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Le blog de Tony Andreani
24 mars 2011

SOCIALISME ASSOCIATIF

 

Créer un secteur socialisé

 

 

Ce texte est un chapitre de mon livre Le socialisme est (a)venir, tome 2, Les possibles (Editions Syllepse, 2004). Il propose une esquisse d’un nouveau secteur économique, dans la perspective d’une transformation socialiste. Il devrait être actualisé sur quelques points, surtout la présentation du groupe Mondragon.

 

 

S'agissant ici d'une "proposition pour le temps présent", je n'inscrirai pas ce chapitre dans un scénario révolutionnaire, tel que celui évoqué, non sans une pointe d'humour, par David Schweickart, sous l'énoncé "radicalement vite".

Schweickart suppose qu'un parti politique de gauche, peut-être à la suite d'une crise économique sévère, remporte une victoire électorale écrasante. Ce gouvernement pourrait prendre quatre mesures simples pour changer radicalement de système économique : un décret abolissant l'obligation pour les entreprises de payer des intérêts et des dividendes à des individus et institutions privés ; un second décret transformant toutes les entreprises employant un certain nombre de travailleurs en entreprises autogérées, et fixant quelques lignes directrices, dont l'obligation de maintenir intacte la valeur des actifs en capital de l'entreprise, devenus propriété de la nation ; un troisième décret imposant une taxe sur ces actifs, dont le produit irait en totalité à un fonds national d'investissement ; un quatrième décret nationalisant toutes les banques, banques qui désormais seront chargées de distribuer les fonds générés par l'impôt sur les actifs en capital, selon des critères approuvés démocratiquement (on retrouve ici le modèle proposé par l'auteur, dont j'ai discuté dans la première partie). Et Schweickart de commenter : "Bien sûr les marchés financiers s'effondreront - si ce n'est déjà fait. Les capitalistes essayeront de réaliser leurs actions et leurs titres, qui ne vaudront plus rien, puisqu'il n'y aura plus d'acheteurs. D'énormes quantités de richesse de papier partiront en fumée - mais l'infrastructure productive de la nation reste absolument intacte. C'est le beau côté de l'affaire. Les producteurs continuent à produire, les consommateurs à consommer. La vie continue - après le capitalisme". On voit la signification de ce scénario : si un nouvel Octobre 17 devait se produire, la révolution n'aurait pas à tout inventer, elle saurait où elle va.

Je vais me placer dans une hypothèse bien plus modeste - trop modeste, diront certains. Une coalition de gauche a un programme réformiste, qui comprend de nombreux volets - dont celui d'une refondation du secteur public présenté dans le chapitre précédent. Un autre de ces volets est la création d'un "secteur socialisé", dont le programme électoral présenterait les grandes traits. Or il se trouve que presque tous les matériaux de sa construction sont déjà présents : dans certains aspects de l'économie sociale (le principe un homme/une voix, la non-lucrativité ou la faible lucrativité des apports d'argent), mais surtout dans les coopératives de production et dans les nombreuses innovations de l'économie solidaire. C'est pourquoi je vais commencer par passer ces matériaux en revue. Le secteur sera d'abord à petite échelle, mais devrait prendre une taille importante en quelques années. Mais l'objectif est ambitieux : une fois qu'on aurait enfoncé "un coin dans le système", ce coin servirait, s'il démontre toutes ses vertus, de levier pour bouleverser l'ensemble de l'économie.

Il n'en reste pas moins que la voie "réformiste",  celle d'une transition graduelle et "expérimentale" vers un autre système social, si elle est sans doute plus facile à emprunter et moins risquée, est aussi semée d'embûches. Construire par pièces et morceaux une alternative fait perdre la cohérence d'ensemble, la possibilité d'un renforcement des institutions les unes par les autres, la visibilité de la nouvelle logique et du nouveau système de valeurs. Puisque, dans les propositions qui vont suivre, nous resterions dans un environnement capitaliste largement inchangé, la novation risque d'être grandement affaiblie, et la classe dominante usera de tous les moyens pour la dénigrer, la faire échouer, ou du moins la réduire à la portion congrue.  Il faudra, pour s'avancer dans cette voie, non seulement une forte volonté politique, mais encore une mobilisation de tous les instants. Cependant l'ampleur des mouvements sociaux et de l'opposition au capitalisme financiarisé et mondialisé montre qu'il existe une réelle possibilité historique.

