est d’y perdre des électeurs. et, pour la France insoumise de se trouver marginalisée. Sans doute, mais il faudrait avoir le courage et la volonté de miser sur le long terme.

Enfin la question du paradigme démocratique reste la clef de tout. Pour le dire rapidement, la démocratie représentative sera toujours, comme elle l’a toujours été, un jeu de dupes. Et ce n’est pas le retour à une démocratie parlementaire, même améliorée, qui y changera grand-chose. L’alternative réside fondamentalement dans une démocratie participative continue, à travers des assemblées primaires citoyennes qui se réunissent régulièrement, et pas seulement la veille des élections, dans des mairies ou des arrondissements. C’est ce que la Convention avait initié pendant la Révolution française, très imparfaitement dans les conditions de l’époque, et inscrit en détail dans la Constitution de 1993, qui ne put être appliquée. C’est aussi ce que propose un constitutionnaliste (Dominique Rousseau). Et cela va bien au-delà des timides essais de démocratie participative qui ont été tentés dans des communes ou à une échelle un peu plus large avec les budgets participatifs. Mais ces assemblées primaires n’ont de portée que si elles débouchent sur des mandats, sinon impératifs, du moins incitatifs, tant sur les questions locales que sur les questions nationales, et sur une révocabilité des élus qui s’en seraient écartés sans s’en expliquer.

La France insoumise ne propose, dans son programme, pour « permettre l’intervention populaire », que le referendum d’initiative populaire. Le referendum, qui existe dans une soixantaine d’Etats, est traditionnellement considéré comme le contrepoids de la démocratie représentative,  qui permettrait au peuple de faire entendre directement sa voix, en proposant ou en révoquant une loi édictée par le Parlement. L’expérience montre que, même dans le meilleur des cas, comme en Suisse, il ne fait que traduire des mouvements d’opinion, et peut être utilisé de façon purement démagogique (c’est pourquoi l’extrême droite le défend volontiers). On admettra volontiers qu’il s’impose quand il s’agit de changer de Constitution ou de ratifier un traité international  qui la modifie substantiellement (ce fut le cas du Traité constitutionnel européen en 2005). Encore faut-il qu’il soit alors précédé d’un débat qui ne soit pas truqué. Mais dans les autres cas (sur des sujets tels que l’immigration ou la peine de mort) il peut ne refléter que des préjugés. Des assemblées primaires permettent au contraire un vrai débat, et de manière suivie. On a évoqué plus haut la richesse des propositions dans les débats qui ont suivi la crise des Gilets jaunes. Et ces débats seront encore plus alimentés et centrés, s’ils sont préparés par des Conventions citoyennes, une proposition qui est reprise par la France insoumise, mais seulement dans un cadre parlementaire (présentation systématique au bureau de l’Assemblée des propositions qui en seront issues). On n’ira pas plus loin dans cette esquisse (les scrutins doivent-ils être directs ou indirects, avec délégation de pouvoirs à plusieurs niveaux ? Une Chambre consultative et délibérative, qui ne serait pas une Assemblée de notables, ne devrait-elle pas être élue aussi pour seconder le Parlement ?), mais la démocratie changerait complètement de nature.

Bien sûr on ne voit pas la France insoumise organiser de telles assemblées primaires, qui seraient immédiatement accusées d’être partisanes, mais elle pourrait en lancer l’idée, voire la tester ici ou là en prenant soin de rester en retrait. Elle ferait ensuite son chemin. Car les Français ne sont pas devenus indifférents à la politique, mais à ce qu’elle est devenue. Et le paradoxe est qu’ils sont très majoritairement favorables aux grandes lignes du programme l’Avenir en commun, mais manifestement l’ignorent, faute de lieux et de temps dédiés à en connaître et en débattre, et où se prononcer.

 

 

Quelques remarques sur le livre de Jean-Luc Mélenchon

 Faites mieux. Vers la révolution citoyenne

et sur le programme de la France insoumise

 

 

 

Cette somme est, selon son auteur, son livre le plus important, l’essentiel de son message théorique et politique, adressé plus particulièrement aux jeunes générations. Mais c’est aussi, disons-le, un grand livre, par la richesse de ses analyses et de ses propositions. Mélenchon y fait preuve, une fois de plus, de la rigueur de sa pensée, de son immense culture, de la précision de sa documentation et de son talent pédagogique, sans oublier l’élégance de son style. C’est donc un livre qu’il faut absolument lire. Même un lecteur averti a beaucoup à y apprendre. Et il y trouvera une impressionnante matière à réflexion. Notre propos, ici, se limitera à quelques remarques sur les points de ce livre qui peuvent faire problème, sans y mettre un ordre précis, et sur le programme de la France insoumise, dont il est l’inspirateur.

 

Noosphère et sphère du « divertissement »

 

Mélenchon soutient, non sans un certain enthousiasme, que l’humanité est entrée dans un âge où la connaissance est devenue accessible à tous grâce aux  plates-formes numériques, qui permettent une prodigieuse diffusion de connaissances, alors qu’elles étaient réservées jusque là à des élites ou à de petites communautés. Et, en un sens, c’est incontestable. Tout le savoir du monde est à portée de clic, là où il fallait avant consulter des encyclopédies et aller dans des bibliothèques, et, pour les curieux ou pour les chercheurs, cela a changé la donne. Mais, déjà ici, il faut mettre des bémols. Comment savoir si la source est fiable, comment dénicher l’article de qualité ou la thèse de doctorat fouillée dans l’océan des occurrences, dont les plus pertinentes sont noyées par le calcul statistique des algorithmes. Il y faut un esprit averti, beaucoup de patience, souvent le paiement de quelque argent (destiné à faire vivre des revues qu’aucun argent public n’aide à financer), et cliquer sur « continuer sans accepter », une mention rarissime sur les sites, car les cookies vous guettent, fournisseurs de données, qui seront vendues, via des brokers, à des sites marchands, fût-ce ceux de libraires ou d’éditeurs. A ceux qui vantent « l’open source », il faut rappeler qu’on y trouve des codes informatiques à la disposition de tous, mais aussi le n’importe quoi. Alors, bien sûr, Mélenchon cite Wikipedia, avec ses règles et son « jugement par les pairs ». Admirable encyclopédie universelle certes, faite par des bénévoles et financée par des dons. Mais c’est une exception.

Nous parlons ici des connaissances. Mais c’est bien pire dans le cas des informations ou des avis des internautes. Nous sommes entrés dans l’âge des fake news, des interminables commentaires où chacun se croit autorisé à dire tout ce qui lui passe par la tête, ce qu’il n’oserait pas faire en public ni même en son nom propre, au nom de la sacro-sainte liberté d’expression. Et  on ne fera pas injure à Mélenchon en lui rappelant que les pires pervers ou  propagandistes trouvent sur la Toile de quoi racoler ou se faire entendre, ouvertement ou de façon à peine dissimulée, les petites mains des « modérateurs » et celles d’officiers publics ne pouvant guère endiguer cette marée. Car, derrière tout cela, il y a les profits colossaux d’oligopoles privés. On y reviendra.

Mais, et peut-être surtout, on le sait bien, tout cet archipel de l’internet et de ses réseaux sociaux, n’est qu’un ilot perdu dans l’immense continent du « divertissement » - au sens pascalien. Et ici la société marchande bat son plein, via une déferlante de publicité, qui a vraiment très peu à voir avec de  l’information sur les produits ou services. C’est Mélenchon lui-même qui le note : « Aujourd’hui, si le marché de la pub était un pays, il se classerait au huitième rang mondial devant le budget du Canada, du Brésil, de l’Inde ou encore de l’Australie. En France, pour les entreprises privées, c’est un montant supérieur à celui des recherches-développement. A ce prix, les Français sont exposés à plus de 15.000 stimuli commerciaux par personne et par jour » (p. 100). Et combien de bullshit jobs pour les produire ! Ce capitalisme de la séduction est un immense gaspillage de travail, d’énergie et de moyens de production, car, pour l’essentiel, tout ce produit du marketing est bien plus imaginaire que celui du bonimenteur d’autrefois. Et le pire est qu’il fait des consommateurs des esprits « envoutés », comme le dit si bien Mélenchon, par des artifices, et les transforme précisément en consuméristes, fascinés par les si bien nommés « influenceurs », devenus le modèle à suivre pour toute une jeunesse avide de se montrer et de gagner de l’argent. Enfin il faut noter que ce travail de l’illusion est l’apanage des pays les plus développés, le travail véritablement productif se trouvant déporté dans la périphérie du système mondial.

Alors la noosphère fait pâle figure devant ce déferlement de tromperie, de magie et de narcissisme. Mais que faire ? Quelle politique pour y trouver remède et salut ? Ce sera l’une des questions posées à un « programme de transition ». On y reviendra.

 

Les réseaux socialisent et désocialisent

 

Mélenchon met les réseaux au cœur des sociétés contemporaines, avec tous les bouleversements qu’ils entraînent dans leur espace-temps.

Une première remarque d’abord. D’un point de vue matérialiste, qui est le sien, ces infrastructures de transport et de communication doivent bien être produites, ce qui suppose toute une industrie en amont. Si l’on veut y voir un saut qualitatif dans les « forces productives », il faut l’inscrire dans la longue histoire des moyens de travail, qui, depuis le premier silex taillé, a créé les bases du développement et rendu possibles les flux. L’électricité n’aurait servi à rien si l’industrie n’avait pas produit des ampoules, des lampes et des moteurs électriques, le pétrole et le gaz non plus sans tous les moyens qui permettent de les extraire, de les acheminer et de les utiliser, les transports seraient impossibles sans la production de chemins, routes, voies ferrées, avions, pour ne citer que ces exemples.

Deuxième remarque. Les réseaux servent effectivement de supports physiques à cette deuxième source de productivité du travail humain qui est ce que Marx appelle la « coopération », autrement dit les diverses formes de l’organisation du travail, ainsi qu’à de nombreuses activités de temps libre. Ils socialisent donc. Et le grand bond en avant de l’époque contemporaine, ce sont effectivement les réseaux informatiques, avec leurs infrastructures matérielles : ils élargissent prodigieusement les espaces de communication et rétrécissent aussi prodigieusement leur temps. Tout cela Mélenchon le montre de manière saisissante, avec des exemples qu’il donne : les Africains ont pu sauter l’étape du téléphone, avec sa lourde infrastructure, en accédant à l’usage du smartphone satellitaire, la finance de son côté opère à la milli-seconde. Mais, si les réseaux  rapprochent les hommes, ils peuvent être aussi profondément désocialisants, particulièrement les réseaux informatiques. Ils enferment les individus dans une bulle virtuelle, ils déstructurent les relations humaines en mécanisant et en appauvrissant les contacts (cf. les robots répondeurs, les services digitaux, le télétravail etc.), ils tendent à confiner les esprits dans les routines que leurs algorithmes ont décelées, ils entraînent des comportements moutonniers, etc. En outre ils rendent possible un gigantesque vol de données par leurs propriétaires, que les réglementations actuelles ne cherchent pas vraiment à enrayer. Ils sont le terrain d’élection des arnaques en tout genre et des trafics les plus occultes. Enfin ils sont extrêmement vulnérables à des cyber-attaques.

Tout cela est bien connu, mais devrait être au centre d’un « programme de transition », tant ces « forces productives » peuvent être destructrices sous l’empire du capitalisme « informatique ». Mais elles auraient au moins le grand avantage, selon Jean-Luc Mélenchon, de rendre possibles, ou du moins de faciliter les mobilisations citoyennes et les actions collectives. Avec quels succès? On y reviendra.

 

La croissance exponentielle de la population mondiale. Pourquoi ?

 

Le fait est majeur : après une croissance lente, la progression de cette population s’est accélérée, au point que, comme le note Mélenchon, elle a doublé deux fois en l’espace des deux dernières générations. L’augmentation de la population est généralement expliquée par celle de la production, jusqu’au bond en avant du 20° siècle (une multiplication par 50). Cette explication est un peu courte. Il faut la rattacher à cette loi historique tendancielle que, plus les sociétés sont inégalitaires, plus elles favorisent l’accroissement de leur population, tout simplement parce les classes dominantes y cherchent à augmenter le nombre de travailleurs à exploiter. Dans les colonies d’Amérique, les enfants d’esclaves étaient une richesse, qui pouvait même être monnayable. Au 19° siècle le patronat était trop heureux de faire travailler les enfants dans ses usines, jusqu’à ce qu’il s’inquiétât de leur taux de mortalité. Aujourd’hui les pays dominés représentent un immense gisement de main d’œuvre, qu’on se garde bien de tarir, comme on pourrait le faire en aidant leurs populations a bénéficier de l’éducation et de la contraception qui limitent la fécondité, seule la mortalité due aux mauvaises conditions de vie freinant actuellement processus. Telle est la « loi de population » du capitalisme mondialisé. A quoi il faut ajouter que les pays pauvres ont, faute de systèmes de protection sociale, besoin de beaucoup d’enfants pour assurer les vieux jours de leurs aînés.

Si la courbe de la population mondiale tend à s’aplatir, c’est parce que, d’un côté, les pays riches voient leur population vieillir sous l’effet d’un l’individualisme qui fait éclater les familles larges, et que, de l’autre, une amélioration des conditions de vie dans quelques pays dits « émergents », la Chine en premier lieu, fait baisser la natalité, et que, enfin, une baisse de la fécondité s’observe partout du fait de l’omniprésence des perturbateurs endocriniens. Un programme progressiste devrait mettre en avant cette aide au développement, non seulement d’infrastructures économiques, mais encore de services publics, ces deux volets étant les seuls moyens de freiner les mouvements migratoires. Le programme de la France insoumise est incomplet sur ce point.

 

Quelle société urbanisée ?

 

Mélenchon consacre un long chapitre à la Ville, voyant dans l’urbanisation massive un phénomène marquant de l’époque. Ce chapitre historique est  excellent. On y voit comment le capitalisme l’a impulsée, comment les villes, longtemps construites autour de centres industriels, sont devenues des centres surtout financiers, comment elles ont donné lieu à toute une spéculation foncière, comment elles se sont ségrégées, chassant leurs populations ouvrières dans des périphéries puis déportant leurs classes moyennes dans des zones pavillonnaires, etc. Et Mélenchon de mettre en avant la revendication au droit au logement et la nécessité d’une planification pour réorganiser la Ville. Cela pose cependant un certain nombre de questions concernant plus généralement le rapport ville/ campagne et le rôle qu’ont joué les paysans dans les luttes sociales.

Dans le cours du 20° siècle les révolutions, socialistes ou non, se sont produites avec l’appui décisif des paysans en révolte contre les propriétaires fonciers, Or ces luttes sont toujours à l’ordre du jour dans tous les pays de la périphérie du système mondial, avec pour premier objectif des réformes agraires pour rendre la terre, accaparée par des latifundiaires et des firmes géantes, à leurs exploitants. Dans les mêmes pays les villes, devenues des métropoles géantes, ont vu s’opposer des centres-villes bourgeois à d’immenses bidonvilles, et, dans plusieurs de ces villes, des quartiers huppés à des quartiers voués à une sorte d’esclavage industriel. En fait la situation décrite par Mélenchon est plutôt celle des pays du Centre,

Dans ces pays ce qui reste de la paysannerie est voué en grande partie à une agriculture intensive très mécanisée, les petits paysans étant, eux, dominés par l’agro-business. De leur côté les petites villes meurent lentement, avec des services publics rabougris ou inexistants (c’est particulièrement le cas en France). Dès lors un programme de transformation devrait s’adresser aussi à ces couches sociales de petits paysans, qui connaissent une sorte de servage, et de petits artisans et commerçants laminés par les plates-formes, tout autant qu’à ceux des « quartiers » déshérités des métropoles. On l’a bien vu avec le mouvement des Gilets jaunes, le potentiel révolutionnaire y est énorme : ils ont mis, si l’on peut dire, le feu à la plaine. Et ce potentiel est accru par l’apparition des nouveaux paysans, ceux qui veulent pratiquer une agriculture écologique, et par les nouveaux ruraux, ceux qui fuient la grande ville, soutenus aussi par des édiles qui cherchent à revitaliser leurs petites villes. Tout cela Mélenchon le sait, mais ne paraît pas prioritaire dans son programme, au risque de laisser l’extrême droite profiter de la relégation de ces catégories sociales.

 

Diversité et limites des «révolutions » citoyennes

 

Essayons de résumer les thèses de Jean-Luc Mélenchon. 1°  « Le peuple est émergent des réseaux et de la ville » et « La ville est l’avenir de la révolution » 2° « Les réseaux étendent la lutte des classes à tous les aspects de la vie quotidienne » 3° Cette lutte oppose la « nouvelle oligarchie », maîtresse des réseaux, à tous ceux qui les utilisent, mais ne les possèdent, ni ne les contrôlent. On voit bien à quoi ces thèses s’opposent : à la conception marxiste classique de la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, et à l’idée que seul le prolétariat est révolutionnaire - une conception sur laquelle Marx est revenu à la fin de sa vie. Mélenchon considère que cette conception est caduque, le prolétariat étant laminé, même en y incluant les employés, par « le capitalisme en réseau ». « L’entreprise n’est pas le lieu exclusif et central ». La nouvelle alliance de classes opposerait alors l’immense majorité des citoyens à quelques poignées de grands investisseurs, souvent milliardaires, qui possèdent ou contrôlent, de près ou de loin, grâce à leurs moyens financiers, les réseaux matériels (ceux de l’eau, de l’électricité, des autres sources d’énergie, des ports, des routes et chemins de fer,) et les réseaux informationnels et communicationnels (les télécoms, l’internet et ses réseaux sociaux, les autres médias), sans oublier les réseaux par lesquels circule l’argent (les banques, les marchés financiers). 4° Mais cette immense majorité a appris à utiliser certains de ces réseaux névralgiques contre leurs    possesseurs et leurs mandataires. Elle se sert des smartphones et de leurs applications pour communiquer et organiser ces manifestations de masse dans de nombreux pays, dont Mélenchon dresse un inventaire, et dont celles des Gilets jaunes ont été les plus spectaculaires. Alors que les formes traditionnelles de l’action syndicale ne donnent que peu de résultats, on voit les acteurs les plus combattifs paralyser les réseaux plutôt que les entreprises.

Toute cette « phénoménologie des révolutions citoyennes » (c’est le terme que Mélenchon emploie lui-même) peine cependant à entièrement convaincre.

Si des manifestations de masse se sont effectivement produites dans de nombreux pays du  monde lors des dernières années, l’urbanisation y est très disparate. L’analyse de Mélenchon s’applique bien à des pays développés comme les Etats-Unis, la France, l’Espagne, et, à un moindre degré, la Grèce. Le tissu urbain y est dense, avec d’un côté des métropoles et de l’autre de petites villes, entourées d’espaces agricoles qui se sont restreints, avec une prédominance de l’agriculture intensive. Alors il est bien vrai que les grandes villes ne sont plus l’espace par excellence des révolutions. Nous ne sommes plus dans le Paris de 1789, avec ses quartiers révoltés et ses sans-culottes, ni dans le Lyon de 1930, avec ses artisans en lutte contre les marchands, ni dans le contexte de la Commune de Paris (et des autres Communes), quand les villes étaient noyées dans un vaste monde paysan. Nous ne sommes pas non plus dans la période d’après guerre, l’industrie et les grands centres commerciaux ayant migré à l’extérieur des grandes villes, Dans ces pays du Nord les révoltes sont effectivement souvent parties, de manière spontanée, des petites villes reléguées, avec des services publics à l’abandon, pour gagner la capitale, ce lieu où se concentre le pouvoir d’Etat.

Mais, dans les pays de la périphérie du système mondial, où le monde paysan reste dominant, elles ont souvent démarré dans les campagnes, Mélenchon lui-même soulignant l’importance des luttes agraires, avec une paysannerie surexploitée par des latifundiaires ou de grandes firmes capitalistes. Elles ont trouvé des relais moins dans les petites villes que dans les conurbations urbaines des grandes villes. Ainsi dans des pays du Maghreb, en Egypte, en Amérique latine, sans parler de l’Afrique sub-saharienne. Le seul point commun avec les insurrections dans les pays du Centre est qu’elles ont effectivement pris appui sur les réseaux informationnels qui étaient à leur portée. Les « révolutions citoyennes » ont donc été de nature très différente et on ne peut généraliser.

En second lieu il faut bien admettre que ces révolutions ont toutes échoué, une fois dépassée la « phase destituante », à réussir leur « phase instituante » (pour parler comme Mélenchon), consistant à changer de fond en comble la Constitution, à l’exception de la Bolivie et de l’Equateur, où la réaction a rapidement repris le pouvoir, et du Venezuela, où le pouvoir révolutionnaire l’a gardé, malgré les coups de boutoir du camp occidental, mais à un coût élevé. En France, on le sait, le mouvement des Gilets jaunes a été sévèrement réprimé, et les luttes qui ont suivi, telle que l’immense mobilisation contre la réforme des retraites, n’ont pas fait vaciller le pouvoir de l’oligarchie. Au Chili, qui fut le laboratoire sanglant du néo-libéralisme, la droite a fait rejeter la nouvelle Constitution. Alors il faut bien expliquer le pourquoi de ces échecs.

Dans les pays du Centre ils ne sont pas surprenants, car le capitalisme, pas seulement numérique, mais toujours hautement financiarisé, y est tentaculaire. Dans les pays de la périphérie il l’est moins, mais il dispose de tous les relais d’une bourgeoisie comprador. Dans les deux cas, il semble bien qu’il ait manqué à ces mouvements insurrectionnels la charpente de partis fortement organisés, avec de nombreux relais dans la population comme dans l’appareil d’Etat (police et armée comprises), dotés d’un programme transformateur à la fois clair, précis et réaliste, c’est-à-dire adapté aux conditions locales.

 

Le problème de l’organisation

 

S’agissant donc des partis, ils sont nécessaires pour qu’il y ait une unité d’action et une discipline. Dans les partis communistes on appelle cela le « centralisme démocratique ». Le problème, dans cette formulation tant vilipendée, n’est pas le centralisme, car quoi de plus centraliste que les partis dits libéraux, avec leur cooptation des cadres subalternes par le sommet, leur entre-soi, leurs rivalités narcissiques et leurs intrigues, sans parler de leur mode de financement ? Le problème des partis révolutionnaires est celui de leur démocratie interne et de leurs rapports avec les « masses ».

La France insoumise a voulu transformer la forme traditionnelle du parti en celle d’un « mouvement », en constante évolution, ceci afin d’éviter les luttes stériles des « tendances » ou « courants », qui fonctionnaient comme des partis à l’intérieur du parti (socialiste en l’occurrence). On peut le comprendre, mais le résultat est finalement plus centraliste que démocratique, car les « groupes d’action », censés être des assemblées citoyennes, ont peu d’action sur le sommet de l’appareil, malgré diverses dispositions. La question ici n’est pas celle d’un fort leadership (il n’y a pas eu de grand parti révolutionnaire sans une puissante personnalité pour l’incarner, de Lénine à Jaurès, de Mao à Nelson Mandela, pour ne citer que ces exemples), mais celle d’une perfusion des propositions par la base et d’une liaison constante avec les mouvements sociaux. Or les militants de base le sont plus par bonne volonté que par adhésion réfléchie (il n’est même pas besoin de verser une cotisation) et les échanges se font plus via les réseaux  sociaux qu’à travers un véritable débat collectif.

Il ne faut pas se faire d’illusion : on ne peut en aucun cas défaire les forces coalisées du capital, avec tous leurs relais, sans une puissante organisation, fortement structurée. Venons-en au programme de la France insoumise.

 

Quelles ruptures avec le capitalisme ?

 

La dénonciation de la logique et des méfaits du capitalisme parcourt tout le livre de Mélenchon et est au cœur du programme de la France insoumise, marquant une rupture avec ceux d’une social-démocratie devenue une version atténuée du néo-libéralisme, et en perte de vitesse partout. Dans le programme très détaillé (ce qui fait sa qualité) de la France insoumise, concentrons-nous donc sur les chapitres économiques et sur les principales mesures.

Pour une part ce programme se présente comme une régulation forte du capitalisme. Il s’agit d’abord de « mettre au pas la finance », par diverses mesures bien ciblées, telles qu’interdire la plupart des LBO et des produits dérivés, séparer les banques d’affaires et les banques de détail. Mais le programme va plus loin, quand il détaille des mesures visant à limiter le pouvoir des actionnaires, telles que la modulation de leurs droits de vote en fonction de leur durée de détention, la limitation des dividendes (qui ne doivent pas être supérieurs aux bénéfices), et la représentation des salariés pour au moins un tiers des sièges dans les Conseils d’administration.

Les premières mesures avaient déjà été proposées depuis longtemps par des économistes partisans du capitalisme, mais critiques de son fonctionnement actionnarial (par exemple un Jean-Luc Gréau). Les autres sont proches d’économistes situés à gauche, défendant une cogestion à l’allemande (Piketty) ou une véritable cogestion (François Morin). Sans entrer ici dans une discussion, on peut dire que toutes ces mesures sont bienvenues, si l’on admet que, pour diverses raisons, on ne pourra pas se débarrasser du capitalisme avant longtemps. Visant à définanciariser l’économie et à revenir au capitalisme managérial, elles rendraient possible un nouveau compromis social, notamment en y renforçant juridiquement le pouvoir des salariés.

Le problème est qu’elles sont totalement irrecevables par les actionnaires d’aujourd’hui, qui ne sont plus de petits détenteurs de capitaux, mais de colossaux fonds d’investissement. S’ils considèrent que les rendements à venir, de préférence à 2 chiffres, ne sont plus suffisants dans la nouvelle donne, ils seront non seulement vent debout, mais encore menaceront d’aller investir ailleurs, sous des cieux plus cléments. C’est bien là l’antienne de nos gouvernants actuels, que de dire que ce sera une catastrophe pour le pays, qui cesserait d’être attractif dans un monde ouvert et qu’il faut au contraire tout faire, à commencer par des allégements d’impôts, pour les y faire venir afin d’y créer de l’activité et des emplois. Le programme de la France insoumise a prévu une parade, au-delà de la taxation de transactions financières, recommandée même par l’OCDE, et de la lutte contre l’évasion fiscale : le contrôle des capitaux. Mais, et l’on va reviendra, il est interdit par l’Union européenne, à quelques exceptions près.

Le programme annonce ensuite une deuxième rupture d’ampleur avec le capitalisme : le retour dans le giron de l’Etat des infrastructures, des services publics, des fleurons industriels et des industries de souveraineté  qui ont été en partie ou totalement privatisés. Il prévoit aussi de « socialiser » des banques généralistes – sans préciser lesquelles. A quoi s’ajoute une mesure originale : la création d’une caisse de péréquation interentreprises pour mutualiser la contribution sociale entre petites et grandes entreprises. Le tout est couronné par une planification écologique, inscrite dans des lois-cadres, appuyée sur des organismes publics (par exemples des régies de l’eau), et sur de puissants financements publics.

 

Commentaire sur la finalité du programme

 

Le programme de la France insoumise est, sur le plan économique stricto sensu (en laissant de côté toutes les mesures sociales et fiscales) un « programme de transition ». Mais transition vers quoi, vers quelle alternative à l’économie libérale ? Cette alternative est définie en termes très généraux (délibération collective versus autoritarisme individuel, travail émancipateur versus travail imposé, production utile versus production aveugle » Cf. p.100). A aucun moment Mélenchon ni le programme ne font référence à une alternative socialiste. On peut se demander pourquoi, car le programme ressemble quelque peu à ce qu’on pourrait appeler un socialisme avec marché – plutôt qu’un socialisme de marché, laissant jouer très largement ces mécanismes de marché mainte fois critiqués dans le livre.

Par certains côtés il présente des analogies avec le « socialisme à la chinoise » : vaste secteur public dans tous les secteurs stratégiques (infrastructures, services publics, biens communs tels que l’eau et les forêts, entreprises publiques dans les industries de base, les industries de souveraineté, dans le secteur bancaire avec la création d’un pôle public de financement),   et contrôle des entreprises capitalistes par des mesures réglementaires. On ne poussera pas ici la comparaison plus loin. Si le terme de socialisme est écarté par Mélenchon, c’est sans doute pour éviter qu’il ne prête à confusion, d’une part avec le socialisme à la soviétique, d’autre part avec l’escroquerie théorique que représentait son emploi par le Parti socialiste français. Quant à l’exemple chinois, il semble bien que, si Mélenchon en parle si peu, sauf à saluer ses brillantes réussites et sa montée en puissance géopolitique (p. 269), ce soit parce qu’il le connaisse mal. On pourrait penser aussi à une prudence dans le discours, tant la Chine est diabolisée dans le discours politique et dans les médias français, mais Mélenchon n’est pas homme à se laisser intimider par eux ni louvoyer. L’hypothèse qui paraît la plus probable est que le système politique chinois est contraire à toute sa culture politique.

Il reste que le fait de ne pas nommer le système alternatif au capitalisme laisse un grand blanc dans le discours, ce qui n’est pas très mobilisateur. Il aurait pu parler par exemple d’un « socialisme coopératif », d’autant que le programme fait aussi une place à « la généralisation de l’économie sociale et solidaire », laquelle y est cependant réduite à la portion congrue.

 

Un obstacle majeur : l’Union européenne

 

Le programme de la France insoumise est incompatible avec ses règles, et plus encore avec celles de la zone euro, cela est dit en toutes lettres. En 2022 il défendait une double rupture : la renégociation des Traités, en cherchant à y associer d’autres pays, et, sinon, la « désobéissance », en appliquant en toute hypothèse les mesures du programme. C’est là ce que ne pouvaient accepter en fait les partenaires de la NUPES, tous plus ou moins europhiles et qui devait entrainer sa dislocation.

Une question particulièrement clivante était celle de la monnaie unique. Changer son statut était irrecevable pour d’autres pays, l’Allemagne en premier lieu. Revenir aux monnaies nationales consistait à mettre à bas tout l’édifice. Aussi la question est-elle restée en suspens, sans doute dans l’idée que les opinions n’étaient pas mûres, ni dans les autres pays de la zone euro, ni même en France, où même la plupart des souverainistes y avaient renoncé. Il y aurait cependant eu une porte de sortie, défendue par plusieurs économistes : le remplacement de cette monnaie unique par une monnaie commune, à laquelle les monnaies nationales auraient été rattachées selon un système de parités ajustables en fonction de divers paramètres, ce qui aurait réduit les déséquilibres entre les pays de la zone. Etrangement le programme n’en fait pas mention.

En tous cas, on se trouve ici devant une sorte de « trou noir » pour une politique de transformation. Mais ce n’est pas tout : comment y parvenir en jouant le jeu de la démocratie libérale ?

 

L’autre obstacle : la démocratie libérale

 

C’est peu de dire que cette démocratie libérale est à bout de souffle. Dans tous les pays occidentaux elle est tellement biaisée qu’elle est devenue caricaturale, et ce quel que soit le régime politique. L’exemple des Etats-Unis est sans doute  le plus flagrant, mais dans l’Union européenne ce n’est guère mieux. Quand les électeurs ne s’abstiennent pas massivement, ils votent par préjugé, par affect ou au petit bonheur la chance, si bien que les majorités sont fluctuantes, que la déception est souvent au rendez-vous et que les partis les plus démagogiques y raflent de plus en plus la mise.

La question de la démocratie n’est pas traitée directement dans le livre de Mélenchon, consacré surtout à la dénonciation du libéralisme et aux révolutions citoyennes. Ce qui est un peu surprenant, vu son importance. Il faut donc se référer au programme L’avenir en commun, qui propose, pour la France, un retour à un régime parlementaire moralisé et amélioré, les principales mesures novatrices étant, afin de lutter contre l’abstention, le vote obligatoire et un seuil de votes exprimés pour valider une élection, ensuite l’installation d’un referendum d’initiative populaire pour révoquer des élus, proposer ou abroger une loi et modifier la Constitution, et enfin la présentation systématique à l’Assemblée nationale de propositions émises par des conventions citoyennes. Toutes ces propositions sont évidemment bienvenues, mais restent dans le cadre d’une démocratie représentative classique, où l’on vote tous les 4,5 ou 6 ans pour des députés, qui ont finalement carte blanche. Les campagnes électorales tournent essentiellement autour du choix de ces représentants, et ces derniers consacrent énormément d’énergie et de temps aux joutes parlementaires. En vieux routier de la politique parlementaire Mélenchon ne voit pas les choses autrement.

Or dans cette démocratie libérale la gauche dite « radicale » n’a jamais pu et ne pouvait pas s’imposer, non seulement parce qu’elle avait toutes les forces pro-capitalistes contre elle ou parce qu’elle aurait fait des erreurs de stratégie, mais parce qu’elle se trouvait devant un électorat inerte ou désabusé. 1l est frappant qu’elle n’ait que peu trouvé l’oreille de ces vastes mouvements contestataires que Mélenchon a nommé révolutions citoyennes.

 C’est ici que nous retrouvons les effets abêtissants du capitalisme numérique et les effets désocialisants des réseaux sociaux. Mélenchon a cru qu’un discours bien argumenté pouvait convaincre des citoyens désorientés et dégoûtés de la politique, et a fait, avec un grand talent, de remarquables efforts de pédagogie, mais il n’a convaincu durablement que ceux qui pouvaient suivre ses raisonnements, parce qu’ils disposaient d’un temps de réflexion et d’informations pertinentes - c’est-à-dire des autodidactes, de vieux militants et quelques poignées de ces diplômés, baptisés par Emmanuel Todd « crétins éduqués », qui se posaient des questions, ou étaient pour le moins curieux, car ils n’avaient pas l’habitude d’entendre autre chose que la novlangue de leurs maîtres et d’hommes politiques dont le niveau intellectuel avait dramatiquement baissé. Ainsi lors de conférences données devant quelques auditoires de grandes écoles. Mélenchon a cru, avec ses jeunes recrues instruites, que les réseaux sociaux lui offraient cette audience que les autres médias lui refusaient ou ne lui accordaient qu’en le maltraitant, encouragé qu’il était par le nombre de ses abonnés. Effectivement cela lui a permis, ainsi qu’à la France insoumise, de réaliser des percées, mais dans le cadre de campagnes présidentielles qui mobilisent relativement les électeurs. Chaque fois cependant le souffle, en fait tout relatif (au mieux la conquête de 16% des électeurs, compte tenu du nombre des abstentionnistes), est retombé. Et, dans les autres pays, la gauche radicale a fait encore moins bien (En Espagne avec Podemos, en Allemagne avec Die Linke, en Grande Bretagne avec Jeremy Corbin, aux Etats-Unis avec Bernie Sanders, sans parler de la Grèce avec Syriza).

Le capitalisme financiarisé a tellement imprégné les élites et le capitalisme numérique a tellement colonisé la vie quotidienne que tous ces esprits formatés, y compris parmi des classes laborieuses paupérisées, qu’un discours de rupture était le plus souvent inintelligible. Alors peut-on en tirer quelques conclusions ?

 

Que conclure ?

 

Comment dépasser cette sorte de plafond de verre auquel se heurte la gauche de transformation ? Sans doute la première tâche est-elle celle d’instruire les citoyens, à commencer par les militants, car les autres personnes n’ont pas beaucoup de temps, et donc de cerveau disponible. Mélenchon l’a compris en créant son Institut La Boétie, destiné à former des cadres compétents et expérimentés. c'est-à-dire tout le contraire de ces conseillers de faible niveau qui entourent les ministres issus des écuries de la droite (on n’ose a peine parler ici de « partis »). Il existe, au-delà de quelques associations critiques, comme Attac, un grand nombre de chercheurs, au CNRS notamment, qui, de façon quasi clandestine et en passant à travers la moulinette des « appels à projet », produisent des études de qualité. Mais rien ne remplace les avis et projets venus du « terrain ». Pour qui consulte les 20.000 cahiers de doléances remplis par quelque 2 millions de Français au début de l’année 2019, après la crise des Gilets jaunes, et laissés dormir dans les archives, mais aussi toutes les contributions au Vrai débat lancé par des opposants, il s’aperçoit que c’est une vraie mine d’informations et de propositions, parfois des plus précises et des plus techniques. Cela donne une idée de ce peut être une intelligence collective.

Mas encore faut-il, pour faire un véritable travail d’instruction, des structures d’accueil. Autrefois, des partis de gauche, surtout le Parti communiste, avaient des écoles de formation pour leurs militants, et aussi de vastes réseaux d’associations affiliées pour y diffuser des idées et même y prôner un mode de vie alternatif. Mais c’étaient des partis organisés, structurés, disposant de leurs propres centres de réflexion et de recherche. On ne peut pas en dire autant de la France insoumise, vu son mode organisationnel.

Vient ensuite la question du programme. Articulé autour de grands principes, remarquable dans la critique de l’existant, fouillé dans le détail, le programme de la France insoumise, on l’a dit, manque d’un horizon clair. Il est vrai que ce n’est pas aussi facile qu’à l’époque où il existait des modèles de société, fussent-ils trompeurs (non seulement le modèle soviétique, mais aussi un vrai modèle social-démocrate, qui s’incarnait dans des pays comme la Suède ou l’Autriche). « Eco-socialisme » pourrait être un drapeau, ou, comme suggéré précédemment, «Socialisme coopératif ».

La question des réseaux sociaux devrait être mise au premier plan. On a vu les travers et les méfaits de ce que Mélenchon nomme la « principale et parfois unique agora contemporaine (p. 25). Il est stupéfiant que ce soit Macron qui ait envisagé de réguler l’usage des écrans chez les jeunes, et que le programme n’ait pas dit un mot sur la « fabrication du crétin numérique », pour reprendre le titre d’un ouvrage très documenté en la matière. C’est aussi une mesure très étrange que de vouloir créer un centre national du jeu vidéo, quand on sait le pouvoir addictif de ces jeux.

La question de la maîtrise des télécom et de l’internet appellerait des mesures bien plus drastiques, face à la puissance du capitalisme numérique, que celles prévues dans le programme, puisqu’il s’agit de véritables biens publics. Les opérateurs des télécom devraient devenir des entreprises publiques, avec sans doute une certaine concurrence, mais limitée. Quant aux entreprises de l’internet, notamment les mastodontes étasuniens que l’on sait, elles sont sans aucun doute le nerf de la guerre. Aussi est-il tout à fait insuffisant de se limiter, comme le fait le programme, à promouvoir des logiciels libres et un hébergement en France des serveurs. Bien sûr, créer des entreprises françaises de la taille voulue pour fournir les mêmes services (mais pas les mêmes sévices) en particulier en matière d’IA (ici encore sans les mêmes dérives) demanderait des investissements si colossaux qu’ils seraient hors de portée du pays. C’est là un domaine où des coopérations renforcées avec quelques pays européens seraient bienvenues. Et, si l’on n’a pas les moyens de nationaliser ou d’européaniser de telles entreprises, au moins pourrait-on contrôler les entreprises privées existantes par une réglementation bien plus drastique (comme fait la Chine) que celle que l’Union européenne essaie péniblement de mettre en place, et, dans certains cas, par des prises de participations publiques. Même chose pour les plateformes commerciales, dont on connaît la profusion, l’opacité et les abus, un domaine où une poignée d’entreprises publiques, moins gourmandes en investissements, rendrait les services les plus courants de manière fiable.

Dans tous les domaines considérés c’est l’obstacle de l’Union européenne  qui est le plus dirimant. Il faut être clair. Toute politique transformatrice y est impossible, sauf à la changer de fond en comble. Le risque politique est évidemment, dans les conditions actuelles  - tant que son éclatement prévisible ne se sera par produit, de façon qui pourrait être cahotique – est d’y perdre des électeurs. et, pour la France insoumise de se trouver marginalisée. Sans doute, mais il faudrait avoir le courage et la volonté de miser sur le long terme.

Enfin la question du paradigme démocratique reste la clef de tout. Pour le dire rapidement, la démocratie représentative sera toujours, comme elle l’a toujours été, un jeu de dupes. Et ce n’est pas le retour à une démocratie parlementaire, même améliorée, qui y changera grand-chose. L’alternative réside fondamentalement dans une démocratie participative continue, à travers des assemblées primaires citoyennes qui se réunissent régulièrement, et pas seulement la veille des élections, dans des mairies ou des arrondissements. C’est ce que la Convention avait initié pendant la Révolution française, très imparfaitement dans les conditions de l’époque, et inscrit en détail dans la Constitution de 1993, qui ne put être appliquée. C’est aussi ce que propose un constitutionnaliste (Dominique Rousseau). Et cela va bien au-delà des timides essais de démocratie participative qui ont été tentés dans des communes ou à une échelle un peu plus large avec les budgets participatifs. Mais ces assemblées primaires n’ont de portée que si elles débouchent sur des mandats, sinon impératifs, du moins incitatifs, tant sur les questions locales que sur les questions nationales, et sur une révocabilité des élus qui s’en seraient écartés sans s’en expliquer.

La France insoumise ne propose, dans son programme, pour « permettre l’intervention populaire », que le referendum d’initiative populaire. Le referendum, qui existe dans une soixantaine d’Etats, est traditionnellement considéré comme le contrepoids de la démocratie représentative,  qui permettrait au peuple de faire entendre directement sa voix, en proposant ou en révoquant une loi édictée par le Parlement. L’expérience montre que, même dans le meilleur des cas, comme en Suisse, il ne fait que traduire des mouvements d’opinion, et peut être utilisé de façon purement démagogique (c’est pourquoi l’extrême droite le défend volontiers). On admettra volontiers qu’il s’impose quand il s’agit de changer de Constitution ou de ratifier un traité international  qui la modifie substantiellement (ce fut le cas du Traité constitutionnel européen en 2005). Encore faut-il qu’il soit alors précédé d’un débat qui ne soit pas truqué. Mais dans les autres cas (sur des sujets tels que l’immigration ou la peine de mort) il peut ne refléter que des préjugés. Des assemblées primaires permettent au contraire un vrai débat, et de manière suivie. On a évoqué plus haut la richesse des propositions dans les débats qui ont suivi la crise des Gilets jaunes. Et ces débats seront encore plus alimentés et centrés, s’ils sont préparés par des Conventions citoyennes, une proposition qui est reprise par la France insoumise, mais seulement dans un cadre parlementaire (présentation systématique au bureau de l’Assemblée des propositions qui en seront issues). On n’ira pas plus loin dans cette esquisse (les scrutins doivent-ils être directs ou indirects, avec délégation de pouvoirs à plusieurs niveaux ? Une Chambre consultative et délibérative, qui ne serait pas une Assemblée de notables, ne devrait-elle pas être élue aussi pour seconder le Parlement ?), mais la démocratie changerait complètement de nature.

Bien sûr on ne voit pas la France insoumise organiser de telles assemblées primaires, qui seraient immédiatement accusées d’être partisanes, mais elle pourrait en lancer l’idée, voire la tester ici ou là en prenant soin de rester en retrait. Elle ferait ensuite son chemin. Car les Français ne sont pas devenus indifférents à la politique, mais à ce qu’elle est devenue. Et le paradoxe est qu’ils sont très majoritairement favorables aux grandes lignes du programme l’Avenir en commun, mais manifestement l’ignorent, faute de lieux et de temps dédiés à en connaître et en débattre, et où se prononcer.

 

 

Quelques remarques sur le livre de Jean-Luc Mélenchon

 Faites mieux. Vers la révolution citoyenne

et sur le programme de la France insoumise

 

 

 

Cette somme est, selon son auteur, son livre le plus important, l’essentiel de son message théorique et politique, adressé plus particulièrement aux jeunes générations. Mais c’est aussi, disons-le, un grand livre, par la richesse de ses analyses et de ses propositions. Mélenchon y fait preuve, une fois de plus, de la rigueur de sa pensée, de son immense culture, de la précision de sa documentation et de son talent pédagogique, sans oublier l’élégance de son style. C’est donc un livre qu’il faut absolument lire. Même un lecteur averti a beaucoup à y apprendre. Et il y trouvera une impressionnante matière à réflexion. Notre propos, ici, se limitera à quelques remarques sur les points de ce livre qui peuvent faire problème, sans y mettre un ordre précis, et sur le programme de la France insoumise, dont il est l’inspirateur.

 

Noosphère et sphère du « divertissement »

 

Mélenchon soutient, non sans un certain enthousiasme, que l’humanité est entrée dans un âge où la connaissance est devenue accessible à tous grâce aux  plates-formes numériques, qui permettent une prodigieuse diffusion de connaissances, alors qu’elles étaient réservées jusque là à des élites ou à de petites communautés. Et, en un sens, c’est incontestable. Tout le savoir du monde est à portée de clic, là où il fallait avant consulter des encyclopédies et aller dans des bibliothèques, et, pour les curieux ou pour les chercheurs, cela a changé la donne. Mais, déjà ici, il faut mettre des bémols. Comment savoir si la source est fiable, comment dénicher l’article de qualité ou la thèse de doctorat fouillée dans l’océan des occurrences, dont les plus pertinentes sont noyées par le calcul statistique des algorithmes. Il y faut un esprit averti, beaucoup de patience, souvent le paiement de quelque argent (destiné à faire vivre des revues qu’aucun argent public n’aide à financer), et cliquer sur « continuer sans accepter », une mention rarissime sur les sites, car les cookies vous guettent, fournisseurs de données, qui seront vendues, via des brokers, à des sites marchands, fût-ce ceux de libraires ou d’éditeurs. A ceux qui vantent « l’open source », il faut rappeler qu’on y trouve des codes informatiques à la disposition de tous, mais aussi le n’importe quoi. Alors, bien sûr, Mélenchon cite Wikipedia, avec ses règles et son « jugement par les pairs ». Admirable encyclopédie universelle certes, faite par des bénévoles et financée par des dons. Mais c’est une exception.

Nous parlons ici des connaissances. Mais c’est bien pire dans le cas des informations ou des avis des internautes. Nous sommes entrés dans l’âge des fake news, des interminables commentaires où chacun se croit autorisé à dire tout ce qui lui passe par la tête, ce qu’il n’oserait pas faire en public ni même en son nom propre, au nom de la sacro-sainte liberté d’expression. Et  on ne fera pas injure à Mélenchon en lui rappelant que les pires pervers ou  propagandistes trouvent sur la Toile de quoi racoler ou se faire entendre, ouvertement ou de façon à peine dissimulée, les petites mains des « modérateurs » et celles d’officiers publics ne pouvant guère endiguer cette marée. Car, derrière tout cela, il y a les profits colossaux d’oligopoles privés. On y reviendra.

Mais, et peut-être surtout, on le sait bien, tout cet archipel de l’internet et de ses réseaux sociaux, n’est qu’un ilot perdu dans l’immense continent du « divertissement » - au sens pascalien. Et ici la société marchande bat son plein, via une déferlante de publicité, qui a vraiment très peu à voir avec de  l’information sur les produits ou services. C’est Mélenchon lui-même qui le note : « Aujourd’hui, si le marché de la pub était un pays, il se classerait au huitième rang mondial devant le budget du Canada, du Brésil, de l’Inde ou encore de l’Australie. En France, pour les entreprises privées, c’est un montant supérieur à celui des recherches-développement. A ce prix, les Français sont exposés à plus de 15.000 stimuli commerciaux par personne et par jour » (p. 100). Et combien de bullshit jobs pour les produire ! Ce capitalisme de la séduction est un immense gaspillage de travail, d’énergie et de moyens de production, car, pour l’essentiel, tout ce produit du marketing est bien plus imaginaire que celui du bonimenteur d’autrefois. Et le pire est qu’il fait des consommateurs des esprits « envoutés », comme le dit si bien Mélenchon, par des artifices, et les transforme précisément en consuméristes, fascinés par les si bien nommés « influenceurs », devenus le modèle à suivre pour toute une jeunesse avide de se montrer et de gagner de l’argent. Enfin il faut noter que ce travail de l’illusion est l’apanage des pays les plus développés, le travail véritablement productif se trouvant déporté dans la périphérie du système mondial.

Alors la noosphère fait pâle figure devant ce déferlement de tromperie, de magie et de narcissisme. Mais que faire ? Quelle politique pour y trouver remède et salut ? Ce sera l’une des questions posées à un « programme de transition ». On y reviendra.

 

Les réseaux socialisent et désocialisent

 

Mélenchon met les réseaux au cœur des sociétés contemporaines, avec tous les bouleversements qu’ils entraînent dans leur espace-temps.

Une première remarque d’abord. D’un point de vue matérialiste, qui est le sien, ces infrastructures de transport et de communication doivent bien être produites, ce qui suppose toute une industrie en amont. Si l’on veut y voir un saut qualitatif dans les « forces productives », il faut l’inscrire dans la longue histoire des moyens de travail, qui, depuis le premier silex taillé, a créé les bases du développement et rendu possibles les flux. L’électricité n’aurait servi à rien si l’industrie n’avait pas produit des ampoules, des lampes et des moteurs électriques, le pétrole et le gaz non plus sans tous les moyens qui permettent de les extraire, de les acheminer et de les utiliser, les transports seraient impossibles sans la production de chemins, routes, voies ferrées, avions, pour ne citer que ces exemples.

Deuxième remarque. Les réseaux servent effectivement de supports physiques à cette deuxième source de productivité du travail humain qui est ce que Marx appelle la « coopération », autrement dit les diverses formes de l’organisation du travail, ainsi qu’à de nombreuses activités de temps libre. Ils socialisent donc. Et le grand bond en avant de l’époque contemporaine, ce sont effectivement les réseaux informatiques, avec leurs infrastructures matérielles : ils élargissent prodigieusement les espaces de communication et rétrécissent aussi prodigieusement leur temps. Tout cela Mélenchon le montre de manière saisissante, avec des exemples qu’il donne : les Africains ont pu sauter l’étape du téléphone, avec sa lourde infrastructure, en accédant à l’usage du smartphone satellitaire, la finance de son côté opère à la milli-seconde. Mais, si les réseaux  rapprochent les hommes, ils peuvent être aussi profondément désocialisants, particulièrement les réseaux informatiques. Ils enferment les individus dans une bulle virtuelle, ils déstructurent les relations humaines en mécanisant et en appauvrissant les contacts (cf. les robots répondeurs, les services digitaux, le télétravail etc.), ils tendent à confiner les esprits dans les routines que leurs algorithmes ont décelées, ils entraînent des comportements moutonniers, etc. En outre ils rendent possible un gigantesque vol de données par leurs propriétaires, que les réglementations actuelles ne cherchent pas vraiment à enrayer. Ils sont le terrain d’élection des arnaques en tout genre et des trafics les plus occultes. Enfin ils sont extrêmement vulnérables à des cyber-attaques.

Tout cela est bien connu, mais devrait être au centre d’un « programme de transition », tant ces « forces productives » peuvent être destructrices sous l’empire du capitalisme « informatique ». Mais elles auraient au moins le grand avantage, selon Jean-Luc Mélenchon, de rendre possibles, ou du moins de faciliter les mobilisations citoyennes et les actions collectives. Avec quels succès? On y reviendra.

 

La croissance exponentielle de la population mondiale. Pourquoi ?

 

Le fait est majeur : après une croissance lente, la progression de cette population s’est accélérée, au point que, comme le note Mélenchon, elle a doublé deux fois en l’espace des deux dernières générations. L’augmentation de la population est généralement expliquée par celle de la production, jusqu’au bond en avant du 20° siècle (une multiplication par 50). Cette explication est un peu courte. Il faut la rattacher à cette loi historique tendancielle que, plus les sociétés sont inégalitaires, plus elles favorisent l’accroissement de leur population, tout simplement parce les classes dominantes y cherchent à augmenter le nombre de travailleurs à exploiter. Dans les colonies d’Amérique, les enfants d’esclaves étaient une richesse, qui pouvait même être monnayable. Au 19° siècle le patronat était trop heureux de faire travailler les enfants dans ses usines, jusqu’à ce qu’il s’inquiétât de leur taux de mortalité. Aujourd’hui les pays dominés représentent un immense gisement de main d’œuvre, qu’on se garde bien de tarir, comme on pourrait le faire en aidant leurs populations a bénéficier de l’éducation et de la contraception qui limitent la fécondité, seule la mortalité due aux mauvaises conditions de vie freinant actuellement processus. Telle est la « loi de population » du capitalisme mondialisé. A quoi il faut ajouter que les pays pauvres ont, faute de systèmes de protection sociale, besoin de beaucoup d’enfants pour assurer les vieux jours de leurs aînés.

Si la courbe de la population mondiale tend à s’aplatir, c’est parce que, d’un côté, les pays riches voient leur population vieillir sous l’effet d’un l’individualisme qui fait éclater les familles larges, et que, de l’autre, une amélioration des conditions de vie dans quelques pays dits « émergents », la Chine en premier lieu, fait baisser la natalité, et que, enfin, une baisse de la fécondité s’observe partout du fait de l’omniprésence des perturbateurs endocriniens. Un programme progressiste devrait mettre en avant cette aide au développement, non seulement d’infrastructures économiques, mais encore de services publics, ces deux volets étant les seuls moyens de freiner les mouvements migratoires. Le programme de la France insoumise est incomplet sur ce point.

 

Quelle société urbanisée ?

 

Mélenchon consacre un long chapitre à la Ville, voyant dans l’urbanisation massive un phénomène marquant de l’époque. Ce chapitre historique est  excellent. On y voit comment le capitalisme l’a impulsée, comment les villes, longtemps construites autour de centres industriels, sont devenues des centres surtout financiers, comment elles ont donné lieu à toute une spéculation foncière, comment elles se sont ségrégées, chassant leurs populations ouvrières dans des périphéries puis déportant leurs classes moyennes dans des zones pavillonnaires, etc. Et Mélenchon de mettre en avant la revendication au droit au logement et la nécessité d’une planification pour réorganiser la Ville. Cela pose cependant un certain nombre de questions concernant plus généralement le rapport ville/ campagne et le rôle qu’ont joué les paysans dans les luttes sociales.

Dans le cours du 20° siècle les révolutions, socialistes ou non, se sont produites avec l’appui décisif des paysans en révolte contre les propriétaires fonciers, Or ces luttes sont toujours à l’ordre du jour dans tous les pays de la périphérie du système mondial, avec pour premier objectif des réformes agraires pour rendre la terre, accaparée par des latifundiaires et des firmes géantes, à leurs exploitants. Dans les mêmes pays les villes, devenues des métropoles géantes, ont vu s’opposer des centres-villes bourgeois à d’immenses bidonvilles, et, dans plusieurs de ces villes, des quartiers huppés à des quartiers voués à une sorte d’esclavage industriel. En fait la situation décrite par Mélenchon est plutôt celle des pays du Centre,

Dans ces pays ce qui reste de la paysannerie est voué en grande partie à une agriculture intensive très mécanisée, les petits paysans étant, eux, dominés par l’agro-business. De leur côté les petites villes meurent lentement, avec des services publics rabougris ou inexistants (c’est particulièrement le cas en France). Dès lors un programme de transformation devrait s’adresser aussi à ces couches sociales de petits paysans, qui connaissent une sorte de servage, et de petits artisans et commerçants laminés par les plates-formes, tout autant qu’à ceux des « quartiers » déshérités des métropoles. On l’a bien vu avec le mouvement des Gilets jaunes, le potentiel révolutionnaire y est énorme : ils ont mis, si l’on peut dire, le feu à la plaine. Et ce potentiel est accru par l’apparition des nouveaux paysans, ceux qui veulent pratiquer une agriculture écologique, et par les nouveaux ruraux, ceux qui fuient la grande ville, soutenus aussi par des édiles qui cherchent à revitaliser leurs petites villes. Tout cela Mélenchon le sait, mais ne paraît pas prioritaire dans son programme, au risque de laisser l’extrême droite profiter de la relégation de ces catégories sociales.