 

L’économie sociale peut-elle être une base de départ ?

 

J’ai déjà examiné la question dans le volume précédent, et je rappellerai d’abord succinctement pourquoi l’économie sociale (coopératives autres que coopératives de production, mutuelles, associations) ne peut être la matrice ou le noyau d’un nouveau socialisme – hors services publics.

Les structures même de l’économie sociale font qu’elles ont peu à voir avec la démocratie économique. Les travailleurs y sont de simples salariés, sans pouvoir de contrôle et de désignation des dirigeants, sauf dans la mesure où ils sont eux-mêmes sociétaires ou associés - mais alors ils sont noyés dans la masse de tous ces adhérents, qui se comptent parfois par millions -, ou dans la mesure où des dispositions propres à telle ou telle association, mutuelle ou coopérative leur donnent le droit à quelques représentants dans un conseil de gestion[1]. Quant à la démocratie des adhérents, elle est plus statutaire que réelle : l’immense majorité ne prend pas la peine de voter, car ils n’en ont pas le temps et/ou n’en voient guère l’intérêt. L’entreprise est en fait une entreprise managériale, fonctionnant sur le mode de la cooptation, parfois avec une simple couverture ou caution démocratiques[2]. Il est juste de dire que ce management n’est pas exactement de nature capitaliste, surtout dans les mutuelles ou associations. N’étant pas soumis à la loi de l’actionnaire, ne pouvant posséder des actions ni se faire distribuer des stock options, il est plus soucieux de sa stabilité que de s’enrichir rapidement, plus préoccupé de la pérennité de l’entreprise que ne l’est le manager capitaliste, et il est désireux de garder quelque chose de l’esprit mutualiste ou coopératif des origines, à la fois au bénéfice de ses adhérents-clients et des salariés qui sont sous ses ordres - du moins tant que l’entreprise ne se dote pas de filiales capitalistes, qui vont dans certains cas jusqu’à représenter le gros de ses activités et de ses effectifs. C’est affaire de conviction, mais aussi d’intérêt : si l’économie sociale veut garder ses adhérents, elle doit bien leur offrir ce “ plus ” de solidarité que ses concurrents capitalistes, malgré toutes leurs politiques de communication, ne peuvent assurer, parce que leur cible est le client individuel.

L’économie sociale fournit cependant un enseignement d’importance. Elle donne la preuve que, au moins dans les secteurs qui ne représentent pas d’énormes investissements, elle peut faire mieux que les entreprises capitalistes, parce que, du fait de son principe de non-lucrativité, elle n’a pas à rémunérer des actionnaires ni à accumuler des réserves en vue de la valorisation des actions (l’essentiel des bénéfices va, en France, à des réserves impartageables, seule une petite partie pouvant être reversée aux adhérents sous forme de rémunérations des parts sociales ou de ristournes). C’est le cas en particulier des mutuelles d’assurance et des mutuelles de santé. En général elles offrent un service meilleur, à meilleur prix. En outre, en vertu de leur principe de solidarité,  elles ne sélectionnent pas leurs membres selon des critères de risque (par exemple la cotisation est calculée sur les mêmes bases pour tous dans le domaine de la santé).

Toutefois l’économie sociale connaît un problème de taille, face à l’économie capitaliste : elle est souvent contrainte à recruter de nouveaux adhérents hors du cercle d’origine, lié à une profession. Et surtout, dans les secteurs qui requièrent des investissements considérables, elle se trouve face à un problème de manque de capitaux.

C’est ainsi que, pour supporter la concurrence, l’économie sociale est conduite, notamment dans le cas du crédit, à se doter de filiales capitalistes, qui lui permettront soit de recruter des actionnaires, soit de racheter des entreprises capitalistes[3]. La différence avec le capitalisme tient à ce que les entreprises sociales cherchent à garder le contrôle majoritaire de ces filiales, faute de quoi elles tomberaient complètement sous la loi de l’actionnaire et sous le jugement des marchés financiers. Mais, ce faisant, elles tendent quand même à être gérées de plus en plus selon les critères capitalistes. Aujourd’hui le client du Crédit agricole ou des Caisses d’épargne ou des Banques populaires ne voit guère la différence avec une grande banque capitaliste. Bref, au-delà d’un certain seuil, l’économie sociale ne peut plus jouer de ses avantages (un grand nombre de clients – dont tous ne sont pas des associés[4] – qui lui apportent des fonds sans demander une rémunération significative ou importante pour des apports minimes en capital), et devient une économie quasi-capitaliste.