 

Diversité et limites des «révolutions » citoyennes

 

Essayons de résumer les thèses de Jean-Luc Mélenchon. 1°  « Le peuple est émergent des réseaux et de la ville » et « La ville est l’avenir de la révolution » 2° « Les réseaux étendent la lutte des classes à tous les aspects de la vie quotidienne » 3° Cette lutte oppose la « nouvelle oligarchie », maîtresse des réseaux, à tous ceux qui les utilisent, mais ne les possèdent, ni ne les contrôlent. On voit bien à quoi ces thèses s’opposent : à la conception marxiste classique de la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, et à l’idée que seul le prolétariat est révolutionnaire - une conception sur laquelle Marx est revenu à la fin de sa vie. Mélenchon considère que cette conception est caduque, le prolétariat étant laminé, même en y incluant les employés, par « le capitalisme en réseau ». « L’entreprise n’est pas le lieu exclusif et central ». La nouvelle alliance de classes opposerait alors l’immense majorité des citoyens à quelques poignées de grands investisseurs, souvent milliardaires, qui possèdent ou contrôlent, de près ou de loin, grâce à leurs moyens financiers, les réseaux matériels (ceux de l’eau, de l’électricité, des autres sources d’énergie, des ports, des routes et chemins de fer,) et les réseaux informationnels et communicationnels (les télécoms, l’internet et ses réseaux sociaux, les autres médias), sans oublier les réseaux par lesquels circule l’argent (les banques, les marchés financiers). 4° Mais cette immense majorité a appris à utiliser certains de ces réseaux névralgiques contre leurs    possesseurs et leurs mandataires. Elle se sert des smartphones et de leurs applications pour communiquer et organiser ces manifestations de masse dans de nombreux pays, dont Mélenchon dresse un inventaire, et dont celles des Gilets jaunes ont été les plus spectaculaires. Alors que les formes traditionnelles de l’action syndicale ne donnent que peu de résultats, on voit les acteurs les plus combattifs paralyser les réseaux plutôt que les entreprises.

Toute cette « phénoménologie des révolutions citoyennes » (c’est le terme que Mélenchon emploie lui-même) peine cependant à entièrement convaincre.

Si des manifestations de masse se sont effectivement produites dans de nombreux pays du  monde lors des dernières années, l’urbanisation y est très disparate. L’analyse de Mélenchon s’applique bien à des pays développés comme les Etats-Unis, la France, l’Espagne, et, à un moindre degré, la Grèce. Le tissu urbain y est dense, avec d’un côté des métropoles et de l’autre de petites villes, entourées d’espaces agricoles qui se sont restreints, avec une prédominance de l’agriculture intensive. Alors il est bien vrai que les grandes villes ne sont plus l’espace par excellence des révolutions. Nous ne sommes plus dans le Paris de 1789, avec ses quartiers révoltés et ses sans-culottes, ni dans le Lyon de 1930, avec ses artisans en lutte contre les marchands, ni dans le contexte de la Commune de Paris (et des autres Communes), quand les villes étaient noyées dans un vaste monde paysan. Nous ne sommes pas non plus dans la période d’après guerre, l’industrie et les grands centres commerciaux ayant migré à l’extérieur des grandes villes, Dans ces pays du Nord les révoltes sont effectivement souvent parties, de manière spontanée, des petites villes reléguées, avec des services publics à l’abandon, pour gagner la capitale, ce lieu où se concentre le pouvoir d’Etat.

Mais, dans les pays de la périphérie du système mondial, où le monde paysan reste dominant, elles ont souvent démarré dans les campagnes, Mélenchon lui-même soulignant l’importance des luttes agraires, avec une paysannerie surexploitée par des latifundiaires ou de grandes firmes capitalistes. Elles ont trouvé des relais moins dans les petites villes que dans les conurbations urbaines des grandes villes. Ainsi dans des pays du Maghreb, en Egypte, en Amérique latine, sans parler de l’Afrique sub-saharienne. Le seul point commun avec les insurrections dans les pays du Centre est qu’elles ont effectivement pris appui sur les réseaux informationnels qui étaient à leur portée. Les « révolutions citoyennes » ont donc été de nature très différente et on ne peut généraliser.

En second lieu il faut bien admettre que ces révolutions ont toutes échoué, une fois dépassée la « phase destituante », à réussir leur « phase instituante » (pour parler comme Mélenchon), consistant à changer de fond en comble la Constitution, à l’exception de la Bolivie et de l’Equateur, où la réaction a rapidement repris le pouvoir, et du Venezuela, où le pouvoir révolutionnaire l’a gardé, malgré les coups de boutoir du camp occidental, mais à un coût élevé. En France, on le sait, le mouvement des Gilets jaunes a été sévèrement réprimé, et les luttes qui ont suivi, telle que l’immense mobilisation contre la réforme des retraites, n’ont pas fait vaciller le pouvoir de l’oligarchie. Au Chili, qui fut le laboratoire sanglant du néo-libéralisme, la droite a fait rejeter la nouvelle Constitution. Alors il faut bien expliquer le pourquoi de ces échecs.

Dans les pays du Centre ils ne sont pas surprenants, car le capitalisme, pas seulement numérique, mais toujours hautement financiarisé, y est tentaculaire. Dans les pays de la périphérie il l’est moins, mais il dispose de tous les relais d’une bourgeoisie comprador. Dans les deux cas, il semble bien qu’il ait manqué à ces mouvements insurrectionnels la charpente de partis fortement organisés, avec de nombreux relais dans la population comme dans l’appareil d’Etat (police et armée comprises), dotés d’un programme transformateur à la fois clair, précis et réaliste, c’est-à-dire adapté aux conditions locales.

 

Le problème de l’organisation

 

S’agissant donc des partis, ils sont nécessaires pour qu’il y ait une unité d’action et une discipline. Dans les partis communistes on appelle cela le « centralisme démocratique ». Le problème, dans cette formulation tant vilipendée, n’est pas le centralisme, car quoi de plus centraliste que les partis dits libéraux, avec leur cooptation des cadres subalternes par le sommet, leur entre-soi, leurs rivalités narcissiques et leurs intrigues, sans parler de leur mode de financement ? Le problème des partis révolutionnaires est celui de leur démocratie interne et de leurs rapports avec les « masses ».

La France insoumise a voulu transformer la forme traditionnelle du parti en celle d’un « mouvement », en constante évolution, ceci afin d’éviter les luttes stériles des « tendances » ou « courants », qui fonctionnaient comme des partis à l’intérieur du parti (socialiste en l’occurrence). On peut le comprendre, mais le résultat est finalement plus centraliste que démocratique, car les « groupes d’action », censés être des assemblées citoyennes, ont peu d’action sur le sommet de l’appareil, malgré diverses dispositions. La question ici n’est pas celle d’un fort leadership (il n’y a pas eu de grand parti révolutionnaire sans une puissante personnalité pour l’incarner, de Lénine à Jaurès, de Mao à Nelson Mandela, pour ne citer que ces exemples), mais celle d’une perfusion des propositions par la base et d’une liaison constante avec les mouvements sociaux. Or les militants de base le sont plus par bonne volonté que par adhésion réfléchie (il n’est même pas besoin de verser une cotisation) et les échanges se font plus via les réseaux  sociaux qu’à travers un véritable débat collectif.

Il ne faut pas se faire d’illusion : on ne peut en aucun cas défaire les forces coalisées du capital, avec tous leurs relais, sans une puissante organisation, fortement structurée. Venons-en au programme de la France insoumise.

 

Quelles ruptures avec le capitalisme ?

 

La dénonciation de la logique et des méfaits du capitalisme parcourt tout le livre de Mélenchon et est au cœur du programme de la France insoumise, marquant une rupture avec ceux d’une social-démocratie devenue une version atténuée du néo-libéralisme, et en perte de vitesse partout. Dans le programme très détaillé (ce qui fait sa qualité) de la France insoumise, concentrons-nous donc sur les chapitres économiques et sur les principales mesures.

Pour une part ce programme se présente comme une régulation forte du capitalisme. Il s’agit d’abord de « mettre au pas la finance », par diverses mesures bien ciblées, telles qu’interdire la plupart des LBO et des produits dérivés, séparer les banques d’affaires et les banques de détail. Mais le programme va plus loin, quand il détaille des mesures visant à limiter le pouvoir des actionnaires, telles que la modulation de leurs droits de vote en fonction de leur durée de détention, la limitation des dividendes (qui ne doivent pas être supérieurs aux bénéfices), et la représentation des salariés pour au moins un tiers des sièges dans les Conseils d’administration.

Les premières mesures avaient déjà été proposées depuis longtemps par des économistes partisans du capitalisme, mais critiques de son fonctionnement actionnarial (par exemple un Jean-Luc Gréau). Les autres sont proches d’économistes situés à gauche, défendant une cogestion à l’allemande (Piketty) ou une véritable cogestion (François Morin). Sans entrer ici dans une discussion, on peut dire que toutes ces mesures sont bienvenues, si l’on admet que, pour diverses raisons, on ne pourra pas se débarrasser du capitalisme avant longtemps. Visant à définanciariser l’économie et à revenir au capitalisme managérial, elles rendraient possible un nouveau compromis social, notamment en y renforçant juridiquement le pouvoir des salariés.

Le problème est qu’elles sont totalement irrecevables par les actionnaires d’aujourd’hui, qui ne sont plus de petits détenteurs de capitaux, mais de colossaux fonds d’investissement. S’ils considèrent que les rendements à venir, de préférence à 2 chiffres, ne sont plus suffisants dans la nouvelle donne, ils seront non seulement vent debout, mais encore menaceront d’aller investir ailleurs, sous des cieux plus cléments. C’est bien là l’antienne de nos gouvernants actuels, que de dire que ce sera une catastrophe pour le pays, qui cesserait d’être attractif dans un monde ouvert et qu’il faut au contraire tout faire, à commencer par des allégements d’impôts, pour les y faire venir afin d’y créer de l’activité et des emplois. Le programme de la France insoumise a prévu une parade, au-delà de la taxation de transactions financières, recommandée même par l’OCDE, et de la lutte contre l’évasion fiscale : le contrôle des capitaux. Mais, et l’on va reviendra, il est interdit par l’Union européenne, à quelques exceptions près.

Le programme annonce ensuite une deuxième rupture d’ampleur avec le capitalisme : le retour dans le giron de l’Etat des infrastructures, des services publics, des fleurons industriels et des industries de souveraineté  qui ont été en partie ou totalement privatisés. Il prévoit aussi de « socialiser » des banques généralistes – sans préciser lesquelles. A quoi s’ajoute une mesure originale : la création d’une caisse de péréquation interentreprises pour mutualiser la contribution sociale entre petites et grandes entreprises. Le tout est couronné par une planification écologique, inscrite dans des lois-cadres, appuyée sur des organismes publics (par exemples des régies de l’eau), et sur de puissants financements publics.

 

Commentaire sur la finalité du programme

 

Le programme de la France insoumise est, sur le plan économique stricto sensu (en laissant de côté toutes les mesures sociales et fiscales) un « programme de transition ». Mais transition vers quoi, vers quelle alternative à l’économie libérale ? Cette alternative est définie en termes très généraux (délibération collective versus autoritarisme individuel, travail émancipateur versus travail imposé, production utile versus production aveugle » Cf. p.100). A aucun moment Mélenchon ni le programme ne font référence à une alternative socialiste. On peut se demander pourquoi, car le programme ressemble quelque peu à ce qu’on pourrait appeler un socialisme avec marché – plutôt qu’un socialisme de marché, laissant jouer très largement ces mécanismes de marché mainte fois critiqués dans le livre.

Par certains côtés il présente des analogies avec le « socialisme à la chinoise » : vaste secteur public dans tous les secteurs stratégiques (infrastructures, services publics, biens communs tels que l’eau et les forêts, entreprises publiques dans les industries de base, les industries de souveraineté, dans le secteur bancaire avec la création d’un pôle public de financement),   et contrôle des entreprises capitalistes par des mesures réglementaires. On ne poussera pas ici la comparaison plus loin. Si le terme de socialisme est écarté par Mélenchon, c’est sans doute pour éviter qu’il ne prête à confusion, d’une part avec le socialisme à la soviétique, d’autre part avec l’escroquerie théorique que représentait son emploi par le Parti socialiste français. Quant à l’exemple chinois, il semble bien que, si Mélenchon en parle si peu, sauf à saluer ses brillantes réussites et sa montée en puissance géopolitique (p. 269), ce soit parce qu’il le connaisse mal. On pourrait penser aussi à une prudence dans le discours, tant la Chine est diabolisée dans le discours politique et dans les médias français, mais Mélenchon n’est pas homme à se laisser intimider par eux ni louvoyer. L’hypothèse qui paraît la plus probable est que le système politique chinois est contraire à toute sa culture politique.

Il reste que le fait de ne pas nommer le système alternatif au capitalisme laisse un grand blanc dans le discours, ce qui n’est pas très mobilisateur. Il aurait pu parler par exemple d’un « socialisme coopératif », d’autant que le programme fait aussi une place à « la généralisation de l’économie sociale et solidaire », laquelle y est cependant réduite à la portion congrue.

 

Un obstacle majeur : l’Union européenne

 

Le programme de la France insoumise est incompatible avec ses règles, et plus encore avec celles de la zone euro, cela est dit en toutes lettres. En 2022 il défendait une double rupture : la renégociation des Traités, en cherchant à y associer d’autres pays, et, sinon, la « désobéissance », en appliquant en toute hypothèse les mesures du programme. C’est là ce que ne pouvaient accepter en fait les partenaires de la NUPES, tous plus ou moins europhiles et qui devait entrainer sa dislocation.

Une question particulièrement clivante était celle de la monnaie unique. Changer son statut était irrecevable pour d’autres pays, l’Allemagne en premier lieu. Revenir aux monnaies nationales consistait à mettre à bas tout l’édifice. Aussi la question est-elle restée en suspens, sans doute dans l’idée que les opinions n’étaient pas mûres, ni dans les autres pays de la zone euro, ni même en France, où même la plupart des souverainistes y avaient renoncé. Il y aurait cependant eu une porte de sortie, défendue par plusieurs économistes : le remplacement de cette monnaie unique par une monnaie commune, à laquelle les monnaies nationales auraient été rattachées selon un système de parités ajustables en fonction de divers paramètres, ce qui aurait réduit les déséquilibres entre les pays de la zone. Etrangement le programme n’en fait pas mention.

En tous cas, on se trouve ici devant une sorte de « trou noir » pour une politique de transformation. Mais ce n’est pas tout : comment y parvenir en jouant le jeu de la démocratie libérale ?

 

L’autre obstacle : la démocratie libérale

 

C’est peu de dire que cette démocratie libérale est à bout de souffle. Dans tous les pays occidentaux elle est tellement biaisée qu’elle est devenue caricaturale, et ce quel que soit le régime politique. L’exemple des Etats-Unis est sans doute  le plus flagrant, mais dans l’Union européenne ce n’est guère mieux. Quand les électeurs ne s’abstiennent pas massivement, ils votent par préjugé, par affect ou au petit bonheur la chance, si bien que les majorités sont fluctuantes, que la déception est souvent au rendez-vous et que les partis les plus démagogiques y raflent de plus en plus la mise.

La question de la démocratie n’est pas traitée directement dans le livre de Mélenchon, consacré surtout à la dénonciation du libéralisme et aux révolutions citoyennes. Ce qui est un peu surprenant, vu son importance. Il faut donc se référer au programme L’avenir en commun, qui propose, pour la France, un retour à un régime parlementaire moralisé et amélioré, les principales mesures novatrices étant, afin de lutter contre l’abstention, le vote obligatoire et un seuil de votes exprimés pour valider une élection, ensuite l’installation d’un referendum d’initiative populaire pour révoquer des élus, proposer ou abroger une loi et modifier la Constitution, et enfin la présentation systématique à l’Assemblée nationale de propositions émises par des conventions citoyennes. Toutes ces propositions sont évidemment bienvenues, mais restent dans le cadre d’une démocratie représentative classique, où l’on vote tous les 4,5 ou 6 ans pour des députés, qui ont finalement carte blanche. Les campagnes électorales tournent essentiellement autour du choix de ces représentants, et ces derniers consacrent énormément d’énergie et de temps aux joutes parlementaires. En vieux routier de la politique parlementaire Mélenchon ne voit pas les choses autrement.

Or dans cette démocratie libérale la gauche dite « radicale » n’a jamais pu et ne pouvait pas s’imposer, non seulement parce qu’elle avait toutes les forces pro-capitalistes contre elle ou parce qu’elle aurait fait des erreurs de stratégie, mais parce qu’elle se trouvait devant un électorat inerte ou désabusé. 1l est frappant qu’elle n’ait que peu trouvé l’oreille de ces vastes mouvements contestataires que Mélenchon a nommé révolutions citoyennes.

 C’est ici que nous retrouvons les effets abêtissants du capitalisme numérique et les effets désocialisants des réseaux sociaux. Mélenchon a cru qu’un discours bien argumenté pouvait convaincre des citoyens désorientés et dégoûtés de la politique, et a fait, avec un grand talent, de remarquables efforts de pédagogie, mais il n’a convaincu durablement que ceux qui pouvaient suivre ses raisonnements, parce qu’ils disposaient d’un temps de réflexion et d’informations pertinentes - c’est-à-dire des autodidactes, de vieux militants et quelques poignées de ces diplômés, baptisés par Emmanuel Todd « crétins éduqués », qui se posaient des questions, ou étaient pour le moins curieux, car ils n’avaient pas l’habitude d’entendre autre chose que la novlangue de leurs maîtres et d’hommes politiques dont le niveau intellectuel avait dramatiquement baissé. Ainsi lors de conférences données devant quelques auditoires de grandes écoles. Mélenchon a cru, avec ses jeunes recrues instruites, que les réseaux sociaux lui offraient cette audience que les autres médias lui refusaient ou ne lui accordaient qu’en le maltraitant, encouragé qu’il était par le nombre de ses abonnés. Effectivement cela lui a permis, ainsi qu’à la France insoumise, de réaliser des percées, mais dans le cadre de campagnes présidentielles qui mobilisent relativement les électeurs. Chaque fois cependant le souffle, en fait tout relatif (au mieux la conquête de 16% des électeurs, compte tenu du nombre des abstentionnistes), est retombé. Et, dans les autres pays, la gauche radicale a fait encore moins bien (En Espagne avec Podemos, en Allemagne avec Die Linke, en Grande Bretagne avec Jeremy Corbin, aux Etats-Unis avec Bernie Sanders, sans parler de la Grèce avec Syriza).

Le capitalisme financiarisé a tellement imprégné les élites et le capitalisme numérique a tellement colonisé la vie quotidienne que tous ces esprits formatés, y compris parmi des classes laborieuses paupérisées, qu’un discours de rupture était le plus souvent inintelligible. Alors peut-on en tirer quelques conclusions ?

 

Que conclure ?

 

Comment dépasser cette sorte de plafond de verre auquel se heurte la gauche de transformation ? Sans doute la première tâche est-elle celle d’instruire les citoyens, à commencer par les militants, car les autres personnes n’ont pas beaucoup de temps, et donc de cerveau disponible. Mélenchon l’a compris en créant son Institut La Boétie, destiné à former des cadres compétents et expérimentés. c'est-à-dire tout le contraire de ces conseillers de faible niveau qui entourent les ministres issus des écuries de la droite (on n’ose a peine parler ici de « partis »). Il existe, au-delà de quelques associations critiques, comme Attac, un grand nombre de chercheurs, au CNRS notamment, qui, de façon quasi clandestine et en passant à travers la moulinette des « appels à projet », produisent des études de qualité. Mais rien ne remplace les avis et projets venus du « terrain ». Pour qui consulte les 20.000 cahiers de doléances remplis par quelque 2 millions de Français au début de l’année 2019, après la crise des Gilets jaunes, et laissés dormir dans les archives, mais aussi toutes les contributions au Vrai débat lancé par des opposants, il s’aperçoit que c’est une vraie mine d’informations et de propositions, parfois des plus précises et des plus techniques. Cela donne une idée de ce peut être une intelligence collective.

Mas encore faut-il, pour faire un véritable travail d’instruction, des structures d’accueil. Autrefois, des partis de gauche, surtout le Parti communiste, avaient des écoles de formation pour leurs militants, et aussi de vastes réseaux d’associations affiliées pour y diffuser des idées et même y prôner un mode de vie alternatif. Mais c’étaient des partis organisés, structurés, disposant de leurs propres centres de réflexion et de recherche. On ne peut pas en dire autant de la France insoumise, vu son mode organisationnel.

Vient ensuite la question du programme. Articulé autour de grands principes, remarquable dans la critique de l’existant, fouillé dans le détail, le programme de la France insoumise, on l’a dit, manque d’un horizon clair. Il est vrai que ce n’est pas aussi facile qu’à l’époque où il existait des modèles de société, fussent-ils trompeurs (non seulement le modèle soviétique, mais aussi un vrai modèle social-démocrate, qui s’incarnait dans des pays comme la Suède ou l’Autriche). « Eco-socialisme » pourrait être un drapeau, ou, comme suggéré précédemment, «Socialisme coopératif ».

La question des réseaux sociaux devrait être mise au premier plan. On a vu les travers et les méfaits de ce que Mélenchon nomme la « principale et parfois unique agora contemporaine (p. 25). Il est stupéfiant que ce soit Macron qui ait envisagé de réguler l’usage des écrans chez les jeunes, et que le programme n’ait pas dit un mot sur la « fabrication du crétin numérique », pour reprendre le titre d’un ouvrage très documenté en la matière. C’est aussi une mesure très étrange que de vouloir créer un centre national du jeu vidéo, quand on sait le pouvoir addictif de ces jeux.

La question de la maîtrise des télécom et de l’internet appellerait des mesures bien plus drastiques, face à la puissance du capitalisme numérique, que celles prévues dans le programme, puisqu’il s’agit de véritables biens publics. Les opérateurs des télécom devraient devenir des entreprises publiques, avec sans doute une certaine concurrence, mais limitée. Quant aux entreprises de l’internet, notamment les mastodontes étasuniens que l’on sait, elles sont sans aucun doute le nerf de la guerre. Aussi est-il tout à fait insuffisant de se limiter, comme le fait le programme, à promouvoir des logiciels libres et un hébergement en France des serveurs. Bien sûr, créer des entreprises françaises de la taille voulue pour fournir les mêmes services (mais pas les mêmes sévices) en particulier en matière d’IA (ici encore sans les mêmes dérives) demanderait des investissements si colossaux qu’ils seraient hors de portée du pays. C’est là un domaine où des coopérations renforcées avec quelques pays européens seraient bienvenues. Et, si l’on n’a pas les moyens de nationaliser ou d’européaniser de telles entreprises, au moins pourrait-on contrôler les entreprises privées existantes par une réglementation bien plus drastique (comme fait la Chine) que celle que l’Union européenne essaie péniblement de mettre en place, et, dans certains cas, par des prises de participations publiques. Même chose pour les plateformes commerciales, dont on connaît la profusion, l’opacité et les abus, un domaine où une poignée d’entreprises publiques, moins gourmandes en investissements, rendrait les services les plus courants de manière fiable.

Dans tous les domaines considérés c’est l’obstacle de l’Union européenne  qui est le plus dirimant. Il faut être clair. Toute politique transformatrice y est impossible, sauf à la changer de fond en comble. Le risque politique est évidemment, dans les conditions actuelles  - tant que son éclatement prévisible ne se sera par produit, de façon qui pourrait être cahotique – est d’y perdre des électeurs. et, pour la France insoumise de se trouver marginalisée. Sans doute, mais il faudrait avoir le courage et la volonté de miser sur le long terme.

Enfin la question du paradigme démocratique reste la clef de tout. Pour le dire rapidement, la démocratie représentative sera toujours, comme elle l’a toujours été, un jeu de dupes. Et ce n’est pas le retour à une démocratie parlementaire, même améliorée, qui y changera grand-chose. L’alternative réside fondamentalement dans une démocratie participative continue, à travers des assemblées primaires citoyennes qui se réunissent régulièrement, et pas seulement la veille des élections, dans des mairies ou des arrondissements. C’est ce que la Convention avait initié pendant la Révolution française, très imparfaitement dans les conditions de l’époque, et inscrit en détail dans la Constitution de 1993, qui ne put être appliquée. C’est aussi ce que propose un constitutionnaliste (Dominique Rousseau). Et cela va bien au-delà des timides essais de démocratie participative qui ont été tentés dans des communes ou à une échelle un peu plus large avec les budgets participatifs. Mais ces assemblées primaires n’ont de portée que si elles débouchent sur des mandats, sinon impératifs, du moins incitatifs, tant sur les questions locales que sur les questions nationales, et sur une révocabilité des élus qui s’en seraient écartés sans s’en expliquer.

La France insoumise ne propose, dans son programme, pour « permettre l’intervention populaire », que le referendum d’initiative populaire. Le referendum, qui existe dans une soixantaine d’Etats, est traditionnellement considéré comme le contrepoids de la démocratie représentative,  qui permettrait au peuple de faire entendre directement sa voix, en proposant ou en révoquant une loi édictée par le Parlement. L’expérience montre que, même dans le meilleur des cas, comme en Suisse, il ne fait que traduire des mouvements d’opinion, et peut être utilisé de façon purement démagogique (c’est pourquoi l’extrême droite le défend volontiers). On admettra volontiers qu’il s’impose quand il s’agit de changer de Constitution ou de ratifier un traité international  qui la modifie substantiellement (ce fut le cas du Traité constitutionnel européen en 2005). Encore faut-il qu’il soit alors précédé d’un débat qui ne soit pas truqué. Mais dans les autres cas (sur des sujets tels que l’immigration ou la peine de mort) il peut ne refléter que des préjugés. Des assemblées primaires permettent au contraire un vrai débat, et de manière suivie. On a évoqué plus haut la richesse des propositions dans les débats qui ont suivi la crise des Gilets jaunes. Et ces débats seront encore plus alimentés et centrés, s’ils sont préparés par des Conventions citoyennes, une proposition qui est reprise par la France insoumise, mais seulement dans un cadre parlementaire (présentation systématique au bureau de l’Assemblée des propositions qui en seront issues). On n’ira pas plus loin dans cette esquisse (les scrutins doivent-ils être directs ou indirects, avec délégation de pouvoirs à plusieurs niveaux ? Une Chambre consultative et délibérative, qui ne serait pas une Assemblée de notables, ne devrait-elle pas être élue aussi pour seconder le Parlement ?), mais la démocratie changerait complètement de nature.

Bien sûr on ne voit pas la France insoumise organiser de telles assemblées primaires, qui seraient immédiatement accusées d’être partisanes, mais elle pourrait en lancer l’idée, voire la tester ici ou là en prenant soin de rester en retrait. Elle ferait ensuite son chemin. Car les Français ne sont pas devenus indifférents à la politique, mais à ce qu’elle est devenue. Et le paradoxe est qu’ils sont très majoritairement favorables aux grandes lignes du programme l’Avenir en commun, mais manifestement l’ignorent, faute de lieux et de temps dédiés à en connaître et en débattre, et où se prononcer.

 

 

 

Quelques remarques sur le livre de Jean-Luc Mélenchon

 Faites mieux. Vers la révolution citoyenne

et sur le programme de la France insoumise

 

 

 

Cette somme est, selon son auteur, son livre le plus important, l’essentiel de son message théorique et politique, adressé plus particulièrement aux jeunes générations. Mais c’est aussi, disons-le, un grand livre, par la richesse de ses analyses et de ses propositions. Mélenchon y fait preuve, une fois de plus, de la rigueur de sa pensée, de son immense culture, de la précision de sa documentation et de son talent pédagogique, sans oublier l’élégance de son style. C’est donc un livre qu’il faut absolument lire. Même un lecteur averti a beaucoup à y apprendre. Et il y trouvera une impressionnante matière à réflexion. Notre propos, ici, se limitera à quelques remarques sur les points de ce livre qui peuvent faire problème, sans y mettre un ordre précis, et sur le programme de la France insoumise, dont il est l’inspirateur.

 

Noosphère et sphère du « divertissement »

 

Mélenchon soutient, non sans un certain enthousiasme, que l’humanité est entrée dans un âge où la connaissance est devenue accessible à tous grâce aux  plates-formes numériques, qui permettent une prodigieuse diffusion de connaissances, alors qu’elles étaient réservées jusque là à des élites ou à de petites communautés. Et, en un sens, c’est incontestable. Tout le savoir du monde est à portée de clic, là où il fallait avant consulter des encyclopédies et aller dans des bibliothèques, et, pour les curieux ou pour les chercheurs, cela a changé la donne. Mais, déjà ici, il faut mettre des bémols. Comment savoir si la source est fiable, comment dénicher l’article de qualité ou la thèse de doctorat fouillée dans l’océan des occurrences, dont les plus pertinentes sont noyées par le calcul statistique des algorithmes. Il y faut un esprit averti, beaucoup de patience, souvent le paiement de quelque argent (destiné à faire vivre des revues qu’aucun argent public n’aide à financer), et cliquer sur « continuer sans accepter », une mention rarissime sur les sites, car les cookies vous guettent, fournisseurs de données, qui seront vendues, via des brokers, à des sites marchands, fût-ce ceux de libraires ou d’éditeurs. A ceux qui vantent « l’open source », il faut rappeler qu’on y trouve des codes informatiques à la disposition de tous, mais aussi le n’importe quoi. Alors, bien sûr, Mélenchon cite Wikipedia, avec ses règles et son « jugement par les pairs ». Admirable encyclopédie universelle certes, faite par des bénévoles et financée par des dons. Mais c’est une exception.

Nous parlons ici des connaissances. Mais c’est bien pire dans le cas des informations ou des avis des internautes. Nous sommes entrés dans l’âge des fake news, des interminables commentaires où chacun se croit autorisé à dire tout ce qui lui passe par la tête, ce qu’il n’oserait pas faire en public ni même en son nom propre, au nom de la sacro-sainte liberté d’expression. Et  on ne fera pas injure à Mélenchon en lui rappelant que les pires pervers ou  propagandistes trouvent sur la Toile de quoi racoler ou se faire entendre, ouvertement ou de façon à peine dissimulée, les petites mains des « modérateurs » et celles d’officiers publics ne pouvant guère endiguer cette marée. Car, derrière tout cela, il y a les profits colossaux d’oligopoles privés. On y reviendra.

Mais, et peut-être surtout, on le sait bien, tout cet archipel de l’internet et de ses réseaux sociaux, n’est qu’un ilot perdu dans l’immense continent du « divertissement » - au sens pascalien. Et ici la société marchande bat son plein, via une déferlante de publicité, qui a vraiment très peu à voir avec de  l’information sur les produits ou services. C’est Mélenchon lui-même qui le note : « Aujourd’hui, si le marché de la pub était un pays, il se classerait au huitième rang mondial devant le budget du Canada, du Brésil, de l’Inde ou encore de l’Australie. En France, pour les entreprises privées, c’est un montant supérieur à celui des recherches-développement. A ce prix, les Français sont exposés à plus de 15.000 stimuli commerciaux par personne et par jour » (p. 100). Et combien de bullshit jobs pour les produire ! Ce capitalisme de la séduction est un immense gaspillage de travail, d’énergie et de moyens de production, car, pour l’essentiel, tout ce produit du marketing est bien plus imaginaire que celui du bonimenteur d’autrefois. Et le pire est qu’il fait des consommateurs des esprits « envoutés », comme le dit si bien Mélenchon, par des artifices, et les transforme précisément en consuméristes, fascinés par les si bien nommés « influenceurs », devenus le modèle à suivre pour toute une jeunesse avide de se montrer et de gagner de l’argent. Enfin il faut noter que ce travail de l’illusion est l’apanage des pays les plus développés, le travail véritablement productif se trouvant déporté dans la périphérie du système mondial.

Alors la noosphère fait pâle figure devant ce déferlement de tromperie, de magie et de narcissisme. Mais que faire ? Quelle politique pour y trouver remède et salut ? Ce sera l’une des questions posées à un « programme de transition ». On y reviendra.

 

Les réseaux socialisent et désocialisent

 

Mélenchon met les réseaux au cœur des sociétés contemporaines, avec tous les bouleversements qu’ils entraînent dans leur espace-temps.

Une première remarque d’abord. D’un point de vue matérialiste, qui est le sien, ces infrastructures de transport et de communication doivent bien être produites, ce qui suppose toute une industrie en amont. Si l’on veut y voir un saut qualitatif dans les « forces productives », il faut l’inscrire dans la longue histoire des moyens de travail, qui, depuis le premier silex taillé, a créé les bases du développement et rendu possibles les flux. L’électricité n’aurait servi à rien si l’industrie n’avait pas produit des ampoules, des lampes et des moteurs électriques, le pétrole et le gaz non plus sans tous les moyens qui permettent de les extraire, de les acheminer et de les utiliser, les transports seraient impossibles sans la production de chemins, routes, voies ferrées, avions, pour ne citer que ces exemples.

Deuxième remarque. Les réseaux servent effectivement de supports physiques à cette deuxième source de productivité du travail humain qui est ce que Marx appelle la « coopération », autrement dit les diverses formes de l’organisation du travail, ainsi qu’à de nombreuses activités de temps libre. Ils socialisent donc. Et le grand bond en avant de l’époque contemporaine, ce sont effectivement les réseaux informatiques, avec leurs infrastructures matérielles : ils élargissent prodigieusement les espaces de communication et rétrécissent aussi prodigieusement leur temps. Tout cela Mélenchon le montre de manière saisissante, avec des exemples qu’il donne : les Africains ont pu sauter l’étape du téléphone, avec sa lourde infrastructure, en accédant à l’usage du smartphone satellitaire, la finance de son côté opère à la milli-seconde. Mais, si les réseaux  rapprochent les hommes, ils peuvent être aussi profondément désocialisants, particulièrement les réseaux informatiques. Ils enferment les individus dans une bulle virtuelle, ils déstructurent les relations humaines en mécanisant et en appauvrissant les contacts (cf. les robots répondeurs, les services digitaux, le télétravail etc.), ils tendent à confiner les esprits dans les routines que leurs algorithmes ont décelées, ils entraînent des comportements moutonniers, etc. En outre ils rendent possible un gigantesque vol de données par leurs propriétaires, que les réglementations actuelles ne cherchent pas vraiment à enrayer. Ils sont le terrain d’élection des arnaques en tout genre et des trafics les plus occultes. Enfin ils sont extrêmement vulnérables à des cyber-attaques.

Tout cela est bien connu, mais devrait être au centre d’un « programme de transition », tant ces « forces productives » peuvent être destructrices sous l’empire du capitalisme « informatique ». Mais elles auraient au moins le grand avantage, selon Jean-Luc Mélenchon, de rendre possibles, ou du moins de faciliter les mobilisations citoyennes et les actions collectives. Avec quels succès? On y reviendra.

 

La croissance exponentielle de la population mondiale. Pourquoi ?

 

Le fait est majeur : après une croissance lente, la progression de cette population s’est accélérée, au point que, comme le note Mélenchon, elle a doublé deux fois en l’espace des deux dernières générations. L’augmentation de la population est généralement expliquée par celle de la production, jusqu’au bond en avant du 20° siècle (une multiplication par 50). Cette explication est un peu courte. Il faut la rattacher à cette loi historique tendancielle que, plus les sociétés sont inégalitaires, plus elles favorisent l’accroissement de leur population, tout simplement parce les classes dominantes y cherchent à augmenter le nombre de travailleurs à exploiter. Dans les colonies d’Amérique, les enfants d’esclaves étaient une richesse, qui pouvait même être monnayable. Au 19° siècle le patronat était trop heureux de faire travailler les enfants dans ses usines, jusqu’à ce qu’il s’inquiétât de leur taux de mortalité. Aujourd’hui les pays dominés représentent un immense gisement de main d’œuvre, qu’on se garde bien de tarir, comme on pourrait le faire en aidant leurs populations a bénéficier de l’éducation et de la contraception qui limitent la fécondité, seule la mortalité due aux mauvaises conditions de vie freinant actuellement processus. Telle est la « loi de population » du capitalisme mondialisé. A quoi il faut ajouter que les pays pauvres ont, faute de systèmes de protection sociale, besoin de beaucoup d’enfants pour assurer les vieux jours de leurs aînés.

Si la courbe de la population mondiale tend à s’aplatir, c’est parce que, d’un côté, les pays riches voient leur population vieillir sous l’effet d’un l’individualisme qui fait éclater les familles larges, et que, de l’autre, une amélioration des conditions de vie dans quelques pays dits « émergents », la Chine en premier lieu, fait baisser la natalité, et que, enfin, une baisse de la fécondité s’observe partout du fait de l’omniprésence des perturbateurs endocriniens. Un programme progressiste devrait mettre en avant cette aide au développement, non seulement d’infrastructures économiques, mais encore de services publics, ces deux volets étant les seuls moyens de freiner les mouvements migratoires. Le programme de la France insoumise est incomplet sur ce point.

 

Quelle société urbanisée ?

 

Mélenchon consacre un long chapitre à la Ville, voyant dans l’urbanisation massive un phénomène marquant de l’époque. Ce chapitre historique est  excellent. On y voit comment le capitalisme l’a impulsée, comment les villes, longtemps construites autour de centres industriels, sont devenues des centres surtout financiers, comment elles ont donné lieu à toute une spéculation foncière, comment elles se sont ségrégées, chassant leurs populations ouvrières dans des périphéries puis déportant leurs classes moyennes dans des zones pavillonnaires, etc. Et Mélenchon de mettre en avant la revendication au droit au logement et la nécessité d’une planification pour réorganiser la Ville. Cela pose cependant un certain nombre de questions concernant plus généralement le rapport ville/ campagne et le rôle qu’ont joué les paysans dans les luttes sociales.

Dans le cours du 20° siècle les révolutions, socialistes ou non, se sont produites avec l’appui décisif des paysans en révolte contre les propriétaires fonciers, Or ces luttes sont toujours à l’ordre du jour dans tous les pays de la périphérie du système mondial, avec pour premier objectif des réformes agraires pour rendre la terre, accaparée par des latifundiaires et des firmes géantes, à leurs exploitants. Dans les mêmes pays les villes, devenues des métropoles géantes, ont vu s’opposer des centres-villes bourgeois à d’immenses bidonvilles, et, dans plusieurs de ces villes, des quartiers huppés à des quartiers voués à une sorte d’esclavage industriel. En fait la situation décrite par Mélenchon est plutôt celle des pays du Centre,

Dans ces pays ce qui reste de la paysannerie est voué en grande partie à une agriculture intensive très mécanisée, les petits paysans étant, eux, dominés par l’agro-business. De leur côté les petites villes meurent lentement, avec des services publics rabougris ou inexistants (c’est particulièrement le cas en France). Dès lors un programme de transformation devrait s’adresser aussi à ces couches sociales de petits paysans, qui connaissent une sorte de servage, et de petits artisans et commerçants laminés par les plates-formes, tout autant qu’à ceux des « quartiers » déshérités des métropoles. On l’a bien vu avec le mouvement des Gilets jaunes, le potentiel révolutionnaire y est énorme : ils ont mis, si l’on peut dire, le feu à la plaine. Et ce potentiel est accru par l’apparition des nouveaux paysans, ceux qui veulent pratiquer une agriculture écologique, et par les nouveaux ruraux, ceux qui fuient la grande ville, soutenus aussi par des édiles qui cherchent à revitaliser leurs petites villes. Tout cela Mélenchon le sait, mais ne paraît pas prioritaire dans son programme, au risque de laisser l’extrême droite profiter de la relégation de ces catégories sociales.

 

Diversité et limites des «révolutions » citoyennes

 

Essayons de résumer les thèses de Jean-Luc Mélenchon. 1°  « Le peuple est émergent des réseaux et de la ville » et « La ville est l’avenir de la révolution » 2° « Les réseaux étendent la lutte des classes à tous les aspects de la vie quotidienne » 3° Cette lutte oppose la « nouvelle oligarchie », maîtresse des réseaux, à tous ceux qui les utilisent, mais ne les possèdent, ni ne les contrôlent. On voit bien à quoi ces thèses s’opposent : à la conception marxiste classique de la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, et à l’idée que seul le prolétariat est révolutionnaire - une conception sur laquelle Marx est revenu à la fin de sa vie. Mélenchon considère que cette conception est caduque, le prolétariat étant laminé, même en y incluant les employés, par « le capitalisme en réseau ». « L’entreprise n’est pas le lieu exclusif et central ». La nouvelle alliance de classes opposerait alors l’immense majorité des citoyens à quelques poignées de grands investisseurs, souvent milliardaires, qui possèdent ou contrôlent, de près ou de loin, grâce à leurs moyens financiers, les réseaux matériels (ceux de l’eau, de l’électricité, des autres sources d’énergie, des ports, des routes et chemins de fer,) et les réseaux informationnels et communicationnels (les télécoms, l’internet et ses réseaux sociaux, les autres médias), sans oublier les réseaux par lesquels circule l’argent (les banques, les marchés financiers). 4° Mais cette immense majorité a appris à utiliser certains de ces réseaux névralgiques contre leurs    possesseurs et leurs mandataires. Elle se sert des smartphones et de leurs applications pour communiquer et organiser ces manifestations de masse dans de nombreux pays, dont Mélenchon dresse un inventaire, et dont celles des Gilets jaunes ont été les plus spectaculaires. Alors que les formes traditionnelles de l’action syndicale ne donnent que peu de résultats, on voit les acteurs les plus combattifs paralyser les réseaux plutôt que les entreprises.

Toute cette « phénoménologie des révolutions citoyennes » (c’est le terme que Mélenchon emploie lui-même) peine cependant à entièrement convaincre.

Si des manifestations de masse se sont effectivement produites dans de nombreux pays du  monde lors des dernières années, l’urbanisation y est très disparate. L’analyse de Mélenchon s’applique bien à des pays développés comme les Etats-Unis, la France, l’Espagne, et, à un moindre degré, la Grèce. Le tissu urbain y est dense, avec d’un côté des métropoles et de l’autre de petites villes, entourées d’espaces agricoles qui se sont restreints, avec une prédominance de l’agriculture intensive. Alors il est bien vrai que les grandes villes ne sont plus l’espace par excellence des révolutions. Nous ne sommes plus dans le Paris de 1789, avec ses quartiers révoltés et ses sans-culottes, ni dans le Lyon de 1930, avec ses artisans en lutte contre les marchands, ni dans le contexte de la Commune de Paris (et des autres Communes), quand les villes étaient noyées dans un vaste monde paysan. Nous ne sommes pas non plus dans la période d’après guerre, l’industrie et les grands centres commerciaux ayant migré à l’extérieur des grandes villes, Dans ces pays du Nord les révoltes sont effectivement souvent parties, de manière spontanée, des petites villes reléguées, avec des services publics à l’abandon, pour gagner la capitale, ce lieu où se concentre le pouvoir d’Etat.

Mais, dans les pays de la périphérie du système mondial, où le monde paysan reste dominant, elles ont souvent démarré dans les campagnes, Mélenchon lui-même soulignant l’importance des luttes agraires, avec une paysannerie surexploitée par des latifundiaires ou de grandes firmes capitalistes. Elles ont trouvé des relais moins dans les petites villes que dans les conurbations urbaines des grandes villes. Ainsi dans des pays du Maghreb, en Egypte, en Amérique latine, sans parler de l’Afrique sub-saharienne. Le seul point commun avec les insurrections dans les pays du Centre est qu’elles ont effectivement pris appui sur les réseaux informationnels qui étaient à leur portée. Les « révolutions citoyennes » ont donc été de nature très différente et on ne peut généraliser.

En second lieu il faut bien admettre que ces révolutions ont toutes échoué, une fois dépassée la « phase destituante », à réussir leur « phase instituante » (pour parler comme Mélenchon), consistant à changer de fond en comble la Constitution, à l’exception de la Bolivie et de l’Equateur, où la réaction a rapidement repris le pouvoir, et du Venezuela, où le pouvoir révolutionnaire l’a gardé, malgré les coups de boutoir du camp occidental, mais à un coût élevé. En France, on le sait, le mouvement des Gilets jaunes a été sévèrement réprimé, et les luttes qui ont suivi, telle que l’immense mobilisation contre la réforme des retraites, n’ont pas fait vaciller le pouvoir de l’oligarchie. Au Chili, qui fut le laboratoire sanglant du néo-libéralisme, la droite a fait rejeter la nouvelle Constitution. Alors il faut bien expliquer le pourquoi de ces échecs.

Dans les pays du Centre ils ne sont pas surprenants, car le capitalisme, pas seulement numérique, mais toujours hautement financiarisé, y est tentaculaire. Dans les pays de la périphérie il l’est moins, mais il dispose de tous les relais d’une bourgeoisie comprador. Dans les deux cas, il semble bien qu’il ait manqué à ces mouvements insurrectionnels la charpente de partis fortement organisés, avec de nombreux relais dans la population comme dans l’appareil d’Etat (police et armée comprises), dotés d’un programme transformateur à la fois clair, précis et réaliste, c’est-à-dire adapté aux conditions locales.

 

Le problème de l’organisation

 

S’agissant donc des partis, ils sont nécessaires pour qu’il y ait une unité d’action et une discipline. Dans les partis communistes on appelle cela le « centralisme démocratique ». Le problème, dans cette formulation tant vilipendée, n’est pas le centralisme, car quoi de plus centraliste que les partis dits libéraux, avec leur cooptation des cadres subalternes par le sommet, leur entre-soi, leurs rivalités narcissiques et leurs intrigues, sans parler de leur mode de financement ? Le problème des partis révolutionnaires est celui de leur démocratie interne et de leurs rapports avec les « masses ».

La France insoumise a voulu transformer la forme traditionnelle du parti en celle d’un « mouvement », en constante évolution, ceci afin d’éviter les luttes stériles des « tendances » ou « courants », qui fonctionnaient comme des partis à l’intérieur du parti (socialiste en l’occurrence). On peut le comprendre, mais le résultat est finalement plus centraliste que démocratique, car les « groupes d’action », censés être des assemblées citoyennes, ont peu d’action sur le sommet de l’appareil, malgré diverses dispositions. La question ici n’est pas celle d’un fort leadership (il n’y a pas eu de grand parti révolutionnaire sans une puissante personnalité pour l’incarner, de Lénine à Jaurès, de Mao à Nelson Mandela, pour ne citer que ces exemples), mais celle d’une perfusion des propositions par la base et d’une liaison constante avec les mouvements sociaux. Or les militants de base le sont plus par bonne volonté que par adhésion réfléchie (il n’est même pas besoin de verser une cotisation) et les échanges se font plus via les réseaux  sociaux qu’à travers un véritable débat collectif.

Il ne faut pas se faire d’illusion : on ne peut en aucun cas défaire les forces coalisées du capital, avec tous leurs relais, sans une puissante organisation, fortement structurée. Venons-en au programme de la France insoumise.

 

Quelles ruptures avec le capitalisme ?

 

La dénonciation de la logique et des méfaits du capitalisme parcourt tout le livre de Mélenchon et est au cœur du programme de la France insoumise, marquant une rupture avec ceux d’une social-démocratie devenue une version atténuée du néo-libéralisme, et en perte de vitesse partout. Dans le programme très détaillé (ce qui fait sa qualité) de la France insoumise, concentrons-nous donc sur les chapitres économiques et sur les principales mesures.

Pour une part ce programme se présente comme une régulation forte du capitalisme. Il s’agit d’abord de « mettre au pas la finance », par diverses mesures bien ciblées, telles qu’interdire la plupart des LBO et des produits dérivés, séparer les banques d’affaires et les banques de détail. Mais le programme va plus loin, quand il détaille des mesures visant à limiter le pouvoir des actionnaires, telles que la modulation de leurs droits de vote en fonction de leur durée de détention, la limitation des dividendes (qui ne doivent pas être supérieurs aux bénéfices), et la représentation des salariés pour au moins un tiers des sièges dans les Conseils d’administration.

Les premières mesures avaient déjà été proposées depuis longtemps par des économistes partisans du capitalisme, mais critiques de son fonctionnement actionnarial (par exemple un Jean-Luc Gréau). Les autres sont proches d’économistes situés à gauche, défendant une cogestion à l’allemande (Piketty) ou une véritable cogestion (François Morin). Sans entrer ici dans une discussion, on peut dire que toutes ces mesures sont bienvenues, si l’on admet que, pour diverses raisons, on ne pourra pas se débarrasser du capitalisme avant longtemps. Visant à définanciariser l’économie et à revenir au capitalisme managérial, elles rendraient possible un nouveau compromis social, notamment en y renforçant juridiquement le pouvoir des salariés.

Le problème est qu’elles sont totalement irrecevables par les actionnaires d’aujourd’hui, qui ne sont plus de petits détenteurs de capitaux, mais de colossaux fonds d’investissement. S’ils considèrent que les rendements à venir, de préférence à 2 chiffres, ne sont plus suffisants dans la nouvelle donne, ils seront non seulement vent debout, mais encore menaceront d’aller investir ailleurs, sous des cieux plus cléments. C’est bien là l’antienne de nos gouvernants actuels, que de dire que ce sera une catastrophe pour le pays, qui cesserait d’être attractif dans un monde ouvert et qu’il faut au contraire tout faire, à commencer par des allégements d’impôts, pour les y faire venir afin d’y créer de l’activité et des emplois. Le programme de la France insoumise a prévu une parade, au-delà de la taxation de transactions financières, recommandée même par l’OCDE, et de la lutte contre l’évasion fiscale : le contrôle des capitaux. Mais, et l’on va reviendra, il est interdit par l’Union européenne, à quelques exceptions près.

Le programme annonce ensuite une deuxième rupture d’ampleur avec le capitalisme : le retour dans le giron de l’Etat des infrastructures, des services publics, des fleurons industriels et des industries de souveraineté  qui ont été en partie ou totalement privatisés. Il prévoit aussi de « socialiser » des banques généralistes – sans préciser lesquelles. A quoi s’ajoute une mesure originale : la création d’une caisse de péréquation interentreprises pour mutualiser la contribution sociale entre petites et grandes entreprises. Le tout est couronné par une planification écologique, inscrite dans des lois-cadres, appuyée sur des organismes publics (par exemples des régies de l’eau), et sur de puissants financements publics.

 

Commentaire sur la finalité du programme

 

Le programme de la France insoumise est, sur le plan économique stricto sensu (en laissant de côté toutes les mesures sociales et fiscales) un « programme de transition ». Mais transition vers quoi, vers quelle alternative à l’économie libérale ? Cette alternative est définie en termes très généraux (délibération collective versus autoritarisme individuel, travail émancipateur versus travail imposé, production utile versus production aveugle » Cf. p.100). A aucun moment Mélenchon ni le programme ne font référence à une alternative socialiste. On peut se demander pourquoi, car le programme ressemble quelque peu à ce qu’on pourrait appeler un socialisme avec marché – plutôt qu’un socialisme de marché, laissant jouer très largement ces mécanismes de marché mainte fois critiqués dans le livre.

Par certains côtés il présente des analogies avec le « socialisme à la chinoise » : vaste secteur public dans tous les secteurs stratégiques (infrastructures, services publics, biens communs tels que l’eau et les forêts, entreprises publiques dans les industries de base, les industries de souveraineté, dans le secteur bancaire avec la création d’un pôle public de financement),   et contrôle des entreprises capitalistes par des mesures réglementaires. On ne poussera pas ici la comparaison plus loin. Si le terme de socialisme est écarté par Mélenchon, c’est sans doute pour éviter qu’il ne prête à confusion, d’une part avec le socialisme à la soviétique, d’autre part avec l’escroquerie théorique que représentait son emploi par le Parti socialiste français. Quant à l’exemple chinois, il semble bien que, si Mélenchon en parle si peu, sauf à saluer ses brillantes réussites et sa montée en puissance géopolitique (p. 269), ce soit parce qu’il le connaisse mal. On pourrait penser aussi à une prudence dans le discours, tant la Chine est diabolisée dans le discours politique et dans les médias français, mais Mélenchon n’est pas homme à se laisser intimider par eux ni louvoyer. L’hypothèse qui paraît la plus probable est que le système politique chinois est contraire à toute sa culture politique.

Il reste que le fait de ne pas nommer le système alternatif au capitalisme laisse un grand blanc dans le discours, ce qui n’est pas très mobilisateur. Il aurait pu parler par exemple d’un « socialisme coopératif », d’autant que le programme fait aussi une place à « la généralisation de l’économie sociale et solidaire », laquelle y est cependant réduite à la portion congrue.

 

Un obstacle majeur : l’Union européenne

 

Le programme de la France insoumise est incompatible avec ses règles, et plus encore avec celles de la zone euro, cela est dit en toutes lettres. En 2022 il défendait une double rupture : la renégociation des Traités, en cherchant à y associer d’autres pays, et, sinon, la « désobéissance », en appliquant en toute hypothèse les mesures du programme. C’est là ce que ne pouvaient accepter en fait les partenaires de la NUPES, tous plus ou moins europhiles et qui devait entrainer sa dislocation.

Une question particulièrement clivante était celle de la monnaie unique. Changer son statut était irrecevable pour d’autres pays, l’Allemagne en premier lieu. Revenir aux monnaies nationales consistait à mettre à bas tout l’édifice. Aussi la question est-elle restée en suspens, sans doute dans l’idée que les opinions n’étaient pas mûres, ni dans les autres pays de la zone euro, ni même en France, où même la plupart des souverainistes y avaient renoncé. Il y aurait cependant eu une porte de sortie, défendue par plusieurs économistes : le remplacement de cette monnaie unique par une monnaie commune, à laquelle les monnaies nationales auraient été rattachées selon un système de parités ajustables en fonction de divers paramètres, ce qui aurait réduit les déséquilibres entre les pays de la zone. Etrangement le programme n’en fait pas mention.

En tous cas, on se trouve ici devant une sorte de « trou noir » pour une politique de transformation. Mais ce n’est pas tout : comment y parvenir en jouant le jeu de la démocratie libérale ?

 

L’autre obstacle : la démocratie libérale

 

C’est peu de dire que cette démocratie libérale est à bout de souffle. Dans tous les pays occidentaux elle est tellement biaisée qu’elle est devenue caricaturale, et ce quel que soit le régime politique. L’exemple des Etats-Unis est sans doute  le plus flagrant, mais dans l’Union européenne ce n’est guère mieux. Quand les électeurs ne s’abstiennent pas massivement, ils votent par préjugé, par affect ou au petit bonheur la chance, si bien que les majorités sont fluctuantes, que la déception est souvent au rendez-vous et que les partis les plus démagogiques y raflent de plus en plus la mise.

La question de la démocratie n’est pas traitée directement dans le livre de Mélenchon, consacré surtout à la dénonciation du libéralisme et aux révolutions citoyennes. Ce qui est un peu surprenant, vu son importance. Il faut donc se référer au programme L’avenir en commun, qui propose, pour la France, un retour à un régime parlementaire moralisé et amélioré, les principales mesures novatrices étant, afin de lutter contre l’abstention, le vote obligatoire et un seuil de votes exprimés pour valider une élection, ensuite l’installation d’un referendum d’initiative populaire pour révoquer des élus, proposer ou abroger une loi et modifier la Constitution, et enfin la présentation systématique à l’Assemblée nationale de propositions émises par des conventions citoyennes. Toutes ces propositions sont évidemment bienvenues, mais restent dans le cadre d’une démocratie représentative classique, où l’on vote tous les 4,5 ou 6 ans pour des députés, qui ont finalement carte blanche. Les campagnes électorales tournent essentiellement autour du choix de ces représentants, et ces derniers consacrent énormément d’énergie et de temps aux joutes parlementaires. En vieux routier de la politique parlementaire Mélenchon ne voit pas les choses autrement.