Il y a cependant une autre leçon positive de l’économie sociale, dans certains cas de figure. C’est la structure décentralisée de l’entreprise. Par exemple le Crédit agricole est organisé en caisses locales autonomes, reliées entre elles par une Caisse centrale, qui leur fournit à la fois des services communs et des services financiers, et les dirigeants de cette Caisse centrale sont désignés par les caisses locales[5]. Cela prouve que l’on peut résoudre le problème de la très grande entreprise autrement que par une structure hiérarchique descendante, et qu’il peut rester un large espace pour une démocratie à plus petite échelle, à échelle plus humaine, sans perdre en efficacité, bien au contraire. Nous verrons plus loin que ces principes d’autonomie et de délégation sont à la base du groupe de coopératives de Mondragon (où les coopératives ne sont pas de même secteur, mais représentent plusieurs branches distinctes). Tout cela est complètement différent des structures de groupe capitalistes, qui reposent sur la filialisation, c’est-à-dire sur le contrôle par le sommet de toute une série d’entreprises en cascade, qui ne sont indépendantes que sur le plan juridique (structures que l’on retrouve, mais à un autre niveau, dans les grandes coopératives ou les mutuelles, où elles ont parfois une justification technique, mais s'expliquent souvent par la volonté de sortir du cadre coopératif de crédit ou mutualiste).

Ceci dit, la voie vers une nouvelle forme de propriété sociale ne peut être celle d’une réforme de l’économie sociale. Certes il serait possible et souhaitable de donner aux salariés en tant que telle une place dans les conseils d’administration (ce qui est fait parfois), mais les mettre aux postes de commande changerait complètement la structure même de l’économie sociale, et la ramènerait vers des coopératives de production, c’est-à-dire vers des coopératives (largement) autogérées. C’est cette autre voie qu’il s’agit d’emprunter. Mais, auparavant, je voudrais m'arrêter sur quelques expérimentations de l'économie dite solidaire.

 

Les pistes ouvertes par les innovations de l’économie solidaire

 

L'économie solidaire n'est pas un nouveau secteur de l'économie, mais un ensemble d'initiatives servant des buts que le secteur public et le secteur privé ne remplissaient pas, ou de plus en plus mal, et que le secteur de l'économie sociale, qui y avait pourtant trouvé son inspiration originelle, avait délaissés : l'autonomie des collectifs et des personnes, la sociabilité, les liens de proximité, le souci de l'environnement immédiat, autant de dimensions de l'existence que l'économie marchande tendait à ignorer ou même à détruire, et que l'Etat providence classique remplaçait le plus souvent par une solidarité mécanique, impersonnelle. Fille du courant autogestionnaire, l'économie solidaire cherchait donc une alternative, abusivement réduite aux notions d'"utilité sociale et écologique", et s'opposait donc à l'économie capitaliste, même s'il lui est arrivé de lui emprunter, en les détournant, des techniques (comme celle des clubs d'investisseurs), mais aussi à une économie sociale banalisée, même si elle était conduite le plus souvent à lui emprunter ses structures (coopératives, associations). On ne refera pas ici l'histoire de toutes ces tentatives, de leurs succès partiels et de leurs limites[6] (je reviendrai plus loin sur la notion de "tiers secteur"). Je m'attacherai seulement à leurs deux innovations économiques majeures, le commerce équitable et la finance solidaire.

J’ai évoqué la grande nouveauté que représente le commerce équitable : il fait intervenir dans le choix des marchandises proposées aux consommateurs des critères sociaux et environnementaux, rompant ainsi avec le caractère impersonnel et opaque de la marchandise et favorisant des producteurs généralement associés en coopératives, ce qui est un soutien indirect à des formes non capitalistes de production.

Il importe de bien distinguer le commerce équitable du commerce éthique, qui ne vise que le respect par des entreprises capitalistes de normes sociales minimales. On sait que les grandes firmes capitalistes, sous la pression des consommateurs, de certaines ONG, et même d'organisations internationales[7], ont dû reconnaître qu’elles avaient une certaine responsabilité sociale et ont promis de s’y conformer. Mais aucune illusion n’est permise : elles ne le font pas, le plus souvent, par respect de leurs producteurs (en pratique des salariés de leurs filiales étrangères), encore moins par philanthropie, mais par souci de conserver, voire d’améliorer leur rentabilité en soignant leur image de marque. En réalité seuls un contrôle et une certification d’origine publique pourraient leur imposer des critères et des obligations[8].

Le commerce équitable, lui, fournit une piste pour orienter la consommation vers les produits d'un secteur coopératif, qui non seulement respecterait ces normes, mais fournirait la garantie que l’entreprise, dans le pays même, et pas seulement dans les pays en voie de développement[9], est au service de ses travailleurs (et de partenaires associés). On pourrait donc très bien mettre en place un label “ produit du secteur coopératif autogéré ” (ou mieux : "du secteur socialisé", dont je vais parler dans un instant), qui orienterait les consommateurs solidaires vers l’achat de marchandises de ce secteur, y compris bien sûr dans les grandes entreprises de distribution capitaliste (comme c’est le cas pour le label “ produit de l’agriculture biologique ”, pour le label "Max Havelaar" ou pour le label proposé par le collectif "De l'éthique sur l'étiquette").

La deuxième innovation économique de l’économie solidaire est celle du financement solidaire, à distinguer de l'investissement dit "socialement responsable", qui passe par les marchés financiers et vise, de manière largement illusoire, à les moraliser[10]. Ses objectifs sont aujourd'hui très circonscrits : aider les chômeurs et autres personnes marginalisées à monter leur propre entreprise, bien souvent individuelle, soutenir le développement local en mettant le pied à l’étrier de petits entrepreneurs de la région, ou encore aider des catégories particulières (des femmes, des jeunes des banlieues) à se mettre à leur compte, alors même que toutes ces personnes ne savent comment s’y prendre et n’obtiennent pas de crédits des banques, même de faible importance, parce qu’elles ne fournissent pas ou pas suffisamment de garanties. Ces initiatives sont en général soutenues par les pouvoirs publics (Etat, collectivités locales), à l’aide de subventions qui interviennent à différents niveaux (accueil, conseil, garanties) et par le biais d’associations ad hoc. A priori donc, le financement solidaire ne vise nullement à soutenir un secteur non capitaliste, mais à résorber des poches de pauvreté ou à revitaliser des régions délaissées par le développement capitaliste. On ne peut pas le lui reprocher, sauf dans la mesure où les petites entreprises ainsi créées ne fourniraient que de faibles revenus ou de l’emploi familial tombant hors du champ de la législation sociale. En revanche il faut critiquer l’action des pouvoirs publics qui se délestent ainsi du fardeau de prestations sociales (comme le RMI ou l’allocation spécifique de solidarité) sur la “ société civile ”. J’y reviendrai.

La question qui nous intéresse est de savoir, si malgré la minceur des moyens, le financement solidaire n’ouvre pas de nouvelles perspectives. Les organismes de financement solidaire (petites banques coopératives, associations[11]), n’ayant pas les moyens de lancer un appel public à l’épargne, passent souvent par le détour des banques traditionnelles, étatiques (en France la Caisse des dépôts et consignations), capitalistes, ou coopératives (telle que le Crédit coopératif). Celles-ci commercialisent des parts de fonds commun de placement à vocation solidaire (OPCVM “ Investissement emploi ” etc.) ou des livrets d’épargne rémunérés à taux fixe. Il se peut aussi qu’elles proposent elles-mêmes des comptes solidaires à terme (le souscripteur choisissant la rémunération dans une fourchette). Actuellement cette épargne préalable est de très faible ampleur, la plupart des ménages choisissant les formules d’épargne qui leur rapportent le plus et ne voyant pas bien la signification de ces placements solidaires (en fait la majeure partie des fonds récoltés par les organismes de financement solidaire provient de la sphère publique). Les fonds solidaires servent surtout de produit d’appel pour les banques ordinaires, qui améliorent leur image de marque en montrant qu’elles se préoccupent aussi des personnes qui ont un accès difficile au crédit. Mais le principe est intéressant : on peut très bien imaginer des banques spécialisées dans le financement d’un secteur coopératif autogéré, que j'appellerai plus loin "socialisé", et faisant appel à l’épargne avec des produits spécifiques, dont la rémunération qui pourrait être équivalente à celle de tout autre placement[12].