Or dans cette démocratie libérale la gauche dite « radicale » n’a jamais pu et ne pouvait pas s’imposer, non seulement parce qu’elle avait toutes les forces pro-capitalistes contre elle ou parce qu’elle aurait fait des erreurs de stratégie, mais parce qu’elle se trouvait devant un électorat inerte ou désabusé. 1l est frappant qu’elle n’ait que peu trouvé l’oreille de ces vastes mouvements contestataires que Mélenchon a nommé révolutions citoyennes.

 C’est ici que nous retrouvons les effets abêtissants du capitalisme numérique et les effets désocialisants des réseaux sociaux. Mélenchon a cru qu’un discours bien argumenté pouvait convaincre des citoyens désorientés et dégoûtés de la politique, et a fait, avec un grand talent, de remarquables efforts de pédagogie, mais il n’a convaincu durablement que ceux qui pouvaient suivre ses raisonnements, parce qu’ils disposaient d’un temps de réflexion et d’informations pertinentes - c’est-à-dire des autodidactes, de vieux militants et quelques poignées de ces diplômés, baptisés par Emmanuel Todd « crétins éduqués », qui se posaient des questions, ou étaient pour le moins curieux, car ils n’avaient pas l’habitude d’entendre autre chose que la novlangue de leurs maîtres et d’hommes politiques dont le niveau intellectuel avait dramatiquement baissé. Ainsi lors de conférences données devant quelques auditoires de grandes écoles. Mélenchon a cru, avec ses jeunes recrues instruites, que les réseaux sociaux lui offraient cette audience que les autres médias lui refusaient ou ne lui accordaient qu’en le maltraitant, encouragé qu’il était par le nombre de ses abonnés. Effectivement cela lui a permis, ainsi qu’à la France insoumise, de réaliser des percées, mais dans le cadre de campagnes présidentielles qui mobilisent relativement les électeurs. Chaque fois cependant le souffle, en fait tout relatif (au mieux la conquête de 16% des électeurs, compte tenu du nombre des abstentionnistes), est retombé. Et, dans les autres pays, la gauche radicale a fait encore moins bien (En Espagne avec Podemos, en Allemagne avec Die Linke, en Grande Bretagne avec Jeremy Corbin, aux Etats-Unis avec Bernie Sanders, sans parler de la Grèce avec Syriza).

Le capitalisme financiarisé a tellement imprégné les élites et le capitalisme numérique a tellement colonisé la vie quotidienne que tous ces esprits formatés, y compris parmi des classes laborieuses paupérisées, qu’un discours de rupture était le plus souvent inintelligible. Alors peut-on en tirer quelques conclusions ?

 

Que conclure ?

 

Comment dépasser cette sorte de plafond de verre auquel se heurte la gauche de transformation ? Sans doute la première tâche est-elle celle d’instruire les citoyens, à commencer par les militants, car les autres personnes n’ont pas beaucoup de temps, et donc de cerveau disponible. Mélenchon l’a compris en créant son Institut La Boétie, destiné à former des cadres compétents et expérimentés. c'est-à-dire tout le contraire de ces conseillers de faible niveau qui entourent les ministres issus des écuries de la droite (on n’ose a peine parler ici de « partis »). Il existe, au-delà de quelques associations critiques, comme Attac, un grand nombre de chercheurs, au CNRS notamment, qui, de façon quasi clandestine et en passant à travers la moulinette des « appels à projet », produisent des études de qualité. Mais rien ne remplace les avis et projets venus du « terrain ». Pour qui consulte les 20.000 cahiers de doléances remplis par quelque 2 millions de Français au début de l’année 2019, après la crise des Gilets jaunes, et laissés dormir dans les archives, mais aussi toutes les contributions au Vrai débat lancé par des opposants, il s’aperçoit que c’est une vraie mine d’informations et de propositions, parfois des plus précises et des plus techniques. Cela donne une idée de ce peut être une intelligence collective.

Mas encore faut-il, pour faire un véritable travail d’instruction, des structures d’accueil. Autrefois, des partis de gauche, surtout le Parti communiste, avaient des écoles de formation pour leurs militants, et aussi de vastes réseaux d’associations affiliées pour y diffuser des idées et même y prôner un mode de vie alternatif. Mais c’étaient des partis organisés, structurés, disposant de leurs propres centres de réflexion et de recherche. On ne peut pas en dire autant de la France insoumise, vu son mode organisationnel.

Vient ensuite la question du programme. Articulé autour de grands principes, remarquable dans la critique de l’existant, fouillé dans le détail, le programme de la France insoumise, on l’a dit, manque d’un horizon clair. Il est vrai que ce n’est pas aussi facile qu’à l’époque où il existait des modèles de société, fussent-ils trompeurs (non seulement le modèle soviétique, mais aussi un vrai modèle social-démocrate, qui s’incarnait dans des pays comme la Suède ou l’Autriche). « Eco-socialisme » pourrait être un drapeau, ou, comme suggéré précédemment, «Socialisme coopératif ».

La question des réseaux sociaux devrait être mise au premier plan. On a vu les travers et les méfaits de ce que Mélenchon nomme la « principale et parfois unique agora contemporaine (p. 25). Il est stupéfiant que ce soit Macron qui ait envisagé de réguler l’usage des écrans chez les jeunes, et que le programme n’ait pas dit un mot sur la « fabrication du crétin numérique », pour reprendre le titre d’un ouvrage très documenté en la matière. C’est aussi une mesure très étrange que de vouloir créer un centre national du jeu vidéo, quand on sait le pouvoir addictif de ces jeux.

La question de la maîtrise des télécom et de l’internet appellerait des mesures bien plus drastiques, face à la puissance du capitalisme numérique, que celles prévues dans le programme, puisqu’il s’agit de véritables biens publics. Les opérateurs des télécom devraient devenir des entreprises publiques, avec sans doute une certaine concurrence, mais limitée. Quant aux entreprises de l’internet, notamment les mastodontes étasuniens que l’on sait, elles sont sans aucun doute le nerf de la guerre. Aussi est-il tout à fait insuffisant de se limiter, comme le fait le programme, à promouvoir des logiciels libres et un hébergement en France des serveurs. Bien sûr, créer des entreprises françaises de la taille voulue pour fournir les mêmes services (mais pas les mêmes sévices) en particulier en matière d’IA (ici encore sans les mêmes dérives) demanderait des investissements si colossaux qu’ils seraient hors de portée du pays. C’est là un domaine où des coopérations renforcées avec quelques pays européens seraient bienvenues. Et, si l’on n’a pas les moyens de nationaliser ou d’européaniser de telles entreprises, au moins pourrait-on contrôler les entreprises privées existantes par une réglementation bien plus drastique (comme fait la Chine) que celle que l’Union européenne essaie péniblement de mettre en place, et, dans certains cas, par des prises de participations publiques. Même chose pour les plateformes commerciales, dont on connaît la profusion, l’opacité et les abus, un domaine où une poignée d’entreprises publiques, moins gourmandes en investissements, rendrait les services les plus courants de manière fiable.

Dans tous les domaines considérés c’est l’obstacle de l’Union européenne  qui est le plus dirimant. Il faut être clair. Toute politique transformatrice y est impossible, sauf à la changer de fond en comble. Le risque politique est évidemment, dans les conditions actuelles  - tant que son éclatement prévisible ne se sera par produit, de façon qui pourrait être cahotique – est d’y perdre des électeurs. et, pour la France insoumise de se trouver marginalisée. Sans doute, mais il faudrait avoir le courage et la volonté de miser sur le long terme.

Enfin la question du paradigme démocratique reste la clef de tout. Pour le dire rapidement, la démocratie représentative sera toujours, comme elle l’a toujours été, un jeu de dupes. Et ce n’est pas le retour à une démocratie parlementaire, même améliorée, qui y changera grand-chose. L’alternative réside fondamentalement dans une démocratie participative continue, à travers des assemblées primaires citoyennes qui se réunissent régulièrement, et pas seulement la veille des élections, dans des mairies ou des arrondissements. C’est ce que la Convention avait initié pendant la Révolution française, très imparfaitement dans les conditions de l’époque, et inscrit en détail dans la Constitution de 1993, qui ne put être appliquée. C’est aussi ce que propose un constitutionnaliste (Dominique Rousseau). Et cela va bien au-delà des timides essais de démocratie participative qui ont été tentés dans des communes ou à une échelle un peu plus large avec les budgets participatifs. Mais ces assemblées primaires n’ont de portée que si elles débouchent sur des mandats, sinon impératifs, du moins incitatifs, tant sur les questions locales que sur les questions nationales, et sur une révocabilité des élus qui s’en seraient écartés sans s’en expliquer.

La France insoumise ne propose, dans son programme, pour « permettre l’intervention populaire », que le referendum d’initiative populaire. Le referendum, qui existe dans une soixantaine d’Etats, est traditionnellement considéré comme le contrepoids de la démocratie représentative,  qui permettrait au peuple de faire entendre directement sa voix, en proposant ou en révoquant une loi édictée par le Parlement. L’expérience montre que, même dans le meilleur des cas, comme en Suisse, il ne fait que traduire des mouvements d’opinion, et peut être utilisé de façon purement démagogique (c’est pourquoi l’extrême droite le défend volontiers). On admettra volontiers qu’il s’impose quand il s’agit de changer de Constitution ou de ratifier un traité international  qui la modifie substantiellement (ce fut le cas du Traité constitutionnel européen en 2005). Encore faut-il qu’il soit alors précédé d’un débat qui ne soit pas truqué. Mais dans les autres cas (sur des sujets tels que l’immigration ou la peine de mort) il peut ne refléter que des préjugés. Des assemblées primaires permettent au contraire un vrai débat, et de manière suivie. On a évoqué plus haut la richesse des propositions dans les débats qui ont suivi la crise des Gilets jaunes. Et ces débats seront encore plus alimentés et centrés, s’ils sont préparés par des Conventions citoyennes, une proposition qui est reprise par la France insoumise, mais seulement dans un cadre parlementaire (présentation systématique au bureau de l’Assemblée des propositions qui en seront issues). On n’ira pas plus loin dans cette esquisse (les scrutins doivent-ils être directs ou indirects, avec délégation de pouvoirs à plusieurs niveaux ? Une Chambre consultative et délibérative, qui ne serait pas une Assemblée de notables, ne devrait-elle pas être élue aussi pour seconder le Parlement ?), mais la démocratie changerait complètement de nature.

Bien sûr on ne voit pas la France insoumise organiser de telles assemblées primaires, qui seraient immédiatement accusées d’être partisanes, mais elle pourrait en lancer l’idée, voire la tester ici ou là en prenant soin de rester en retrait. Elle ferait ensuite son chemin. Car les Français ne sont pas devenus indifférents à la politique, mais à ce qu’elle est devenue. Et le paradoxe est qu’ils sont très majoritairement favorables aux grandes lignes du programme l’Avenir en commun, mais manifestement l’ignorent, faute de lieux et de temps dédiés à en connaître et en débattre, et où se prononcer.

 

 

Quelques remarques sur le livre de Jean-Luc Mélenchon

 Faites mieux. Vers la révolution citoyenne

et sur le programme de la France insoumise

 

 

 

Cette somme est, selon son auteur, son livre le plus important, l’essentiel de son message théorique et politique, adressé plus particulièrement aux jeunes générations. Mais c’est aussi, disons-le, un grand livre, par la richesse de ses analyses et de ses propositions. Mélenchon y fait preuve, une fois de plus, de la rigueur de sa pensée, de son immense culture, de la précision de sa documentation et de son talent pédagogique, sans oublier l’élégance de son style. C’est donc un livre qu’il faut absolument lire. Même un lecteur averti a beaucoup à y apprendre. Et il y trouvera une impressionnante matière à réflexion. Notre propos, ici, se limitera à quelques remarques sur les points de ce livre qui peuvent faire problème, sans y mettre un ordre précis, et sur le programme de la France insoumise, dont il est l’inspirateur.

 

Noosphère et sphère du « divertissement »

 

Mélenchon soutient, non sans un certain enthousiasme, que l’humanité est entrée dans un âge où la connaissance est devenue accessible à tous grâce aux  plates-formes numériques, qui permettent une prodigieuse diffusion de connaissances, alors qu’elles étaient réservées jusque là à des élites ou à de petites communautés. Et, en un sens, c’est incontestable. Tout le savoir du monde est à portée de clic, là où il fallait avant consulter des encyclopédies et aller dans des bibliothèques, et, pour les curieux ou pour les chercheurs, cela a changé la donne. Mais, déjà ici, il faut mettre des bémols. Comment savoir si la source est fiable, comment dénicher l’article de qualité ou la thèse de doctorat fouillée dans l’océan des occurrences, dont les plus pertinentes sont noyées par le calcul statistique des algorithmes. Il y faut un esprit averti, beaucoup de patience, souvent le paiement de quelque argent (destiné à faire vivre des revues qu’aucun argent public n’aide à financer), et cliquer sur « continuer sans accepter », une mention rarissime sur les sites, car les cookies vous guettent, fournisseurs de données, qui seront vendues, via des brokers, à des sites marchands, fût-ce ceux de libraires ou d’éditeurs. A ceux qui vantent « l’open source », il faut rappeler qu’on y trouve des codes informatiques à la disposition de tous, mais aussi le n’importe quoi. Alors, bien sûr, Mélenchon cite Wikipedia, avec ses règles et son « jugement par les pairs ». Admirable encyclopédie universelle certes, faite par des bénévoles et financée par des dons. Mais c’est une exception.

Nous parlons ici des connaissances. Mais c’est bien pire dans le cas des informations ou des avis des internautes. Nous sommes entrés dans l’âge des fake news, des interminables commentaires où chacun se croit autorisé à dire tout ce qui lui passe par la tête, ce qu’il n’oserait pas faire en public ni même en son nom propre, au nom de la sacro-sainte liberté d’expression. Et  on ne fera pas injure à Mélenchon en lui rappelant que les pires pervers ou  propagandistes trouvent sur la Toile de quoi racoler ou se faire entendre, ouvertement ou de façon à peine dissimulée, les petites mains des « modérateurs » et celles d’officiers publics ne pouvant guère endiguer cette marée. Car, derrière tout cela, il y a les profits colossaux d’oligopoles privés. On y reviendra.

Mais, et peut-être surtout, on le sait bien, tout cet archipel de l’internet et de ses réseaux sociaux, n’est qu’un ilot perdu dans l’immense continent du « divertissement » - au sens pascalien. Et ici la société marchande bat son plein, via une déferlante de publicité, qui a vraiment très peu à voir avec de  l’information sur les produits ou services. C’est Mélenchon lui-même qui le note : « Aujourd’hui, si le marché de la pub était un pays, il se classerait au huitième rang mondial devant le budget du Canada, du Brésil, de l’Inde ou encore de l’Australie. En France, pour les entreprises privées, c’est un montant supérieur à celui des recherches-développement. A ce prix, les Français sont exposés à plus de 15.000 stimuli commerciaux par personne et par jour » (p. 100). Et combien de bullshit jobs pour les produire ! Ce capitalisme de la séduction est un immense gaspillage de travail, d’énergie et de moyens de production, car, pour l’essentiel, tout ce produit du marketing est bien plus imaginaire que celui du bonimenteur d’autrefois. Et le pire est qu’il fait des consommateurs des esprits « envoutés », comme le dit si bien Mélenchon, par des artifices, et les transforme précisément en consuméristes, fascinés par les si bien nommés « influenceurs », devenus le modèle à suivre pour toute une jeunesse avide de se montrer et de gagner de l’argent. Enfin il faut noter que ce travail de l’illusion est l’apanage des pays les plus développés, le travail véritablement productif se trouvant déporté dans la périphérie du système mondial.

Alors la noosphère fait pâle figure devant ce déferlement de tromperie, de magie et de narcissisme. Mais que faire ? Quelle politique pour y trouver remède et salut ? Ce sera l’une des questions posées à un « programme de transition ». On y reviendra.

 

Les réseaux socialisent et désocialisent

 

Mélenchon met les réseaux au cœur des sociétés contemporaines, avec tous les bouleversements qu’ils entraînent dans leur espace-temps.

Une première remarque d’abord. D’un point de vue matérialiste, qui est le sien, ces infrastructures de transport et de communication doivent bien être produites, ce qui suppose toute une industrie en amont. Si l’on veut y voir un saut qualitatif dans les « forces productives », il faut l’inscrire dans la longue histoire des moyens de travail, qui, depuis le premier silex taillé, a créé les bases du développement et rendu possibles les flux. L’électricité n’aurait servi à rien si l’industrie n’avait pas produit des ampoules, des lampes et des moteurs électriques, le pétrole et le gaz non plus sans tous les moyens qui permettent de les extraire, de les acheminer et de les utiliser, les transports seraient impossibles sans la production de chemins, routes, voies ferrées, avions, pour ne citer que ces exemples.

Deuxième remarque. Les réseaux servent effectivement de supports physiques à cette deuxième source de productivité du travail humain qui est ce que Marx appelle la « coopération », autrement dit les diverses formes de l’organisation du travail, ainsi qu’à de nombreuses activités de temps libre. Ils socialisent donc. Et le grand bond en avant de l’époque contemporaine, ce sont effectivement les réseaux informatiques, avec leurs infrastructures matérielles : ils élargissent prodigieusement les espaces de communication et rétrécissent aussi prodigieusement leur temps. Tout cela Mélenchon le montre de manière saisissante, avec des exemples qu’il donne : les Africains ont pu sauter l’étape du téléphone, avec sa lourde infrastructure, en accédant à l’usage du smartphone satellitaire, la finance de son côté opère à la milli-seconde. Mais, si les réseaux  rapprochent les hommes, ils peuvent être aussi profondément désocialisants, particulièrement les réseaux informatiques. Ils enferment les individus dans une bulle virtuelle, ils déstructurent les relations humaines en mécanisant et en appauvrissant les contacts (cf. les robots répondeurs, les services digitaux, le télétravail etc.), ils tendent à confiner les esprits dans les routines que leurs algorithmes ont décelées, ils entraînent des comportements moutonniers, etc. En outre ils rendent possible un gigantesque vol de données par leurs propriétaires, que les réglementations actuelles ne cherchent pas vraiment à enrayer. Ils sont le terrain d’élection des arnaques en tout genre et des trafics les plus occultes. Enfin ils sont extrêmement vulnérables à des cyber-attaques.

Tout cela est bien connu, mais devrait être au centre d’un « programme de transition », tant ces « forces productives » peuvent être destructrices sous l’empire du capitalisme « informatique ». Mais elles auraient au moins le grand avantage, selon Jean-Luc Mélenchon, de rendre possibles, ou du moins de faciliter les mobilisations citoyennes et les actions collectives. Avec quels succès? On y reviendra.

 

La croissance exponentielle de la population mondiale. Pourquoi ?

 

Le fait est majeur : après une croissance lente, la progression de cette population s’est accélérée, au point que, comme le note Mélenchon, elle a doublé deux fois en l’espace des deux dernières générations. L’augmentation de la population est généralement expliquée par celle de la production, jusqu’au bond en avant du 20° siècle (une multiplication par 50). Cette explication est un peu courte. Il faut la rattacher à cette loi historique tendancielle que, plus les sociétés sont inégalitaires, plus elles favorisent l’accroissement de leur population, tout simplement parce les classes dominantes y cherchent à augmenter le nombre de travailleurs à exploiter. Dans les colonies d’Amérique, les enfants d’esclaves étaient une richesse, qui pouvait même être monnayable. Au 19° siècle le patronat était trop heureux de faire travailler les enfants dans ses usines, jusqu’à ce qu’il s’inquiétât de leur taux de mortalité. Aujourd’hui les pays dominés représentent un immense gisement de main d’œuvre, qu’on se garde bien de tarir, comme on pourrait le faire en aidant leurs populations a bénéficier de l’éducation et de la contraception qui limitent la fécondité, seule la mortalité due aux mauvaises conditions de vie freinant actuellement processus. Telle est la « loi de population » du capitalisme mondialisé. A quoi il faut ajouter que les pays pauvres ont, faute de systèmes de protection sociale, besoin de beaucoup d’enfants pour assurer les vieux jours de leurs aînés.

Si la courbe de la population mondiale tend à s’aplatir, c’est parce que, d’un côté, les pays riches voient leur population vieillir sous l’effet d’un l’individualisme qui fait éclater les familles larges, et que, de l’autre, une amélioration des conditions de vie dans quelques pays dits « émergents », la Chine en premier lieu, fait baisser la natalité, et que, enfin, une baisse de la fécondité s’observe partout du fait de l’omniprésence des perturbateurs endocriniens. Un programme progressiste devrait mettre en avant cette aide au développement, non seulement d’infrastructures économiques, mais encore de services publics, ces deux volets étant les seuls moyens de freiner les mouvements migratoires. Le programme de la France insoumise est incomplet sur ce point.

 

Quelle société urbanisée ?

 

Mélenchon consacre un long chapitre à la Ville, voyant dans l’urbanisation massive un phénomène marquant de l’époque. Ce chapitre historique est  excellent. On y voit comment le capitalisme l’a impulsée, comment les villes, longtemps construites autour de centres industriels, sont devenues des centres surtout financiers, comment elles ont donné lieu à toute une spéculation foncière, comment elles se sont ségrégées, chassant leurs populations ouvrières dans des périphéries puis déportant leurs classes moyennes dans des zones pavillonnaires, etc. Et Mélenchon de mettre en avant la revendication au droit au logement et la nécessité d’une planification pour réorganiser la Ville. Cela pose cependant un certain nombre de questions concernant plus généralement le rapport ville/ campagne et le rôle qu’ont joué les paysans dans les luttes sociales.

Dans le cours du 20° siècle les révolutions, socialistes ou non, se sont produites avec l’appui décisif des paysans en révolte contre les propriétaires fonciers, Or ces luttes sont toujours à l’ordre du jour dans tous les pays de la périphérie du système mondial, avec pour premier objectif des réformes agraires pour rendre la terre, accaparée par des latifundiaires et des firmes géantes, à leurs exploitants. Dans les mêmes pays les villes, devenues des métropoles géantes, ont vu s’opposer des centres-villes bourgeois à d’immenses bidonvilles, et, dans plusieurs de ces villes, des quartiers huppés à des quartiers voués à une sorte d’esclavage industriel. En fait la situation décrite par Mélenchon est plutôt celle des pays du Centre,

Dans ces pays ce qui reste de la paysannerie est voué en grande partie à une agriculture intensive très mécanisée, les petits paysans étant, eux, dominés par l’agro-business. De leur côté les petites villes meurent lentement, avec des services publics rabougris ou inexistants (c’est particulièrement le cas en France). Dès lors un programme de transformation devrait s’adresser aussi à ces couches sociales de petits paysans, qui connaissent une sorte de servage, et de petits artisans et commerçants laminés par les plates-formes, tout autant qu’à ceux des « quartiers » déshérités des métropoles. On l’a bien vu avec le mouvement des Gilets jaunes, le potentiel révolutionnaire y est énorme : ils ont mis, si l’on peut dire, le feu à la plaine. Et ce potentiel est accru par l’apparition des nouveaux paysans, ceux qui veulent pratiquer une agriculture écologique, et par les nouveaux ruraux, ceux qui fuient la grande ville, soutenus aussi par des édiles qui cherchent à revitaliser leurs petites villes. Tout cela Mélenchon le sait, mais ne paraît pas prioritaire dans son programme, au risque de laisser l’extrême droite profiter de la relégation de ces catégories sociales.

 

Diversité et limites des «révolutions » citoyennes

 

Essayons de résumer les thèses de Jean-Luc Mélenchon. 1°  « Le peuple est émergent des réseaux et de la ville » et « La ville est l’avenir de la révolution » 2° « Les réseaux étendent la lutte des classes à tous les aspects de la vie quotidienne » 3° Cette lutte oppose la « nouvelle oligarchie », maîtresse des réseaux, à tous ceux qui les utilisent, mais ne les possèdent, ni ne les contrôlent. On voit bien à quoi ces thèses s’opposent : à la conception marxiste classique de la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, et à l’idée que seul le prolétariat est révolutionnaire - une conception sur laquelle Marx est revenu à la fin de sa vie. Mélenchon considère que cette conception est caduque, le prolétariat étant laminé, même en y incluant les employés, par « le capitalisme en réseau ». « L’entreprise n’est pas le lieu exclusif et central ». La nouvelle alliance de classes opposerait alors l’immense majorité des citoyens à quelques poignées de grands investisseurs, souvent milliardaires, qui possèdent ou contrôlent, de près ou de loin, grâce à leurs moyens financiers, les réseaux matériels (ceux de l’eau, de l’électricité, des autres sources d’énergie, des ports, des routes et chemins de fer,) et les réseaux informationnels et communicationnels (les télécoms, l’internet et ses réseaux sociaux, les autres médias), sans oublier les réseaux par lesquels circule l’argent (les banques, les marchés financiers). 4° Mais cette immense majorité a appris à utiliser certains de ces réseaux névralgiques contre leurs    possesseurs et leurs mandataires. Elle se sert des smartphones et de leurs applications pour communiquer et organiser ces manifestations de masse dans de nombreux pays, dont Mélenchon dresse un inventaire, et dont celles des Gilets jaunes ont été les plus spectaculaires. Alors que les formes traditionnelles de l’action syndicale ne donnent que peu de résultats, on voit les acteurs les plus combattifs paralyser les réseaux plutôt que les entreprises.

Toute cette « phénoménologie des révolutions citoyennes » (c’est le terme que Mélenchon emploie lui-même) peine cependant à entièrement convaincre.

Si des manifestations de masse se sont effectivement produites dans de nombreux pays du  monde lors des dernières années, l’urbanisation y est très disparate. L’analyse de Mélenchon s’applique bien à des pays développés comme les Etats-Unis, la France, l’Espagne, et, à un moindre degré, la Grèce. Le tissu urbain y est dense, avec d’un côté des métropoles et de l’autre de petites villes, entourées d’espaces agricoles qui se sont restreints, avec une prédominance de l’agriculture intensive. Alors il est bien vrai que les grandes villes ne sont plus l’espace par excellence des révolutions. Nous ne sommes plus dans le Paris de 1789, avec ses quartiers révoltés et ses sans-culottes, ni dans le Lyon de 1930, avec ses artisans en lutte contre les marchands, ni dans le contexte de la Commune de Paris (et des autres Communes), quand les villes étaient noyées dans un vaste monde paysan. Nous ne sommes pas non plus dans la période d’après guerre, l’industrie et les grands centres commerciaux ayant migré à l’extérieur des grandes villes, Dans ces pays du Nord les révoltes sont effectivement souvent parties, de manière spontanée, des petites villes reléguées, avec des services publics à l’abandon, pour gagner la capitale, ce lieu où se concentre le pouvoir d’Etat.

Mais, dans les pays de la périphérie du système mondial, où le monde paysan reste dominant, elles ont souvent démarré dans les campagnes, Mélenchon lui-même soulignant l’importance des luttes agraires, avec une paysannerie surexploitée par des latifundiaires ou de grandes firmes capitalistes. Elles ont trouvé des relais moins dans les petites villes que dans les conurbations urbaines des grandes villes. Ainsi dans des pays du Maghreb, en Egypte, en Amérique latine, sans parler de l’Afrique sub-saharienne. Le seul point commun avec les insurrections dans les pays du Centre est qu’elles ont effectivement pris appui sur les réseaux informationnels qui étaient à leur portée. Les « révolutions citoyennes » ont donc été de nature très différente et on ne peut généraliser.

En second lieu il faut bien admettre que ces révolutions ont toutes échoué, une fois dépassée la « phase destituante », à réussir leur « phase instituante » (pour parler comme Mélenchon), consistant à changer de fond en comble la Constitution, à l’exception de la Bolivie et de l’Equateur, où la réaction a rapidement repris le pouvoir, et du Venezuela, où le pouvoir révolutionnaire l’a gardé, malgré les coups de boutoir du camp occidental, mais à un coût élevé. En France, on le sait, le mouvement des Gilets jaunes a été sévèrement réprimé, et les luttes qui ont suivi, telle que l’immense mobilisation contre la réforme des retraites, n’ont pas fait vaciller le pouvoir de l’oligarchie. Au Chili, qui fut le laboratoire sanglant du néo-libéralisme, la droite a fait rejeter la nouvelle Constitution. Alors il faut bien expliquer le pourquoi de ces échecs.

Dans les pays du Centre ils ne sont pas surprenants, car le capitalisme, pas seulement numérique, mais toujours hautement financiarisé, y est tentaculaire. Dans les pays de la périphérie il l’est moins, mais il dispose de tous les relais d’une bourgeoisie comprador. Dans les deux cas, il semble bien qu’il ait manqué à ces mouvements insurrectionnels la charpente de partis fortement organisés, avec de nombreux relais dans la population comme dans l’appareil d’Etat (police et armée comprises), dotés d’un programme transformateur à la fois clair, précis et réaliste, c’est-à-dire adapté aux conditions locales.

 

Le problème de l’organisation

 

S’agissant donc des partis, ils sont nécessaires pour qu’il y ait une unité d’action et une discipline. Dans les partis communistes on appelle cela le « centralisme démocratique ». Le problème, dans cette formulation tant vilipendée, n’est pas le centralisme, car quoi de plus centraliste que les partis dits libéraux, avec leur cooptation des cadres subalternes par le sommet, leur entre-soi, leurs rivalités narcissiques et leurs intrigues, sans parler de leur mode de financement ? Le problème des partis révolutionnaires est celui de leur démocratie interne et de leurs rapports avec les « masses ».

La France insoumise a voulu transformer la forme traditionnelle du parti en celle d’un « mouvement », en constante évolution, ceci afin d’éviter les luttes stériles des « tendances » ou « courants », qui fonctionnaient comme des partis à l’intérieur du parti (socialiste en l’occurrence). On peut le comprendre, mais le résultat est finalement plus centraliste que démocratique, car les « groupes d’action », censés être des assemblées citoyennes, ont peu d’action sur le sommet de l’appareil, malgré diverses dispositions. La question ici n’est pas celle d’un fort leadership (il n’y a pas eu de grand parti révolutionnaire sans une puissante personnalité pour l’incarner, de Lénine à Jaurès, de Mao à Nelson Mandela, pour ne citer que ces exemples), mais celle d’une perfusion des propositions par la base et d’une liaison constante avec les mouvements sociaux. Or les militants de base le sont plus par bonne volonté que par adhésion réfléchie (il n’est même pas besoin de verser une cotisation) et les échanges se font plus via les réseaux  sociaux qu’à travers un véritable débat collectif.

Il ne faut pas se faire d’illusion : on ne peut en aucun cas défaire les forces coalisées du capital, avec tous leurs relais, sans une puissante organisation, fortement structurée. Venons-en au programme de la France insoumise.

 

Quelles ruptures avec le capitalisme ?

 

La dénonciation de la logique et des méfaits du capitalisme parcourt tout le livre de Mélenchon et est au cœur du programme de la France insoumise, marquant une rupture avec ceux d’une social-démocratie devenue une version atténuée du néo-libéralisme, et en perte de vitesse partout. Dans le programme très détaillé (ce qui fait sa qualité) de la France insoumise, concentrons-nous donc sur les chapitres économiques et sur les principales mesures.

Pour une part ce programme se présente comme une régulation forte du capitalisme. Il s’agit d’abord de « mettre au pas la finance », par diverses mesures bien ciblées, telles qu’interdire la plupart des LBO et des produits dérivés, séparer les banques d’affaires et les banques de détail. Mais le programme va plus loin, quand il détaille des mesures visant à limiter le pouvoir des actionnaires, telles que la modulation de leurs droits de vote en fonction de leur durée de détention, la limitation des dividendes (qui ne doivent pas être supérieurs aux bénéfices), et la représentation des salariés pour au moins un tiers des sièges dans les Conseils d’administration.

Les premières mesures avaient déjà été proposées depuis longtemps par des économistes partisans du capitalisme, mais critiques de son fonctionnement actionnarial (par exemple un Jean-Luc Gréau). Les autres sont proches d’économistes situés à gauche, défendant une cogestion à l’allemande (Piketty) ou une véritable cogestion (François Morin). Sans entrer ici dans une discussion, on peut dire que toutes ces mesures sont bienvenues, si l’on admet que, pour diverses raisons, on ne pourra pas se débarrasser du capitalisme avant longtemps. Visant à définanciariser l’économie et à revenir au capitalisme managérial, elles rendraient possible un nouveau compromis social, notamment en y renforçant juridiquement le pouvoir des salariés.

Le problème est qu’elles sont totalement irrecevables par les actionnaires d’aujourd’hui, qui ne sont plus de petits détenteurs de capitaux, mais de colossaux fonds d’investissement. S’ils considèrent que les rendements à venir, de préférence à 2 chiffres, ne sont plus suffisants dans la nouvelle donne, ils seront non seulement vent debout, mais encore menaceront d’aller investir ailleurs, sous des cieux plus cléments. C’est bien là l’antienne de nos gouvernants actuels, que de dire que ce sera une catastrophe pour le pays, qui cesserait d’être attractif dans un monde ouvert et qu’il faut au contraire tout faire, à commencer par des allégements d’impôts, pour les y faire venir afin d’y créer de l’activité et des emplois. Le programme de la France insoumise a prévu une parade, au-delà de la taxation de transactions financières, recommandée même par l’OCDE, et de la lutte contre l’évasion fiscale : le contrôle des capitaux. Mais, et l’on va reviendra, il est interdit par l’Union européenne, à quelques exceptions près.

Le programme annonce ensuite une deuxième rupture d’ampleur avec le capitalisme : le retour dans le giron de l’Etat des infrastructures, des services publics, des fleurons industriels et des industries de souveraineté  qui ont été en partie ou totalement privatisés. Il prévoit aussi de « socialiser » des banques généralistes – sans préciser lesquelles. A quoi s’ajoute une mesure originale : la création d’une caisse de péréquation interentreprises pour mutualiser la contribution sociale entre petites et grandes entreprises. Le tout est couronné par une planification écologique, inscrite dans des lois-cadres, appuyée sur des organismes publics (par exemples des régies de l’eau), et sur de puissants financements publics.

 

Commentaire sur la finalité du programme

 

Le programme de la France insoumise est, sur le plan économique stricto sensu (en laissant de côté toutes les mesures sociales et fiscales) un « programme de transition ». Mais transition vers quoi, vers quelle alternative à l’économie libérale ? Cette alternative est définie en termes très généraux (délibération collective versus autoritarisme individuel, travail émancipateur versus travail imposé, production utile versus production aveugle » Cf. p.100). A aucun moment Mélenchon ni le programme ne font référence à une alternative socialiste. On peut se demander pourquoi, car le programme ressemble quelque peu à ce qu’on pourrait appeler un socialisme avec marché – plutôt qu’un socialisme de marché, laissant jouer très largement ces mécanismes de marché mainte fois critiqués dans le livre.

Par certains côtés il présente des analogies avec le « socialisme à la chinoise » : vaste secteur public dans tous les secteurs stratégiques (infrastructures, services publics, biens communs tels que l’eau et les forêts, entreprises publiques dans les industries de base, les industries de souveraineté, dans le secteur bancaire avec la création d’un pôle public de financement),   et contrôle des entreprises capitalistes par des mesures réglementaires. On ne poussera pas ici la comparaison plus loin. Si le terme de socialisme est écarté par Mélenchon, c’est sans doute pour éviter qu’il ne prête à confusion, d’une part avec le socialisme à la soviétique, d’autre part avec l’escroquerie théorique que représentait son emploi par le Parti socialiste français. Quant à l’exemple chinois, il semble bien que, si Mélenchon en parle si peu, sauf à saluer ses brillantes réussites et sa montée en puissance géopolitique (p. 269), ce soit parce qu’il le connaisse mal. On pourrait penser aussi à une prudence dans le discours, tant la Chine est diabolisée dans le discours politique et dans les médias français, mais Mélenchon n’est pas homme à se laisser intimider par eux ni louvoyer. L’hypothèse qui paraît la plus probable est que le système politique chinois est contraire à toute sa culture politique.

Il reste que le fait de ne pas nommer le système alternatif au capitalisme laisse un grand blanc dans le discours, ce qui n’est pas très mobilisateur. Il aurait pu parler par exemple d’un « socialisme coopératif », d’autant que le programme fait aussi une place à « la généralisation de l’économie sociale et solidaire », laquelle y est cependant réduite à la portion congrue.

 

Un obstacle majeur : l’Union européenne

 

Le programme de la France insoumise est incompatible avec ses règles, et plus encore avec celles de la zone euro, cela est dit en toutes lettres. En 2022 il défendait une double rupture : la renégociation des Traités, en cherchant à y associer d’autres pays, et, sinon, la « désobéissance », en appliquant en toute hypothèse les mesures du programme. C’est là ce que ne pouvaient accepter en fait les partenaires de la NUPES, tous plus ou moins europhiles et qui devait entrainer sa dislocation.

Une question particulièrement clivante était celle de la monnaie unique. Changer son statut était irrecevable pour d’autres pays, l’Allemagne en premier lieu. Revenir aux monnaies nationales consistait à mettre à bas tout l’édifice. Aussi la question est-elle restée en suspens, sans doute dans l’idée que les opinions n’étaient pas mûres, ni dans les autres pays de la zone euro, ni même en France, où même la plupart des souverainistes y avaient renoncé. Il y aurait cependant eu une porte de sortie, défendue par plusieurs économistes : le remplacement de cette monnaie unique par une monnaie commune, à laquelle les monnaies nationales auraient été rattachées selon un système de parités ajustables en fonction de divers paramètres, ce qui aurait réduit les déséquilibres entre les pays de la zone. Etrangement le programme n’en fait pas mention.

En tous cas, on se trouve ici devant une sorte de « trou noir » pour une politique de transformation. Mais ce n’est pas tout : comment y parvenir en jouant le jeu de la démocratie libérale ?

 

L’autre obstacle : la démocratie libérale

 

C’est peu de dire que cette démocratie libérale est à bout de souffle. Dans tous les pays occidentaux elle est tellement biaisée qu’elle est devenue caricaturale, et ce quel que soit le régime politique. L’exemple des Etats-Unis est sans doute  le plus flagrant, mais dans l’Union européenne ce n’est guère mieux. Quand les électeurs ne s’abstiennent pas massivement, ils votent par préjugé, par affect ou au petit bonheur la chance, si bien que les majorités sont fluctuantes, que la déception est souvent au rendez-vous et que les partis les plus démagogiques y raflent de plus en plus la mise.

La question de la démocratie n’est pas traitée directement dans le livre de Mélenchon, consacré surtout à la dénonciation du libéralisme et aux révolutions citoyennes. Ce qui est un peu surprenant, vu son importance. Il faut donc se référer au programme L’avenir en commun, qui propose, pour la France, un retour à un régime parlementaire moralisé et amélioré, les principales mesures novatrices étant, afin de lutter contre l’abstention, le vote obligatoire et un seuil de votes exprimés pour valider une élection, ensuite l’installation d’un referendum d’initiative populaire pour révoquer des élus, proposer ou abroger une loi et modifier la Constitution, et enfin la présentation systématique à l’Assemblée nationale de propositions émises par des conventions citoyennes. Toutes ces propositions sont évidemment bienvenues, mais restent dans le cadre d’une démocratie représentative classique, où l’on vote tous les 4,5 ou 6 ans pour des députés, qui ont finalement carte blanche. Les campagnes électorales tournent essentiellement autour du choix de ces représentants, et ces derniers consacrent énormément d’énergie et de temps aux joutes parlementaires. En vieux routier de la politique parlementaire Mélenchon ne voit pas les choses autrement.

Or dans cette démocratie libérale la gauche dite « radicale » n’a jamais pu et ne pouvait pas s’imposer, non seulement parce qu’elle avait toutes les forces pro-capitalistes contre elle ou parce qu’elle aurait fait des erreurs de stratégie, mais parce qu’elle se trouvait devant un électorat inerte ou désabusé. 1l est frappant qu’elle n’ait que peu trouvé l’oreille de ces vastes mouvements contestataires que Mélenchon a nommé révolutions citoyennes.

 C’est ici que nous retrouvons les effets abêtissants du capitalisme numérique et les effets désocialisants des réseaux sociaux. Mélenchon a cru qu’un discours bien argumenté pouvait convaincre des citoyens désorientés et dégoûtés de la politique, et a fait, avec un grand talent, de remarquables efforts de pédagogie, mais il n’a convaincu durablement que ceux qui pouvaient suivre ses raisonnements, parce qu’ils disposaient d’un temps de réflexion et d’informations pertinentes - c’est-à-dire des autodidactes, de vieux militants et quelques poignées de ces diplômés, baptisés par Emmanuel Todd « crétins éduqués », qui se posaient des questions, ou étaient pour le moins curieux, car ils n’avaient pas l’habitude d’entendre autre chose que la novlangue de leurs maîtres et d’hommes politiques dont le niveau intellectuel avait dramatiquement baissé. Ainsi lors de conférences données devant quelques auditoires de grandes écoles. Mélenchon a cru, avec ses jeunes recrues instruites, que les réseaux sociaux lui offraient cette audience que les autres médias lui refusaient ou ne lui accordaient qu’en le maltraitant, encouragé qu’il était par le nombre de ses abonnés. Effectivement cela lui a permis, ainsi qu’à la France insoumise, de réaliser des percées, mais dans le cadre de campagnes présidentielles qui mobilisent relativement les électeurs. Chaque fois cependant le souffle, en fait tout relatif (au mieux la conquête de 16% des électeurs, compte tenu du nombre des abstentionnistes), est retombé. Et, dans les autres pays, la gauche radicale a fait encore moins bien (En Espagne avec Podemos, en Allemagne avec Die Linke, en Grande Bretagne avec Jeremy Corbin, aux Etats-Unis avec Bernie Sanders, sans parler de la Grèce avec Syriza).

Le capitalisme financiarisé a tellement imprégné les élites et le capitalisme numérique a tellement colonisé la vie quotidienne que tous ces esprits formatés, y compris parmi des classes laborieuses paupérisées, qu’un discours de rupture était le plus souvent inintelligible. Alors peut-on en tirer quelques conclusions ?

 

Que conclure ?

 

Comment dépasser cette sorte de plafond de verre auquel se heurte la gauche de transformation ? Sans doute la première tâche est-elle celle d’instruire les citoyens, à commencer par les militants, car les autres personnes n’ont pas beaucoup de temps, et donc de cerveau disponible. Mélenchon l’a compris en créant son Institut La Boétie, destiné à former des cadres compétents et expérimentés. c'est-à-dire tout le contraire de ces conseillers de faible niveau qui entourent les ministres issus des écuries de la droite (on n’ose a peine parler ici de « partis »). Il existe, au-delà de quelques associations critiques, comme Attac, un grand nombre de chercheurs, au CNRS notamment, qui, de façon quasi clandestine et en passant à travers la moulinette des « appels à projet », produisent des études de qualité. Mais rien ne remplace les avis et projets venus du « terrain ». Pour qui consulte les 20.000 cahiers de doléances remplis par quelque 2 millions de Français au début de l’année 2019, après la crise des Gilets jaunes, et laissés dormir dans les archives, mais aussi toutes les contributions au Vrai débat lancé par des opposants, il s’aperçoit que c’est une vraie mine d’informations et de propositions, parfois des plus précises et des plus techniques. Cela donne une idée de ce peut être une intelligence collective.

Mas encore faut-il, pour faire un véritable travail d’instruction, des structures d’accueil. Autrefois, des partis de gauche, surtout le Parti communiste, avaient des écoles de formation pour leurs militants, et aussi de vastes réseaux d’associations affiliées pour y diffuser des idées et même y prôner un mode de vie alternatif. Mais c’étaient des partis organisés, structurés, disposant de leurs propres centres de réflexion et de recherche. On ne peut pas en dire autant de la France insoumise, vu son mode organisationnel.

Vient ensuite la question du programme. Articulé autour de grands principes, remarquable dans la critique de l’existant, fouillé dans le détail, le programme de la France insoumise, on l’a dit, manque d’un horizon clair. Il est vrai que ce n’est pas aussi facile qu’à l’époque où il existait des modèles de société, fussent-ils trompeurs (non seulement le modèle soviétique, mais aussi un vrai modèle social-démocrate, qui s’incarnait dans des pays comme la Suède ou l’Autriche). « Eco-socialisme » pourrait être un drapeau, ou, comme suggéré précédemment, «Socialisme coopératif ».

La question des réseaux sociaux devrait être mise au premier plan. On a vu les travers et les méfaits de ce que Mélenchon nomme la « principale et parfois unique agora contemporaine (p. 25). Il est stupéfiant que ce soit Macron qui ait envisagé de réguler l’usage des écrans chez les jeunes, et que le programme n’ait pas dit un mot sur la « fabrication du crétin numérique », pour reprendre le titre d’un ouvrage très documenté en la matière. C’est aussi une mesure très étrange que de vouloir créer un centre national du jeu vidéo, quand on sait le pouvoir addictif de ces jeux.

La question de la maîtrise des télécom et de l’internet appellerait des mesures bien plus drastiques, face à la puissance du capitalisme numérique, que celles prévues dans le programme, puisqu’il s’agit de véritables biens publics. Les opérateurs des télécom devraient devenir des entreprises publiques, avec sans doute une certaine concurrence, mais limitée. Quant aux entreprises de l’internet, notamment les mastodontes étasuniens que l’on sait, elles sont sans aucun doute le nerf de la guerre. Aussi est-il tout à fait insuffisant de se limiter, comme le fait le programme, à promouvoir des logiciels libres et un hébergement en France des serveurs. Bien sûr, créer des entreprises françaises de la taille voulue pour fournir les mêmes services (mais pas les mêmes sévices) en particulier en matière d’IA (ici encore sans les mêmes dérives) demanderait des investissements si colossaux qu’ils seraient hors de portée du pays. C’est là un domaine où des coopérations renforcées avec quelques pays européens seraient bienvenues. Et, si l’on n’a pas les moyens de nationaliser ou d’européaniser de telles entreprises, au moins pourrait-on contrôler les entreprises privées existantes par une réglementation bien plus drastique (comme fait la Chine) que celle que l’Union européenne essaie péniblement de mettre en place, et, dans certains cas, par des prises de participations publiques. Même chose pour les plateformes commerciales, dont on connaît la profusion, l’opacité et les abus, un domaine où une poignée d’entreprises publiques, moins gourmandes en investissements, rendrait les services les plus courants de manière fiable.

Dans tous les domaines considérés c’est l’obstacle de l’Union européenne  qui est le plus dirimant. Il faut être clair. Toute politique transformatrice y est impossible, sauf à la changer de fond en comble. Le risque politique est évidemment, dans les conditions actuelles  - tant que son éclatement prévisible ne se sera par produit, de façon qui pourrait être cahotique – est d’y perdre des électeurs. et, pour la France insoumise de se trouver marginalisée. Sans doute, mais il faudrait avoir le courage et la volonté de miser sur le long terme.

Enfin la question du paradigme démocratique reste la clef de tout. Pour le dire rapidement, la démocratie représentative sera toujours, comme elle l’a toujours été, un jeu de dupes. Et ce n’est pas le retour à une démocratie parlementaire, même améliorée, qui y changera grand-chose. L’alternative réside fondamentalement dans une démocratie participative continue, à travers des assemblées primaires citoyennes qui se réunissent régulièrement, et pas seulement la veille des élections, dans des mairies ou des arrondissements. C’est ce que la Convention avait initié pendant la Révolution française, très imparfaitement dans les conditions de l’époque, et inscrit en détail dans la Constitution de 1993, qui ne put être appliquée. C’est aussi ce que propose un constitutionnaliste (Dominique Rousseau). Et cela va bien au-delà des timides essais de démocratie participative qui ont été tentés dans des communes ou à une échelle un peu plus large avec les budgets participatifs. Mais ces assemblées primaires n’ont de portée que si elles débouchent sur des mandats, sinon impératifs, du moins incitatifs, tant sur les questions locales que sur les questions nationales, et sur une révocabilité des élus qui s’en seraient écartés sans s’en expliquer.

La France insoumise ne propose, dans son programme, pour « permettre l’intervention populaire », que le referendum d’initiative populaire. Le referendum, qui existe dans une soixantaine d’Etats, est traditionnellement considéré comme le contrepoids de la démocratie représentative,  qui permettrait au peuple de faire entendre directement sa voix, en proposant ou en révoquant une loi édictée par le Parlement. L’expérience montre que, même dans le meilleur des cas, comme en Suisse, il ne fait que traduire des mouvements d’opinion, et peut être utilisé de façon purement démagogique (c’est pourquoi l’extrême droite le défend volontiers). On admettra volontiers qu’il s’impose quand il s’agit de changer de Constitution ou de ratifier un traité international  qui la modifie substantiellement (ce fut le cas du Traité constitutionnel européen en 2005). Encore faut-il qu’il soit alors précédé d’un débat qui ne soit pas truqué. Mais dans les autres cas (sur des sujets tels que l’immigration ou la peine de mort) il peut ne refléter que des préjugés. Des assemblées primaires permettent au contraire un vrai débat, et de manière suivie. On a évoqué plus haut la richesse des propositions dans les débats qui ont suivi la crise des Gilets jaunes. Et ces débats seront encore plus alimentés et centrés, s’ils sont préparés par des Conventions citoyennes, une proposition qui est reprise par la France insoumise, mais seulement dans un cadre parlementaire (présentation systématique au bureau de l’Assemblée des propositions qui en seront issues). On n’ira pas plus loin dans cette esquisse (les scrutins doivent-ils être directs ou indirects, avec délégation de pouvoirs à plusieurs niveaux ? Une Chambre consultative et délibérative, qui ne serait pas une Assemblée de notables, ne devrait-elle pas être élue aussi pour seconder le Parlement ?), mais la démocratie changerait complètement de nature.

Bien sûr on ne voit pas la France insoumise organiser de telles assemblées primaires, qui seraient immédiatement accusées d’être partisanes, mais elle pourrait en lancer l’idée, voire la tester ici ou là en prenant soin de rester en retrait. Elle ferait ensuite son chemin. Car les Français ne sont pas devenus indifférents à la politique, mais à ce qu’elle est devenue. Et le paradoxe est qu’ils sont très majoritairement favorables aux grandes lignes du programme l’Avenir en commun, mais manifestement l’ignorent, faute de lieux et de temps dédiés à en connaître et en débattre, et où se prononcer.

 

 

Quelques remarques sur le livre de Jean-Luc Mélenchon

 Faites mieux. Vers la révolution citoyenne

et sur le programme de la France insoumise

 

 

 

Cette somme est, selon son auteur, son livre le plus important, l’essentiel de son message théorique et politique, adressé plus particulièrement aux jeunes générations. Mais c’est aussi, disons-le, un grand livre, par la richesse de ses analyses et de ses propositions. Mélenchon y fait preuve, une fois de plus, de la rigueur de sa pensée, de son immense culture, de la précision de sa documentation et de son talent pédagogique, sans oublier l’élégance de son style. C’est donc un livre qu’il faut absolument lire. Même un lecteur averti a beaucoup à y apprendre. Et il y trouvera une impressionnante matière à réflexion. Notre propos, ici, se limitera à quelques remarques sur les points de ce livre qui peuvent faire problème, sans y mettre un ordre précis, et sur le programme de la France insoumise, dont il est l’inspirateur.

 

Noosphère et sphère du « divertissement »

 

Mélenchon soutient, non sans un certain enthousiasme, que l’humanité est entrée dans un âge où la connaissance est devenue accessible à tous grâce aux  plates-formes numériques, qui permettent une prodigieuse diffusion de connaissances, alors qu’elles étaient réservées jusque là à des élites ou à de petites communautés. Et, en un sens, c’est incontestable. Tout le savoir du monde est à portée de clic, là où il fallait avant consulter des encyclopédies et aller dans des bibliothèques, et, pour les curieux ou pour les chercheurs, cela a changé la donne. Mais, déjà ici, il faut mettre des bémols. Comment savoir si la source est fiable, comment dénicher l’article de qualité ou la thèse de doctorat fouillée dans l’océan des occurrences, dont les plus pertinentes sont noyées par le calcul statistique des algorithmes. Il y faut un esprit averti, beaucoup de patience, souvent le paiement de quelque argent (destiné à faire vivre des revues qu’aucun argent public n’aide à financer), et cliquer sur « continuer sans accepter », une mention rarissime sur les sites, car les cookies vous guettent, fournisseurs de données, qui seront vendues, via des brokers, à des sites marchands, fût-ce ceux de libraires ou d’éditeurs. A ceux qui vantent « l’open source », il faut rappeler qu’on y trouve des codes informatiques à la disposition de tous, mais aussi le n’importe quoi. Alors, bien sûr, Mélenchon cite Wikipedia, avec ses règles et son « jugement par les pairs ». Admirable encyclopédie universelle certes, faite par des bénévoles et financée par des dons. Mais c’est une exception.

Nous parlons ici des connaissances. Mais c’est bien pire dans le cas des informations ou des avis des internautes. Nous sommes entrés dans l’âge des fake news, des interminables commentaires où chacun se croit autorisé à dire tout ce qui lui passe par la tête, ce qu’il n’oserait pas faire en public ni même en son nom propre, au nom de la sacro-sainte liberté d’expression. Et  on ne fera pas injure à Mélenchon en lui rappelant que les pires pervers ou  propagandistes trouvent sur la Toile de quoi racoler ou se faire entendre, ouvertement ou de façon à peine dissimulée, les petites mains des « modérateurs » et celles d’officiers publics ne pouvant guère endiguer cette marée. Car, derrière tout cela, il y a les profits colossaux d’oligopoles privés. On y reviendra.

Mais, et peut-être surtout, on le sait bien, tout cet archipel de l’internet et de ses réseaux sociaux, n’est qu’un ilot perdu dans l’immense continent du « divertissement » - au sens pascalien. Et ici la société marchande bat son plein, via une déferlante de publicité, qui a vraiment très peu à voir avec de  l’information sur les produits ou services. C’est Mélenchon lui-même qui le note : « Aujourd’hui, si le marché de la pub était un pays, il se classerait au huitième rang mondial devant le budget du Canada, du Brésil, de l’Inde ou encore de l’Australie. En France, pour les entreprises privées, c’est un montant supérieur à celui des recherches-développement. A ce prix, les Français sont exposés à plus de 15.000 stimuli commerciaux par personne et par jour » (p. 100). Et combien de bullshit jobs pour les produire ! Ce capitalisme de la séduction est un immense gaspillage de travail, d’énergie et de moyens de production, car, pour l’essentiel, tout ce produit du marketing est bien plus imaginaire que celui du bonimenteur d’autrefois. Et le pire est qu’il fait des consommateurs des esprits « envoutés », comme le dit si bien Mélenchon, par des artifices, et les transforme précisément en consuméristes, fascinés par les si bien nommés « influenceurs », devenus le modèle à suivre pour toute une jeunesse avide de se montrer et de gagner de l’argent. Enfin il faut noter que ce travail de l’illusion est l’apanage des pays les plus développés, le travail véritablement productif se trouvant déporté dans la périphérie du système mondial.