Si les banques traditionnelles ne font pas volontiers elles-mêmes du financement solidaire, c’est qu’elles ne veulent pas prendre de risques excessifs, et préfèrent passer par des intermédiaires, qui leur offrent des garanties. Quelles sont ces garanties ? Ce peuvent être des garanties classiques : sûretés personnelles (cautions), sûretés réelles (gage, hypothèque) et sûretés fondées sur une réserve de propriété (crédit-bail). Mais les entreprises de financement solidaires sont moins exigeantes que les banques, c’est parce qu’elles nouent avec les emprunteurs des relations fondées sur la proximité ou la confiance : les contacts sont fréquents, permettant de prendre une bonne connaissance du risque encouru (ce qui réduit, comme on dit, les “asymétries d’information ”), et le suivi de l’entreprise permet de s’assurer du remboursement du crédit (cela peut même aller jusqu’au petit prêt d’honneur, par définition sans prise de garantie). Bien souvent ce sont pourtant les banques traditionnelles qui accordent elles-mêmes les crédits, mais seulement quand une grande partie du crédit est garantie par un fonds, qui a déjà fourni un crédit ou qui apporte sa caution (ce peut être une plate forme de développement local, associant divers partenaires, privés et publics).

Tout cela est très innovant, parce que l’on voit comment de nouvelles relations pourraient s’instaurer entre des banques et des emprunteurs. Les organismes de finance solidaire aident parfois des personnes désireuses de créer leur entreprise sans aucun savoir préalable à constituer leurs dossier (une étude de marché, un plan de financement, un budget), ou les adressent à une “ boutique de gestion ”[13] (organisme associatif). On peut imaginer à partir de là ce que serait le rôle d’organismes de conseil communs à l’ensemble d’un "secteur socialisé" dans l’accueil à des collectifs importants disposés à créer des entreprises (les fédérations des coopératives de production ont, d’ores et déjà, de tels services de conseil). Les dossiers sont ensuite présentés à des comités de crédit, composés de bénévoles, d’experts comptables, de chefs d’entreprise. Des banques socialisées pourraient de  même constituer des comités de crédit, constitués non seulement de leurs propres experts, mais encore de professionnels (représentants d’autres entreprises de la branche, de fournisseurs et de clients éventuels, et surtout, comme on le verra, des réseaux d’information du secteur), comités qui pourraient ensuite devenir indépendants. Enfin les organismes de financement solidaire assurent un suivi de l’entreprise, plus soutenu les premières années (l’entreprise dont fournir un tableau de bord, qui peut faire apparaître les dysfonctionnements, voire les difficultés graves, avant même qu’elles se produisent). Et ce suivi permet souvent de surmonter des difficultés passagères, quand les consultants du milieu professionnel peuvent aider à les résoudre (passage de commandes par des fournisseurs, échange d’expériences etc.). Ces pratiques de suivi pourraient être généralisées dans une économie socialisée, sous la houlette des banques créditrices.

Toutes ces activités d’accueil, de conseil, d’expertise et de suivi, tendent à diminuer énormément les risques de crédit. Malgré tout ils subsistent, car des échecs et des faillites sont inévitables. Comment résoudre alors le problème des garanties ? Ici encore l’économie solidaire offre une piste : la mutualisation du risque par prélèvement d’une partie du montant des prêts comme contribution à un fonds de garantie[14].

On le voit, l’économie solidaire a été un véritable laboratoire d’innovations économiques et sociales, ayant aujourd’hui plus de vingt années d’expérimentation derrière lui. Je vais m’appuyer sur ces innovations dans l’esquisse que je présenterai plus loin.

 

Le groupe de coopératives de Mondragon peut-il fournir un modèle ?

 

Ce groupe présente des caractéristiques remarquables, dont je vais dire quelques mots. Le plus important, à mon avis, est qu’il démontre la possibilité, sur des bases strictement coopératives, de constituer un groupe dynamique, qui ne laisse pas des entreprises, petites ou moyennes, affronter seules le marché. Mais il reste comme un îlot au sein de l’économie capitaliste mondialisée, et c’est ce pour quoi il a dû se doter de structures qui le rendent autonome. Comme l’ambition annoncée dans ce livre est la constitution d'un vaste secteur économique, plus démocratique et plus conquérant que celui de l’économie sociale, il ne saurait donc être le modèle, au sens où il suffirait de créer plusieurs Mondragon (ce qui serait cependant déjà un immense pas en avant). Mais les leçons de l’expérience Mondragon n’en sont pas moins considérables.

Cette expérience fut une création continuée. Une première coopérative est fondée en 1956, suivie d’une deuxième, puis une coopérative de crédit est créée en 1959. Au cours des années 70 naissent de nombreuses autres coopératives ainsi qu'un centre de recherches technologiques. Mais ce sont les années 80 qui voient la constitution du groupe, face au défi lancé par le Marché commun européen et par la mondialisation. Les coopératives sont alors réorganisées en trois grandes divisions (le groupe industriel, le groupe de distribution  et le groupe financier). Au cours des 5 dernières années le groupe, qui comporte plus de 100 coopératives, dans divers métiers (la construction, les composants, la machine-outil, l’électroménager etc), connaît un développement spectaculaire : il double ses effectifs (66.500 travailleurs en 2002) et son chiffre d’affaires. Il possède 23 établissements à l’étranger et vise les 60 en 2005. Il est devenu le huitième groupe espagnol. C’est un groupe très intégré, puisqu’il possède non seulement sa propre banque, mais encore une Université, consacrée à la gestion, un Fonds d’éducation et de promotion de la coopération, et un Fonds social.

Les principes de base sont ceux des coopératives de production : souveraineté de l’Assemblée générale (un homme, une voix) en ce qui concerne les grandes décisions et le pouvoir de contrôle, élection par elle d’un Conseil de surveillance, qui désigne une direction ; priorité au travail, c’est-à-dire à la création d’emplois et à la rémunération du travail (qui comprend une part fixe et une part variable selon la performance de chacun) ; affectation d’une part des profits à un fonds de réserve obligatoire ; distribution de dividendes (entre un minimum de 30% et un maximum de 70% des profits) aux associés, mais pour qu’ils puissent augmenter leurs parts sociales, et accroître ainsi le capital de l’entreprise. La rémunération du capital, qui vient récompenser l’effort d’épargne, est strictement encadrée. Il faut d’abord que les réserves soient suffisantes. L’intérêt versé est constitué de deux parts : un intérêt de base, qui ne peut dépasser 7,5%, et un intérêt qui est fonction de l’inflation, mais qui ne peut dépasser 70% de l’augmentation de l’indice général des prix à la consommation de l’année précédente, la somme des deux ne pouvant outrepasser une limite fixée généralement à 11%.

Il faut maintenant entrer dans le détail, car les coopératives de Mondragon présentent des caractéristiques tout à fait remarquables.

En ce qui concerne la démocratie d’entreprise, de nombreuses dispositions visent à favoriser la participation. D’abord les Assemblées générales ont des pouvoirs étendus : elles ne doivent pas seulement approuver les comptes, mais aussi la politique générale et la stratégie, les augmentations des parts de capital, le taux d’intérêt versé, la contribution des nouveaux membres. En sus du conseil de surveillance, il existe un “Conseil social ” élu, qui n’est que consultatif, mais qui  joue un rôle important : il a pour fonctions principales de contrôler les corps représentatifs, d’informer la base, et peut-être surtout de transmettre les initiatives venues d’elles vers ces instances. Il faut ajouter que la promotion interne est constamment encouragée, notamment grâce à des programmes de formation  sociale et professionnelle.

En ce qui concerne la rémunération du travail, le groupe s’est doté d’une règle générale destinée à éviter de trop grandes différences entre les coopératives : elle doit se situer entre 90% et 110% du niveau de référence du groupe, et les heures annuelles de travail doivent se situer entre 97% et 103% de la moyenne du groupe. Cela nous donne une idée de ce que pourraient être, à terme, l’encadrement des salaires et du temps de travail dans un vaste secteur socialisé. Il est intéressant de voir comment le groupe se situe par rapport à l’environnement salarial. Aucun salaire ne doit être inférieur à celui qui pratiqué dans le même secteur et dans la même zone géographique. Si, pendant longtemps, l’échelle des salaires a été de 1 à 3, elle s’est aujourd’hui élargie pour se rapprocher des salaires du marché, afin d’attirer des compétences, mais avec une déduction de 30% en signe d’engagement envers le principe de solidarité.