Alors la noosphère fait pâle figure devant ce déferlement de tromperie, de magie et de narcissisme. Mais que faire ? Quelle politique pour y trouver remède et salut ? Ce sera l’une des questions posées à un « programme de transition ». On y reviendra.

 

Les réseaux socialisent et désocialisent

 

Mélenchon met les réseaux au cœur des sociétés contemporaines, avec tous les bouleversements qu’ils entraînent dans leur espace-temps.

Une première remarque d’abord. D’un point de vue matérialiste, qui est le sien, ces infrastructures de transport et de communication doivent bien être produites, ce qui suppose toute une industrie en amont. Si l’on veut y voir un saut qualitatif dans les « forces productives », il faut l’inscrire dans la longue histoire des moyens de travail, qui, depuis le premier silex taillé, a créé les bases du développement et rendu possibles les flux. L’électricité n’aurait servi à rien si l’industrie n’avait pas produit des ampoules, des lampes et des moteurs électriques, le pétrole et le gaz non plus sans tous les moyens qui permettent de les extraire, de les acheminer et de les utiliser, les transports seraient impossibles sans la production de chemins, routes, voies ferrées, avions, pour ne citer que ces exemples.

Deuxième remarque. Les réseaux servent effectivement de supports physiques à cette deuxième source de productivité du travail humain qui est ce que Marx appelle la « coopération », autrement dit les diverses formes de l’organisation du travail, ainsi qu’à de nombreuses activités de temps libre. Ils socialisent donc. Et le grand bond en avant de l’époque contemporaine, ce sont effectivement les réseaux informatiques, avec leurs infrastructures matérielles : ils élargissent prodigieusement les espaces de communication et rétrécissent aussi prodigieusement leur temps. Tout cela Mélenchon le montre de manière saisissante, avec des exemples qu’il donne : les Africains ont pu sauter l’étape du téléphone, avec sa lourde infrastructure, en accédant à l’usage du smartphone satellitaire, la finance de son côté opère à la milli-seconde. Mais, si les réseaux  rapprochent les hommes, ils peuvent être aussi profondément désocialisants, particulièrement les réseaux informatiques. Ils enferment les individus dans une bulle virtuelle, ils déstructurent les relations humaines en mécanisant et en appauvrissant les contacts (cf. les robots répondeurs, les services digitaux, le télétravail etc.), ils tendent à confiner les esprits dans les routines que leurs algorithmes ont décelées, ils entraînent des comportements moutonniers, etc. En outre ils rendent possible un gigantesque vol de données par leurs propriétaires, que les réglementations actuelles ne cherchent pas vraiment à enrayer. Ils sont le terrain d’élection des arnaques en tout genre et des trafics les plus occultes. Enfin ils sont extrêmement vulnérables à des cyber-attaques.

Tout cela est bien connu, mais devrait être au centre d’un « programme de transition », tant ces « forces productives » peuvent être destructrices sous l’empire du capitalisme « informatique ». Mais elles auraient au moins le grand avantage, selon Jean-Luc Mélenchon, de rendre possibles, ou du moins de faciliter les mobilisations citoyennes et les actions collectives. Avec quels succès? On y reviendra.

 

La croissance exponentielle de la population mondiale. Pourquoi ?

 

Le fait est majeur : après une croissance lente, la progression de cette population s’est accélérée, au point que, comme le note Mélenchon, elle a doublé deux fois en l’espace des deux dernières générations. L’augmentation de la population est généralement expliquée par celle de la production, jusqu’au bond en avant du 20° siècle (une multiplication par 50). Cette explication est un peu courte. Il faut la rattacher à cette loi historique tendancielle que, plus les sociétés sont inégalitaires, plus elles favorisent l’accroissement de leur population, tout simplement parce les classes dominantes y cherchent à augmenter le nombre de travailleurs à exploiter. Dans les colonies d’Amérique, les enfants d’esclaves étaient une richesse, qui pouvait même être monnayable. Au 19° siècle le patronat était trop heureux de faire travailler les enfants dans ses usines, jusqu’à ce qu’il s’inquiétât de leur taux de mortalité. Aujourd’hui les pays dominés représentent un immense gisement de main d’œuvre, qu’on se garde bien de tarir, comme on pourrait le faire en aidant leurs populations a bénéficier de l’éducation et de la contraception qui limitent la fécondité, seule la mortalité due aux mauvaises conditions de vie freinant actuellement processus. Telle est la « loi de population » du capitalisme mondialisé. A quoi il faut ajouter que les pays pauvres ont, faute de systèmes de protection sociale, besoin de beaucoup d’enfants pour assurer les vieux jours de leurs aînés.

Si la courbe de la population mondiale tend à s’aplatir, c’est parce que, d’un côté, les pays riches voient leur population vieillir sous l’effet d’un l’individualisme qui fait éclater les familles larges, et que, de l’autre, une amélioration des conditions de vie dans quelques pays dits « émergents », la Chine en premier lieu, fait baisser la natalité, et que, enfin, une baisse de la fécondité s’observe partout du fait de l’omniprésence des perturbateurs endocriniens. Un programme progressiste devrait mettre en avant cette aide au développement, non seulement d’infrastructures économiques, mais encore de services publics, ces deux volets étant les seuls moyens de freiner les mouvements migratoires. Le programme de la France insoumise est incomplet sur ce point.

 

Quelle société urbanisée ?

 

Mélenchon consacre un long chapitre à la Ville, voyant dans l’urbanisation massive un phénomène marquant de l’époque. Ce chapitre historique est  excellent. On y voit comment le capitalisme l’a impulsée, comment les villes, longtemps construites autour de centres industriels, sont devenues des centres surtout financiers, comment elles ont donné lieu à toute une spéculation foncière, comment elles se sont ségrégées, chassant leurs populations ouvrières dans des périphéries puis déportant leurs classes moyennes dans des zones pavillonnaires, etc. Et Mélenchon de mettre en avant la revendication au droit au logement et la nécessité d’une planification pour réorganiser la Ville. Cela pose cependant un certain nombre de questions concernant plus généralement le rapport ville/ campagne et le rôle qu’ont joué les paysans dans les luttes sociales.

Dans le cours du 20° siècle les révolutions, socialistes ou non, se sont produites avec l’appui décisif des paysans en révolte contre les propriétaires fonciers, Or ces luttes sont toujours à l’ordre du jour dans tous les pays de la périphérie du système mondial, avec pour premier objectif des réformes agraires pour rendre la terre, accaparée par des latifundiaires et des firmes géantes, à leurs exploitants. Dans les mêmes pays les villes, devenues des métropoles géantes, ont vu s’opposer des centres-villes bourgeois à d’immenses bidonvilles, et, dans plusieurs de ces villes, des quartiers huppés à des quartiers voués à une sorte d’esclavage industriel. En fait la situation décrite par Mélenchon est plutôt celle des pays du Centre,

Dans ces pays ce qui reste de la paysannerie est voué en grande partie à une agriculture intensive très mécanisée, les petits paysans étant, eux, dominés par l’agro-business. De leur côté les petites villes meurent lentement, avec des services publics rabougris ou inexistants (c’est particulièrement le cas en France). Dès lors un programme de transformation devrait s’adresser aussi à ces couches sociales de petits paysans, qui connaissent une sorte de servage, et de petits artisans et commerçants laminés par les plates-formes, tout autant qu’à ceux des « quartiers » déshérités des métropoles. On l’a bien vu avec le mouvement des Gilets jaunes, le potentiel révolutionnaire y est énorme : ils ont mis, si l’on peut dire, le feu à la plaine. Et ce potentiel est accru par l’apparition des nouveaux paysans, ceux qui veulent pratiquer une agriculture écologique, et par les nouveaux ruraux, ceux qui fuient la grande ville, soutenus aussi par des édiles qui cherchent à revitaliser leurs petites villes. Tout cela Mélenchon le sait, mais ne paraît pas prioritaire dans son programme, au risque de laisser l’extrême droite profiter de la relégation de ces catégories sociales.

 

Diversité et limites des «révolutions » citoyennes

 

Essayons de résumer les thèses de Jean-Luc Mélenchon. 1°  « Le peuple est émergent des réseaux et de la ville » et « La ville est l’avenir de la révolution » 2° « Les réseaux étendent la lutte des classes à tous les aspects de la vie quotidienne » 3° Cette lutte oppose la « nouvelle oligarchie », maîtresse des réseaux, à tous ceux qui les utilisent, mais ne les possèdent, ni ne les contrôlent. On voit bien à quoi ces thèses s’opposent : à la conception marxiste classique de la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, et à l’idée que seul le prolétariat est révolutionnaire - une conception sur laquelle Marx est revenu à la fin de sa vie. Mélenchon considère que cette conception est caduque, le prolétariat étant laminé, même en y incluant les employés, par « le capitalisme en réseau ». « L’entreprise n’est pas le lieu exclusif et central ». La nouvelle alliance de classes opposerait alors l’immense majorité des citoyens à quelques poignées de grands investisseurs, souvent milliardaires, qui possèdent ou contrôlent, de près ou de loin, grâce à leurs moyens financiers, les réseaux matériels (ceux de l’eau, de l’électricité, des autres sources d’énergie, des ports, des routes et chemins de fer,) et les réseaux informationnels et communicationnels (les télécoms, l’internet et ses réseaux sociaux, les autres médias), sans oublier les réseaux par lesquels circule l’argent (les banques, les marchés financiers). 4° Mais cette immense majorité a appris à utiliser certains de ces réseaux névralgiques contre leurs    possesseurs et leurs mandataires. Elle se sert des smartphones et de leurs applications pour communiquer et organiser ces manifestations de masse dans de nombreux pays, dont Mélenchon dresse un inventaire, et dont celles des Gilets jaunes ont été les plus spectaculaires. Alors que les formes traditionnelles de l’action syndicale ne donnent que peu de résultats, on voit les acteurs les plus combattifs paralyser les réseaux plutôt que les entreprises.

Toute cette « phénoménologie des révolutions citoyennes » (c’est le terme que Mélenchon emploie lui-même) peine cependant à entièrement convaincre.

Si des manifestations de masse se sont effectivement produites dans de nombreux pays du  monde lors des dernières années, l’urbanisation y est très disparate. L’analyse de Mélenchon s’applique bien à des pays développés comme les Etats-Unis, la France, l’Espagne, et, à un moindre degré, la Grèce. Le tissu urbain y est dense, avec d’un côté des métropoles et de l’autre de petites villes, entourées d’espaces agricoles qui se sont restreints, avec une prédominance de l’agriculture intensive. Alors il est bien vrai que les grandes villes ne sont plus l’espace par excellence des révolutions. Nous ne sommes plus dans le Paris de 1789, avec ses quartiers révoltés et ses sans-culottes, ni dans le Lyon de 1930, avec ses artisans en lutte contre les marchands, ni dans le contexte de la Commune de Paris (et des autres Communes), quand les villes étaient noyées dans un vaste monde paysan. Nous ne sommes pas non plus dans la période d’après guerre, l’industrie et les grands centres commerciaux ayant migré à l’extérieur des grandes villes, Dans ces pays du Nord les révoltes sont effectivement souvent parties, de manière spontanée, des petites villes reléguées, avec des services publics à l’abandon, pour gagner la capitale, ce lieu où se concentre le pouvoir d’Etat.

Mais, dans les pays de la périphérie du système mondial, où le monde paysan reste dominant, elles ont souvent démarré dans les campagnes, Mélenchon lui-même soulignant l’importance des luttes agraires, avec une paysannerie surexploitée par des latifundiaires ou de grandes firmes capitalistes. Elles ont trouvé des relais moins dans les petites villes que dans les conurbations urbaines des grandes villes. Ainsi dans des pays du Maghreb, en Egypte, en Amérique latine, sans parler de l’Afrique sub-saharienne. Le seul point commun avec les insurrections dans les pays du Centre est qu’elles ont effectivement pris appui sur les réseaux informationnels qui étaient à leur portée. Les « révolutions citoyennes » ont donc été de nature très différente et on ne peut généraliser.

En second lieu il faut bien admettre que ces révolutions ont toutes échoué, une fois dépassée la « phase destituante », à réussir leur « phase instituante » (pour parler comme Mélenchon), consistant à changer de fond en comble la Constitution, à l’exception de la Bolivie et de l’Equateur, où la réaction a rapidement repris le pouvoir, et du Venezuela, où le pouvoir révolutionnaire l’a gardé, malgré les coups de boutoir du camp occidental, mais à un coût élevé. En France, on le sait, le mouvement des Gilets jaunes a été sévèrement réprimé, et les luttes qui ont suivi, telle que l’immense mobilisation contre la réforme des retraites, n’ont pas fait vaciller le pouvoir de l’oligarchie. Au Chili, qui fut le laboratoire sanglant du néo-libéralisme, la droite a fait rejeter la nouvelle Constitution. Alors il faut bien expliquer le pourquoi de ces échecs.

Dans les pays du Centre ils ne sont pas surprenants, car le capitalisme, pas seulement numérique, mais toujours hautement financiarisé, y est tentaculaire. Dans les pays de la périphérie il l’est moins, mais il dispose de tous les relais d’une bourgeoisie comprador. Dans les deux cas, il semble bien qu’il ait manqué à ces mouvements insurrectionnels la charpente de partis fortement organisés, avec de nombreux relais dans la population comme dans l’appareil d’Etat (police et armée comprises), dotés d’un programme transformateur à la fois clair, précis et réaliste, c’est-à-dire adapté aux conditions locales.

 

Le problème de l’organisation

 

S’agissant donc des partis, ils sont nécessaires pour qu’il y ait une unité d’action et une discipline. Dans les partis communistes on appelle cela le « centralisme démocratique ». Le problème, dans cette formulation tant vilipendée, n’est pas le centralisme, car quoi de plus centraliste que les partis dits libéraux, avec leur cooptation des cadres subalternes par le sommet, leur entre-soi, leurs rivalités narcissiques et leurs intrigues, sans parler de leur mode de financement ? Le problème des partis révolutionnaires est celui de leur démocratie interne et de leurs rapports avec les « masses ».

La France insoumise a voulu transformer la forme traditionnelle du parti en celle d’un « mouvement », en constante évolution, ceci afin d’éviter les luttes stériles des « tendances » ou « courants », qui fonctionnaient comme des partis à l’intérieur du parti (socialiste en l’occurrence). On peut le comprendre, mais le résultat est finalement plus centraliste que démocratique, car les « groupes d’action », censés être des assemblées citoyennes, ont peu d’action sur le sommet de l’appareil, malgré diverses dispositions. La question ici n’est pas celle d’un fort leadership (il n’y a pas eu de grand parti révolutionnaire sans une puissante personnalité pour l’incarner, de Lénine à Jaurès, de Mao à Nelson Mandela, pour ne citer que ces exemples), mais celle d’une perfusion des propositions par la base et d’une liaison constante avec les mouvements sociaux. Or les militants de base le sont plus par bonne volonté que par adhésion réfléchie (il n’est même pas besoin de verser une cotisation) et les échanges se font plus via les réseaux  sociaux qu’à travers un véritable débat collectif.

Il ne faut pas se faire d’illusion : on ne peut en aucun cas défaire les forces coalisées du capital, avec tous leurs relais, sans une puissante organisation, fortement structurée. Venons-en au programme de la France insoumise.

 

Quelles ruptures avec le capitalisme ?

 

La dénonciation de la logique et des méfaits du capitalisme parcourt tout le livre de Mélenchon et est au cœur du programme de la France insoumise, marquant une rupture avec ceux d’une social-démocratie devenue une version atténuée du néo-libéralisme, et en perte de vitesse partout. Dans le programme très détaillé (ce qui fait sa qualité) de la France insoumise, concentrons-nous donc sur les chapitres économiques et sur les principales mesures.

Pour une part ce programme se présente comme une régulation forte du capitalisme. Il s’agit d’abord de « mettre au pas la finance », par diverses mesures bien ciblées, telles qu’interdire la plupart des LBO et des produits dérivés, séparer les banques d’affaires et les banques de détail. Mais le programme va plus loin, quand il détaille des mesures visant à limiter le pouvoir des actionnaires, telles que la modulation de leurs droits de vote en fonction de leur durée de détention, la limitation des dividendes (qui ne doivent pas être supérieurs aux bénéfices), et la représentation des salariés pour au moins un tiers des sièges dans les Conseils d’administration.

Les premières mesures avaient déjà été proposées depuis longtemps par des économistes partisans du capitalisme, mais critiques de son fonctionnement actionnarial (par exemple un Jean-Luc Gréau). Les autres sont proches d’économistes situés à gauche, défendant une cogestion à l’allemande (Piketty) ou une véritable cogestion (François Morin). Sans entrer ici dans une discussion, on peut dire que toutes ces mesures sont bienvenues, si l’on admet que, pour diverses raisons, on ne pourra pas se débarrasser du capitalisme avant longtemps. Visant à définanciariser l’économie et à revenir au capitalisme managérial, elles rendraient possible un nouveau compromis social, notamment en y renforçant juridiquement le pouvoir des salariés.

Le problème est qu’elles sont totalement irrecevables par les actionnaires d’aujourd’hui, qui ne sont plus de petits détenteurs de capitaux, mais de colossaux fonds d’investissement. S’ils considèrent que les rendements à venir, de préférence à 2 chiffres, ne sont plus suffisants dans la nouvelle donne, ils seront non seulement vent debout, mais encore menaceront d’aller investir ailleurs, sous des cieux plus cléments. C’est bien là l’antienne de nos gouvernants actuels, que de dire que ce sera une catastrophe pour le pays, qui cesserait d’être attractif dans un monde ouvert et qu’il faut au contraire tout faire, à commencer par des allégements d’impôts, pour les y faire venir afin d’y créer de l’activité et des emplois. Le programme de la France insoumise a prévu une parade, au-delà de la taxation de transactions financières, recommandée même par l’OCDE, et de la lutte contre l’évasion fiscale : le contrôle des capitaux. Mais, et l’on va reviendra, il est interdit par l’Union européenne, à quelques exceptions près.

Le programme annonce ensuite une deuxième rupture d’ampleur avec le capitalisme : le retour dans le giron de l’Etat des infrastructures, des services publics, des fleurons industriels et des industries de souveraineté  qui ont été en partie ou totalement privatisés. Il prévoit aussi de « socialiser » des banques généralistes – sans préciser lesquelles. A quoi s’ajoute une mesure originale : la création d’une caisse de péréquation interentreprises pour mutualiser la contribution sociale entre petites et grandes entreprises. Le tout est couronné par une planification écologique, inscrite dans des lois-cadres, appuyée sur des organismes publics (par exemples des régies de l’eau), et sur de puissants financements publics.

 

Commentaire sur la finalité du programme

 

Le programme de la France insoumise est, sur le plan économique stricto sensu (en laissant de côté toutes les mesures sociales et fiscales) un « programme de transition ». Mais transition vers quoi, vers quelle alternative à l’économie libérale ? Cette alternative est définie en termes très généraux (délibération collective versus autoritarisme individuel, travail émancipateur versus travail imposé, production utile versus production aveugle » Cf. p.100). A aucun moment Mélenchon ni le programme ne font référence à une alternative socialiste. On peut se demander pourquoi, car le programme ressemble quelque peu à ce qu’on pourrait appeler un socialisme avec marché – plutôt qu’un socialisme de marché, laissant jouer très largement ces mécanismes de marché mainte fois critiqués dans le livre.

Par certains côtés il présente des analogies avec le « socialisme à la chinoise » : vaste secteur public dans tous les secteurs stratégiques (infrastructures, services publics, biens communs tels que l’eau et les forêts, entreprises publiques dans les industries de base, les industries de souveraineté, dans le secteur bancaire avec la création d’un pôle public de financement),   et contrôle des entreprises capitalistes par des mesures réglementaires. On ne poussera pas ici la comparaison plus loin. Si le terme de socialisme est écarté par Mélenchon, c’est sans doute pour éviter qu’il ne prête à confusion, d’une part avec le socialisme à la soviétique, d’autre part avec l’escroquerie théorique que représentait son emploi par le Parti socialiste français. Quant à l’exemple chinois, il semble bien que, si Mélenchon en parle si peu, sauf à saluer ses brillantes réussites et sa montée en puissance géopolitique (p. 269), ce soit parce qu’il le connaisse mal. On pourrait penser aussi à une prudence dans le discours, tant la Chine est diabolisée dans le discours politique et dans les médias français, mais Mélenchon n’est pas homme à se laisser intimider par eux ni louvoyer. L’hypothèse qui paraît la plus probable est que le système politique chinois est contraire à toute sa culture politique.

Il reste que le fait de ne pas nommer le système alternatif au capitalisme laisse un grand blanc dans le discours, ce qui n’est pas très mobilisateur. Il aurait pu parler par exemple d’un « socialisme coopératif », d’autant que le programme fait aussi une place à « la généralisation de l’économie sociale et solidaire », laquelle y est cependant réduite à la portion congrue.

 

Un obstacle majeur : l’Union européenne

 

Le programme de la France insoumise est incompatible avec ses règles, et plus encore avec celles de la zone euro, cela est dit en toutes lettres. En 2022 il défendait une double rupture : la renégociation des Traités, en cherchant à y associer d’autres pays, et, sinon, la « désobéissance », en appliquant en toute hypothèse les mesures du programme. C’est là ce que ne pouvaient accepter en fait les partenaires de la NUPES, tous plus ou moins europhiles et qui devait entrainer sa dislocation.

Une question particulièrement clivante était celle de la monnaie unique. Changer son statut était irrecevable pour d’autres pays, l’Allemagne en premier lieu. Revenir aux monnaies nationales consistait à mettre à bas tout l’édifice. Aussi la question est-elle restée en suspens, sans doute dans l’idée que les opinions n’étaient pas mûres, ni dans les autres pays de la zone euro, ni même en France, où même la plupart des souverainistes y avaient renoncé. Il y aurait cependant eu une porte de sortie, défendue par plusieurs économistes : le remplacement de cette monnaie unique par une monnaie commune, à laquelle les monnaies nationales auraient été rattachées selon un système de parités ajustables en fonction de divers paramètres, ce qui aurait réduit les déséquilibres entre les pays de la zone. Etrangement le programme n’en fait pas mention.

En tous cas, on se trouve ici devant une sorte de « trou noir » pour une politique de transformation. Mais ce n’est pas tout : comment y parvenir en jouant le jeu de la démocratie libérale ?

 

L’autre obstacle : la démocratie libérale

 

C’est peu de dire que cette démocratie libérale est à bout de souffle. Dans tous les pays occidentaux elle est tellement biaisée qu’elle est devenue caricaturale, et ce quel que soit le régime politique. L’exemple des Etats-Unis est sans doute  le plus flagrant, mais dans l’Union européenne ce n’est guère mieux. Quand les électeurs ne s’abstiennent pas massivement, ils votent par préjugé, par affect ou au petit bonheur la chance, si bien que les majorités sont fluctuantes, que la déception est souvent au rendez-vous et que les partis les plus démagogiques y raflent de plus en plus la mise.

La question de la démocratie n’est pas traitée directement dans le livre de Mélenchon, consacré surtout à la dénonciation du libéralisme et aux révolutions citoyennes. Ce qui est un peu surprenant, vu son importance. Il faut donc se référer au programme L’avenir en commun, qui propose, pour la France, un retour à un régime parlementaire moralisé et amélioré, les principales mesures novatrices étant, afin de lutter contre l’abstention, le vote obligatoire et un seuil de votes exprimés pour valider une élection, ensuite l’installation d’un referendum d’initiative populaire pour révoquer des élus, proposer ou abroger une loi et modifier la Constitution, et enfin la présentation systématique à l’Assemblée nationale de propositions émises par des conventions citoyennes. Toutes ces propositions sont évidemment bienvenues, mais restent dans le cadre d’une démocratie représentative classique, où l’on vote tous les 4,5 ou 6 ans pour des députés, qui ont finalement carte blanche. Les campagnes électorales tournent essentiellement autour du choix de ces représentants, et ces derniers consacrent énormément d’énergie et de temps aux joutes parlementaires. En vieux routier de la politique parlementaire Mélenchon ne voit pas les choses autrement.

Or dans cette démocratie libérale la gauche dite « radicale » n’a jamais pu et ne pouvait pas s’imposer, non seulement parce qu’elle avait toutes les forces pro-capitalistes contre elle ou parce qu’elle aurait fait des erreurs de stratégie, mais parce qu’elle se trouvait devant un électorat inerte ou désabusé. 1l est frappant qu’elle n’ait que peu trouvé l’oreille de ces vastes mouvements contestataires que Mélenchon a nommé révolutions citoyennes.

 C’est ici que nous retrouvons les effets abêtissants du capitalisme numérique et les effets désocialisants des réseaux sociaux. Mélenchon a cru qu’un discours bien argumenté pouvait convaincre des citoyens désorientés et dégoûtés de la politique, et a fait, avec un grand talent, de remarquables efforts de pédagogie, mais il n’a convaincu durablement que ceux qui pouvaient suivre ses raisonnements, parce qu’ils disposaient d’un temps de réflexion et d’informations pertinentes - c’est-à-dire des autodidactes, de vieux militants et quelques poignées de ces diplômés, baptisés par Emmanuel Todd « crétins éduqués », qui se posaient des questions, ou étaient pour le moins curieux, car ils n’avaient pas l’habitude d’entendre autre chose que la novlangue de leurs maîtres et d’hommes politiques dont le niveau intellectuel avait dramatiquement baissé. Ainsi lors de conférences données devant quelques auditoires de grandes écoles. Mélenchon a cru, avec ses jeunes recrues instruites, que les réseaux sociaux lui offraient cette audience que les autres médias lui refusaient ou ne lui accordaient qu’en le maltraitant, encouragé qu’il était par le nombre de ses abonnés. Effectivement cela lui a permis, ainsi qu’à la France insoumise, de réaliser des percées, mais dans le cadre de campagnes présidentielles qui mobilisent relativement les électeurs. Chaque fois cependant le souffle, en fait tout relatif (au mieux la conquête de 16% des électeurs, compte tenu du nombre des abstentionnistes), est retombé. Et, dans les autres pays, la gauche radicale a fait encore moins bien (En Espagne avec Podemos, en Allemagne avec Die Linke, en Grande Bretagne avec Jeremy Corbin, aux Etats-Unis avec Bernie Sanders, sans parler de la Grèce avec Syriza).

Le capitalisme financiarisé a tellement imprégné les élites et le capitalisme numérique a tellement colonisé la vie quotidienne que tous ces esprits formatés, y compris parmi des classes laborieuses paupérisées, qu’un discours de rupture était le plus souvent inintelligible. Alors peut-on en tirer quelques conclusions ?

 

Que conclure ?

 

Comment dépasser cette sorte de plafond de verre auquel se heurte la gauche de transformation ? Sans doute la première tâche est-elle celle d’instruire les citoyens, à commencer par les militants, car les autres personnes n’ont pas beaucoup de temps, et donc de cerveau disponible. Mélenchon l’a compris en créant son Institut La Boétie, destiné à former des cadres compétents et expérimentés. c'est-à-dire tout le contraire de ces conseillers de faible niveau qui entourent les ministres issus des écuries de la droite (on n’ose a peine parler ici de « partis »). Il existe, au-delà de quelques associations critiques, comme Attac, un grand nombre de chercheurs, au CNRS notamment, qui, de façon quasi clandestine et en passant à travers la moulinette des « appels à projet », produisent des études de qualité. Mais rien ne remplace les avis et projets venus du « terrain ». Pour qui consulte les 20.000 cahiers de doléances remplis par quelque 2 millions de Français au début de l’année 2019, après la crise des Gilets jaunes, et laissés dormir dans les archives, mais aussi toutes les contributions au Vrai débat lancé par des opposants, il s’aperçoit que c’est une vraie mine d’informations et de propositions, parfois des plus précises et des plus techniques. Cela donne une idée de ce peut être une intelligence collective.

Mas encore faut-il, pour faire un véritable travail d’instruction, des structures d’accueil. Autrefois, des partis de gauche, surtout le Parti communiste, avaient des écoles de formation pour leurs militants, et aussi de vastes réseaux d’associations affiliées pour y diffuser des idées et même y prôner un mode de vie alternatif. Mais c’étaient des partis organisés, structurés, disposant de leurs propres centres de réflexion et de recherche. On ne peut pas en dire autant de la France insoumise, vu son mode organisationnel.

Vient ensuite la question du programme. Articulé autour de grands principes, remarquable dans la critique de l’existant, fouillé dans le détail, le programme de la France insoumise, on l’a dit, manque d’un horizon clair. Il est vrai que ce n’est pas aussi facile qu’à l’époque où il existait des modèles de société, fussent-ils trompeurs (non seulement le modèle soviétique, mais aussi un vrai modèle social-démocrate, qui s’incarnait dans des pays comme la Suède ou l’Autriche). « Eco-socialisme » pourrait être un drapeau, ou, comme suggéré précédemment, «Socialisme coopératif ».

La question des réseaux sociaux devrait être mise au premier plan. On a vu les travers et les méfaits de ce que Mélenchon nomme la « principale et parfois unique agora contemporaine (p. 25). Il est stupéfiant que ce soit Macron qui ait envisagé de réguler l’usage des écrans chez les jeunes, et que le programme n’ait pas dit un mot sur la « fabrication du crétin numérique », pour reprendre le titre d’un ouvrage très documenté en la matière. C’est aussi une mesure très étrange que de vouloir créer un centre national du jeu vidéo, quand on sait le pouvoir addictif de ces jeux.

La question de la maîtrise des télécom et de l’internet appellerait des mesures bien plus drastiques, face à la puissance du capitalisme numérique, que celles prévues dans le programme, puisqu’il s’agit de véritables biens publics. Les opérateurs des télécom devraient devenir des entreprises publiques, avec sans doute une certaine concurrence, mais limitée. Quant aux entreprises de l’internet, notamment les mastodontes étasuniens que l’on sait, elles sont sans aucun doute le nerf de la guerre. Aussi est-il tout à fait insuffisant de se limiter, comme le fait le programme, à promouvoir des logiciels libres et un hébergement en France des serveurs. Bien sûr, créer des entreprises françaises de la taille voulue pour fournir les mêmes services (mais pas les mêmes sévices) en particulier en matière d’IA (ici encore sans les mêmes dérives) demanderait des investissements si colossaux qu’ils seraient hors de portée du pays. C’est là un domaine où des coopérations renforcées avec quelques pays européens seraient bienvenues. Et, si l’on n’a pas les moyens de nationaliser ou d’européaniser de telles entreprises, au moins pourrait-on contrôler les entreprises privées existantes par une réglementation bien plus drastique (comme fait la Chine) que celle que l’Union européenne essaie péniblement de mettre en place, et, dans certains cas, par des prises de participations publiques. Même chose pour les plateformes commerciales, dont on connaît la profusion, l’opacité et les abus, un domaine où une poignée d’entreprises publiques, moins gourmandes en investissements, rendrait les services les plus courants de manière fiable.

Dans tous les domaines considérés c’est l’obstacle de l’Union européenne  qui est le plus dirimant. Il faut être clair. Toute politique transformatrice y est impossible, sauf à la changer de fond en comble. Le risque politique est évidemment, dans les conditions actuelles  - tant que son éclatement prévisible ne se sera par produit, de façon qui pourrait être cahotique – est d’y perdre des électeurs. et, pour la France insoumise de se trouver marginalisée. Sans doute, mais il faudrait avoir le courage et la volonté de miser sur le long terme.

Enfin la question du paradigme démocratique reste la clef de tout. Pour le dire rapidement, la démocratie représentative sera toujours, comme elle l’a toujours été, un jeu de dupes. Et ce n’est pas le retour à une démocratie parlementaire, même améliorée, qui y changera grand-chose. L’alternative réside fondamentalement dans une démocratie participative continue, à travers des assemblées primaires citoyennes qui se réunissent régulièrement, et pas seulement la veille des élections, dans des mairies ou des arrondissements. C’est ce que la Convention avait initié pendant la Révolution française, très imparfaitement dans les conditions de l’époque, et inscrit en détail dans la Constitution de 1993, qui ne put être appliquée. C’est aussi ce que propose un constitutionnaliste (Dominique Rousseau). Et cela va bien au-delà des timides essais de démocratie participative qui ont été tentés dans des communes ou à une échelle un peu plus large avec les budgets participatifs. Mais ces assemblées primaires n’ont de portée que si elles débouchent sur des mandats, sinon impératifs, du moins incitatifs, tant sur les questions locales que sur les questions nationales, et sur une révocabilité des élus qui s’en seraient écartés sans s’en expliquer.

La France insoumise ne propose, dans son programme, pour « permettre l’intervention populaire », que le referendum d’initiative populaire. Le referendum, qui existe dans une soixantaine d’Etats, est traditionnellement considéré comme le contrepoids de la démocratie représentative,  qui permettrait au peuple de faire entendre directement sa voix, en proposant ou en révoquant une loi édictée par le Parlement. L’expérience montre que, même dans le meilleur des cas, comme en Suisse, il ne fait que traduire des mouvements d’opinion, et peut être utilisé de façon purement démagogique (c’est pourquoi l’extrême droite le défend volontiers). On admettra volontiers qu’il s’impose quand il s’agit de changer de Constitution ou de ratifier un traité international  qui la modifie substantiellement (ce fut le cas du Traité constitutionnel européen en 2005). Encore faut-il qu’il soit alors précédé d’un débat qui ne soit pas truqué. Mais dans les autres cas (sur des sujets tels que l’immigration ou la peine de mort) il peut ne refléter que des préjugés. Des assemblées primaires permettent au contraire un vrai débat, et de manière suivie. On a évoqué plus haut la richesse des propositions dans les débats qui ont suivi la crise des Gilets jaunes. Et ces débats seront encore plus alimentés et centrés, s’ils sont préparés par des Conventions citoyennes, une proposition qui est reprise par la France insoumise, mais seulement dans un cadre parlementaire (présentation systématique au bureau de l’Assemblée des propositions qui en seront issues). On n’ira pas plus loin dans cette esquisse (les scrutins doivent-ils être directs ou indirects, avec délégation de pouvoirs à plusieurs niveaux ? Une Chambre consultative et délibérative, qui ne serait pas une Assemblée de notables, ne devrait-elle pas être élue aussi pour seconder le Parlement ?), mais la démocratie changerait complètement de nature.

Bien sûr on ne voit pas la France insoumise organiser de telles assemblées primaires, qui seraient immédiatement accusées d’être partisanes, mais elle pourrait en lancer l’idée, voire la tester ici ou là en prenant soin de rester en retrait. Elle ferait ensuite son chemin. Car les Français ne sont pas devenus indifférents à la politique, mais à ce qu’elle est devenue. Et le paradoxe est qu’ils sont très majoritairement favorables aux grandes lignes du programme l’Avenir en commun, mais manifestement l’ignorent, faute de lieux et de temps dédiés à en connaître et en débattre, et où se prononcer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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13 décembre 2023

LE DESHONNEUR D'ISRAEL

 

Je n’ai pas l’habitude de commenter l’actualité, mais celle-ci est tellement terrifiante que je me sens obligé d’en dire quelques mots.

C’est triste à dire, mais la politique actuelle du gouvernement d’Israël a des ressemblances frappantes avec l’idéologie nazie. Ce qui apparaît non seulement comme une sombre ironie de l’Histoire, mais encore comme une totale trahison d’une pensée religieuse originale, distincte à bien des égards des autres traditions monothéistes, et qui a ses lettres de noblesse.

Cette politique prend au pied de la lettre la croyance que les enfants d’Israël ont été élus par l’Etre suprême pour être son peuple, « trésor de tous les peuples » (pourvu qu’il respecte sa Loi). L’idéologie nazie considérait de même que la race aryenne était, de par la loi de la génétique, supérieure à toutes les autres.

La politique actuelle du gouvernement d’Israël soutient que le peuple juif, sauvé par Moïse de l’esclavage et toujours persécuté par la suite, a, de ce fait, un plein droit à son espace vital, qu’elle identifie à la mythique Judée-Samarie de ses origines. De même l’hitlérisme revendiquait comme siens tous les pays du Nord et de l’Est européens, de race selon lui majoritairement aryenne, en en chassant les Slaves, ces sous-hommes, afin de disposer de sa pleine autarcie.

La politique actuelle du gouvernement d’Israël considère que, pour assurer sa sécurité contre ses voisins, mais d’abord contre des Palestiniens, dont les ancêtres avaient déjà été chassés par les forces sionistes, pour moitié d’entre eux, d’un territoire qui  était le leur, tous les moyens sont  bons, jusqu’à, si les circonstances l’exigent, leur liquidation. Les nazis l’avaient fait avant eux, mais avec plus de discrétion (les camps d’extermination des Juifs, des autres minorités considérées comme appartenant à des races inférieures ou à des groupes « dégénérés », ont été dissimulés à la population allemande elle-même). C’est ce qu’ils appelaient la « solution finale ». L’Etat israélien applique cette politique d’extermination à Gaza. On ne peut pas appeler autrement les bombardements massifs qui ont déjà détruit plus de la moitié des immeubles et des habitations, fait des milliers de victimes désarmées, privé les habitants d’eau, d’électricité, de gaz, d’essence, de nourriture et de soins, au point que les survivants meurent non pas sous les bombes, mais de leurs blessures et de maladies (jusqu’à des centaines d’enfants sont amputés, pour les sauver, quand c’est encore possible, de la gangrène). Et il y a une forme d’indécence à affirmer qu’aucun ordre d’extermination a été donné par le gouvernement israélien, quand les faits prouvent le contraire, ou à considérer que les violences perpétrées par le Hamas sont bien pires, quand on écrase Gaza, les mains propres, mais sous un déluge de bombes. C’est pourquoi de nombreuses voix s’élèvent de par le monde pour parler non seulement de crimes de guerre, mais d’un crime contre l’humanité, voire d’un génocide, comme il y en a eu quelques uns dans l’histoire contemporaine.

Alors on cherche à comprendre. Je vais essayer de passer au crible quelques une des raisons qui pourraient non pas justifier, mais excuser en partie ces massacres de masse.

D’abord il s’agirait seulement d’extirper le Hamas, cet ennemi qui menace depuis longtemps la sécurité d’Israël avec des tirs de roquettes de plus en plus meurtriers et qui a osé pénétrer son territoire d’Israël pour y commettre des atrocités (qu’il nie d’ailleurs avoir commanditées comme telles, ce qui est plausible, car il ne l’a pas fait dans le passé). N’importe quel esprit sensé sait que c’est militairement impossible sans prendre aussi pour cible toute la population, ce qui a déjà été vérifié lors des trois guerres (2008, 2014, 2021) qui ont eu lieu avec lui et qui ont déjà fait des milliers de victimes civiles (sans parler de celles parmi les manifestants non armés des « marches du retour » en 2018-2019).

On entend dire aussi que cette politique de destruction et de terreur est seulement le fait d’une droite fanatique, bien décidée à ce qu’il n’y ait jamais d’Etat palestinien, et qui s’est maintenue au pouvoir en Israël grâce à une alliance avec des religieux messianiques. Hélas, force est de constater que non seulement cette droite a trouvé une majorité pour l’élire depuis de nombreuses années, mais encore qu’aujourd’hui les voix, de plus en plus minoritaires, qui, parmi les Juifs d’Israël, souhaitaient vivre en paix avec les Palestiniens, se taisent, la seule chose qui les préoccupe étant le retour des otages, il est vrai à quelques exceptions près, dont celles d’ONG israéliennes, qui se font qualifier de « traitres ». C’est ailleurs, dans d’autres pays du monde, que des Juifs, chaque jour qui passe plus nombreux, et des rabbins aussi, dénoncent les massacres commis à Gaza.

On peut certes sans peine imaginer le traumatisme subi à la suite de la violence déchainée pendant quelques heures par les militants du Hamas - un traumatisme comparable à l’effet de sidération ressenti par les Français après la tuerie du Bataclan. On peut aussi comprendre que cette violence ait brutalement réactivé le sentiment d’une menace existentielle pesant sur les Juifs. Mais les jours ont passé, et c’est bien la très grande majorité de la société juive israélienne, qui, selon ce qu’en disent les reportages, ne veut pas d’un cessez-le-feu et reste parfaitement insensible au sort des Gazaouis, quand elle ne participe pas elle-même directement, à travers tous ses réservistes, à l’un des combats les plus destructeurs, en zone densément peuplée, de l’histoire récente (plus de munitions ont été larguées en un mois que pendant tout le siège de Sarajevo).

Cette indifférence n’est pas liée seulement à un désir de vengeance, qui s’exacerbe en volonté de punition collective, mais aussi au mépris dans lequel les Juifs israéliens tiennent les Palestiniens, c’est un universitaire israélien lui-même qui le dit : « Depuis l’effondrement des accords d’Oslo nous avons déshumanisé les Gazaouis non seulement en refusant de regarder le sort qui était le leur dans l’enclave, mais aussi par simple mépris » (entretien dans Le Monde du 25 novembre 2023). Des Gazaouis définis par le Ministre de la défense israélien comme des  « animaux humains », ce qui nous rappelle à nouveau le discours nazi. En fait c’est cette même vaste majorité de la population israélienne qui a observé sans sourciller la colonisation en Cisjordanie, les exactions des colons, le quadrillage de toute cette région par son armée, et qui a fermé les yeux sur les tortures infligées aux prisonniers palestiniens, même quand il y avait peu à leur reprocher. C’est cette même population qui a approuvé l’annexion rampante de tous les territoires palestiniens, et dont une partie verrait bien les Gazaouis chassés de leur enclave pour pouvoir la réoccuper. Pour tous les Juifs de bonne volonté, c’est là le plus terrible des constats. Enfin, pour justifier l’injustifiable, il fallait aux Juifs israéliens diaboliser le Hamas. Mais il faut parler ici de cécité volontaire. Car telle n’est pas la réalité, volontiers colportée par les gouvernements et la plupart des médias occidentaux.

Première évidence : le Hamas est de plus en plus populaire parmi les Palestiniens. La première explication qui vient à l’esprit est que sa courte victoire (l’espace de quelques heures) a permis de laver l’affront permanent, et précisément le mépris, dont ils ont souffert quotidiennement pendant tant d’années, non seulement dans cette « prison à ciel ouvert » qu’était Gaza, mais encore en Cisjordanie. Les Palestiniens sont aussi reconnaissants au Hamas, d’avoir, en les échangeant contre les otages qu’il avait capturés, fait sortir des geôles israéliennes des prisonniers ou des prisonnières dont beaucoup n’avaient fait rien d’autre que jeter des pierres ou de s’opposer à la colonisation, et qui faisaient cependant souvent l’objet d’une détention administrative sine die, en l’absence de tout jugement. Mais surtout les Palestiniens n’ont pas seulement considéré le Hamas comme un mouvement de résistance, là où le Fatah avait fini par baisser les bras. Ils ont refusé d’y voir un ramassis de terroristes fanatisés. Et ils ont eu raison.

Car il faut être clair là-dessus. Le Hamas est sans doute un mouvement islamiste, mais il n’a rien à voir avec les illuminés sanguinaires de Daesh, au point qu’il  a promptement éliminé les groupes Etat Islamiste qui sont apparus à Gaza. La propagande israélienne et occidentale en a fait des fous de Dieu, prêts à tuer par des attentats tous les mécréants, capables d’autres pires barbaries, autrement dit l’incarnation même du Mal. Or le Hamas, ses adversaires palestiniens le disent eux-mêmes, est devenu un mouvement avant tout nationaliste, qui n’applique pas la charia, qui laisse exister une respiration démocratique (dans les Universités, dans les entreprises). Qui plus est, il a administré Gaza, avec ses différents Ministères, d’une manière efficace, et avait par là le soutien majoritaire, selon des enquêtes d’opinion, des Gazaouis eux-mêmes. Alors vient la question : pourquoi ceux-ci ne se retournent-ils pas contre ceux qui les ont mis dans une situation désespérée, avec plus de 17.000 morts à ce jour, sans compter ceux pourrissant encore sous les décombres, avec la faim et la soif qui les tenaille, une errance sans fin, leurs habitations détruites, leurs familles décimées, et la peur au ventre à chaque explosion ? Il est bien sûr difficile de le savoir, mais on n’en a pas vu un seul d’entre eux se réfugier auprès des soldats israéliens pour leur demander leur protection. Seulement des drapeaux blancs pour ne pas être tués.

On ne sait pas comment il sera possible d’en finir avec cette tragédie. Ce qui est quasiment sûr, c’est que l’issue ne viendra pas de l’actuel gouvernement  d’Israël, ni des Etats-Unis, qui se contentent de conseils de modération, et opposeront toujours leur veto à une Résolution des Nations Unies qui exigerait la création, sans la renvoyer aux calendes grecques, d’un véritable Etat palestinien, tout en garantissant, si besoin avec des casques bleus, la sécurité d’Israël. On entend parler d’un « protectorat » provisoire de la bande de Gaza, bientôt complètement détruite, sous l’égide de l’Arabie saoudite. Une fausse solution au conflit, car on ne voit pas comment les Palestiniens pourraient s’en satisfaire. Le plus rationnel et le plus praticable serait  que l’Assemblée générale des Nations Unies, nonobstant le veto des Etats-Unis au Conseil de sécurité (seuls contre tous ses autres membres, avec une abstention de la Grande Bretagne), qui s’est déjà prononcé à une majorité  écrasante pour un cessez-le-feu immédiat, lance une consultation des populations israélienne et palestinienne sur un projet de règlement définitif du conflit, qui définirait les frontières de deux Etats, et ceci afin de préparer des élections, lesquelles, du côté palestinien, ne sauraient exclure aucune des parties, donc pas davantage le Hamas, dont il faut souligner, bien que ce soit généralement passé sous silence, qu’il a amendé sa charte, en 2017, pour accepter, à titre provisoire, le principe d’un Etat palestinien, non pas « du Jourdain à la mer » (cette formule chère aux suprémacistes juifs pour leur propre pays), mais dans les frontières de 1967. 

Certes une partition de l’ancien territoire de la Palestine revient à entériner un long processus de colonisation, commencé depuis le 19° siècle, contre la volonté des Palestiniens, continué sous le mandat britannique, qui a cependant voulu le limiter, et avalisé, en 1947, sous la pression des Etats-Unis et de la Grande Bretagne, par l’Assemblée générale des Nations Unies, dont le plan de partage donnait à Israël, qui n’avait pas encore proclamé son indépendance, 55% de la Palestine mandataire, alors qu’il était minoritaire en population. Certes cette colonisation par les armes a pris une ampleur démesurée avec l’exode forcé des Palestiniens en 1948, qui a permis à Israël, désormais indépendant, de s’emparer de 78% de la Palestine historique, puis après la guerre des Six jours, d’en occuper la totalité, avant de devoir s’en retirer en partie. Et il faut souligner que la fameuse « ligne verte » de 1967, à laquelle on se réfère pour envisager une solution à deux Etats, n’est qu’un retour à une partition qui ne laisserait aux Palestiniens, qui sont aussi nombreux que les Israéliens (en comptant ceux qui sont tolérés en Israël) que 22% de la Palestine historique. Mais il faudrait bien tenir compte de la réalité sur le terrain pour élaborer un nouveau plan de partage – qui devrait être plus équitable. Et surtout il faudrait d’abord consulter les Palestiniens, qui, dépourvus de toute existence légale en droit international, ont depuis toujours été exclus des négociations directes (les accords d’Oslo eux-mêmes, aujourd’hui caducs, ont été élaborés en secret).

Si la voix de l’Union européenne reste inaudible, ce qui est probable, il serait à l’honneur du gouvernement français de porter devant l’ONU cette initiative d’une consultation et, ensuite, de la tenue d’une Conférence internationale devant déboucher sur la proposition d’un règlement équitable, ou du moins de s’associer à une telle initiative. On verrait bien alors qui, d’entre Israël et les Palestiniens, veut une guerre sans fin.

30 novembre 2023

MARCELLO MUSTO. LES DERNIERES ANNEES DE KARL MARX

 

Une biographie intellectuelle et politique

PUF, 2023,282 p.

 

Voici un livre que devraient lire tous ceux qui s’intéressent à Marx, laudateurs ou contempteurs, commentateurs ou exégètes. Le fait qu’il n’ait été  édité en français que cette année, alors qu’il a déjà été traduit dans plus de vingt langues, en dit long sur l’état des études marxiennes dans notre pays. Car en cette matière Musto est incontournable. De Marx il a tout lu : les ouvrages publiés, les manuscrits qui ne l’ont pas été, la correspondance, les notes, tout ce contient la MEGA dans son état actuel. Auteur d’une précédente biographie portant sur une période plus large (Karl Marx, Une biographie intellectuelle et politique 1857-1883, 2018), il a aussi dirigé un grand nombre d’ouvrages collectifs aux contributions les plus riches.

Des biographies de Marx, il y en a eu beaucoup, à commencer par celles de ses proches. Mais celle-ci, qui porte sur les deux dernières années de sa vie, est une biographie intellectuelle, au sens où les écrits de cette période doivent être reliés aux terribles épreuves qu’il a traversées : la mort de sa femme et de sa fille Jenny et l’aggravation de la maladie (la tuberculose) qui devait l’emporter à l’âge de 65 ans. Marx ne peut terminer le manuscrit difficile du Livre 2 du Capital, un livre qui contient beaucoup de percées théoriques. Mais il n’a cessé de travailler pour autant, avec acharnement, lisant et annotant des centaines de livres (un paragraphe du livre de Musto donne un aperçu impressionnant de sa bibliothèque personnelle), se tenant au courant de tous les évènements politiques et sociaux, jusqu’aux derniers développements de la finance américaine, répondant à tous ses correspondants. Et voici comment on pourrait présenter sa figure intellectuelle, telle qu’elle ressort du livre de Musto, en ces années-là.

Marx se veut un homme de science. Il est loin le temps où il s’adonnait à la philosophie (il laisse la tâche à Engels). Il s’agit pour lui d’approfondir et d’enrichir sa théorie de l’histoire, bien au-delà du texte fondateur du Manifeste, un écrit de jeunesse rédigé avec Engels (il avait trente ans), qui allait pourtant servir de bible au mouvement ouvrier dans le monde entier. Il avait déjà abordé d’autres sociétés précapitalistes et amendé sa succession des modes de production en y introduisant un « mode de production asiatique ». Mais ses dernières lectures (surtout celles de Morgan et de Maine, auteurs qu’Engels devait utiliser plus tard dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat) lui font découvrir des sociétés qui témoignaient d’une sorte de communisme primitif, mais également, surtout à travers des études coloniales, un grand nombre de formations sociales plus avancées et extra-européennes, où le féodalisme paraissait peu présent et où l’on pouvait trouver aussi des formes de propriété commune (l’Inde, Ceylan, Java, l’Australie, l’Egypte, les Empires amérindiens). Musto s’est penché sur les centaines de pages de ses Cahiers de notes ethnologiques, où Marx recopie des passages entiers extraits de ses lectures et les commente, avec le souci du détail qui est le sien. On peut dire que Marx, avec les moyens dont il disposait, non seulement a revu largement ses vues sur le colonialisme, mais a commencé à appréhender la longue histoire des Empires euro-asiatiques, dont certains étaient encore bien vivants à son époque.

Le livre de Musto souligne aussi sur le fait que, pendant ses deux dernières années, Marx ne s’est pas contenté d’enrichir sa théorie de l’histoire, mais que,  comme celle-ci a une base matérielle, il s’est plongé aussi dans l’étude des sciences naturelles, lisant quantité d’ouvrages de spécialistes, et se passionnant même pour les mathématiques, qui lui servent de distraction. On comprend décidemment pourquoi Marx est inclassable au regard des disciplines universitaires, qu’il a toutes traversées. On peut même dire, sans exagération, qu’il fut le dernier grand encyclopédiste.

Mais c’est surtout à l’étude de la Russie qu’il va consacrer ses dernières forces. Pourquoi la Russie ? Parce que s’y développe un puissant mouvement révolutionnaire, alors qu’en Europe il connaît une déviation réformiste (en Angleterre) ou vient de subir des échecs sanglants, et que c’est auprès de ses dirigeants « populistes » qu’il rencontre, après la dissolution de la Première internationale en 1876, le plus d’audience. Voilà que ces derniers demandent conseil au « savant » sur la politique à suivre. Marx apprend donc le russe, lit leurs principaux théoriciens, et entretient avec eux une correspondance suivie. Musso a consacré un chapitre passionnant aux « controverses sur le développement du capitalisme en Russie ». Car Marx se trouve mis au pied du mur. Il avait toujours défendu jusque là la thèse qu’une révolution socialiste ne pouvait se produire que dans les pays capitalistes les plus avancés, parce que le capitalisme, avec son industrie, sa division du travail et le commerce international avait socialisé les forces productives comme jamais. Or, si la Russie possède bien un secteur capitaliste avancé, celui-ci reste limité par rapport à son vaste monde agricole, où domine la propriété foncière, bien que le servage vienne d’être aboli, mais où des communautés agricoles, reposant sur une propriété commune de la terre, occupent une place importante et sont encore bien vivaces. Le mouvement révolutionnaire ne pourrait-il pas s’appuyer sur elles pour passer directement au communisme ? Marx, toujours prêt à se remettre en question, y réfléchit intensément, comme le montre Musto dans l’un de ses chapitres, tout au long de la rédaction des fameux brouillons de sa lettre à Vera Zassoulitch. Il finit par cosigner avec Engels la conclusion que l’on sait : la révolution russe peut donner le signal d’une révolution ouvrière en Occident mais c’est si les deux se complètent que la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste. Avec le recul historique on peut dire qu’il a entrevu ce que Lénine théorisera et qui s’est effectivement produit : que les révolutions socialistes devaient se produire dans les « maillons faibles » du système mondial et avec le soutien, voire l’appui décisif, de la paysannerie, mais aussi que ces révolutions devaient se heurter au redoutable problème d’une accumulation de capital permettant de disposer de ces « acquêts » du capitalisme sur lesquels il insiste dans ses brouillons.

Le livre de Musso comporte bien d’autres apports. Mais ce qu’on devrait en retenir d’essentiel, c’est une leçon de méthode.. Bien sûr il est toujours intéressant de faire de la « marxologie », d’analyser tel ou tel passage des Manuscrits de 1844, de Misère de la philosophie, ou du Manifeste. Mais il faut les resituer dans l’itinéraire de Marx. On ne peut davantage aller chercher dans des manuscrits, comme les Grundrisse, des notations pour se livrer à une interprétation, qu’on croit nouvelle, de ses idées. Si Marx ne les a pas publiés, c’est qu’il était dans une phase de recherche et qu’il n’en était pas satisfait. Il faut tenir compte de son autocritique permanente, du fait qu’il considérait sa théorie comme un vaste chantier, Il faut comprendre qu’il aurait certainement tiré les leçons des bouleversements historiques qui se sont produits après sa mort, souvent en son nom, qu’il aurait passé au crible toutes les connaissances et toutes les idéologies à venir. Et c’est bien la tâche qui nous incombe, au lieu de psalmodier certaines de ses formulations comme une bible. Reste que sa théorie, telle qu’il nous l’a laissée, a tellement subi l’épreuve du temps  qu’elle reste un incroyable outil d’analyse, qu’il a anticipé ce que serait le destin du capitalisme et la catastrophe écologique qui est en cours, qu’il s’est finalement fort peu trompé et a posé les jalons d’un système successeur. Etre marxien aujourd’hui, c’est le lire cum grano salis, ainsi qu’il le préconisait, mais le lire avec sérieux et modestie.

 

30 novembre 2023

Musto

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