Comment les coopératives de Mondragon résolvent-elles le problème de leur financement, dont a vu qu’il était le talon d’Achille des coopératives ? La solution est à la fois classique et originale. Pour devenir membre d’une coopérative, il faut apporter une contribution initiale (environ un an de salaire minimum, dont 20% ira au fonds de réserve). Ensuite les dividendes versés ainsi que les intérêts sur les parts sociales (cf supra) sont en partie capitalisés. Enfin les membres peuvent fournir des contributions volontaires. On le voit, les travailleurs n’épargnent pas pour un enrichissement personnel, mais surtout pour accroître le capital de leur coopérative, qui sert d'assise à leurs salaires et autres avantages. S’ils quittent la coopérative, ils peuvent revendre leurs parts, mais seulement à d’autres coopérateurs ( ?). Les réticences à épargner que l’on constate dans les coopératives (cf) sont ici essentiellement vaincues par le fait que le montant des contributions est décidé non par les individus, mais par l’assemblée générale elle-même, et qu’il s’impose à tous les membres. Mais les coopérateurs ne vont-ils pas manifester la même répugnance au risque que l’on retrouve dans les autres coopératives ? C’est ici que la structure de groupe vient donner des assurances qu’une coopérative isolée ne pourrait fournir. En effet une partie des profits bruts va à un Fonds central qui en redistribue des fractions aux groupes régionaux ou aux sous-groupes sectoriels, lesquels en redistribuent des fractions aux coopératives de base. Ce Fonds central constitue ainsi une sorte de mécanisme de garantie partielle contre les aléas, en vertu d’un principe de solidarité. Par ailleurs les travailleurs sont assurés, si leur coopérative va mal, de retrouver un emploi dans d’autres coopératives du groupe. Cette double sécurité fait que l’on accepte plus volontiers d’accroître le capital. Le problème de financement ne serait cependant pas résolu, si le groupe ne disposait de sa propre banque, lui fournissant des crédits dans des conditions plus sûres (étant donné que l’information circule dans le groupe) et plus avantageuses que ne le feraient des banques externes. Ce système de financement peut nous donner des idées pour les modes de financement d'un grand secteur d'économie socialisée.

L'organisation du groupe dans son ensemble offre également un canevas organisationnel pour ce que pourrait être l'organisation d'un tel secteur.

Les coopératives de base sont regroupées en sous-groupes de branche, qui ont une fonction d'orientation et de coordination (chacun a une assemblée générale, un organisme de direction et un directeur général). Les sous-groupes sont eux-mêmes organisés en divisions (il y a une division financière, une division dans la distribution, et sept divisions dans la production)[15]. Enfin les divisions sont chapeautées par un organisme central, au niveau du groupe dans son ensemble. Mais ce dernier est sous le contrôle démocratique d'un Congrès des coopératives, constitué de représentants des coopératives de base, au nombre de 650 au maximum, qui ont en charge la planification et la coordination de l'ensemble du groupe. Ce Congrès désigne les 18 membres d'un Comité dont la fonction est d'impulser et de contrôler l'exécution des politiques adoptées par le Congrès, ainsi que le travail d'un Conseil exécutif, composé du Président du groupe, des neuf vice-présidents des Divisions et des directeurs des départements centraux (cf plus loin). La tâche de ce Conseil consiste à concrétiser et appliquer les stratégies et les objectifs de l'ensemble du groupe et à coordonner les politiques des divisions, des sous-groupes et des coopératives de base.

Cette organisation donne à penser ce que pourraient être les réseaux unissant les entreprises d'un grand secteur socialisé et leur mode de coordination : réseaux de branche, réseaux régionaux, réseau national. Il faut préciser enfin que les coopératives de Mondragon se sont dotées de fonds centraux : un Fonds central inter-coopératif, déjà évoqué, alimenté par 10% des profits des coopératives, qui vient non seulement soutenir des coopératives en manque de capitaux, mais encore des projets qui, du fait de leur taille ou des risques qu'ils présentent, sont hors de portée des sous-groupes ou des coopératives qu'ils regroupent ; un Fonds d'éducation et de promotion, alimenté par des contributions venant des fonds de même type dans chaque coopérative, et servant à faire fonctionner les centres d'éducation et de recherche communs ; un Fonds de Sécurité sociale Lagun-Aro, alimenté par une fraction des salaires.

Le groupe de coopératives de Mondragon donne ainsi une sorte d'image en réduction de ce que pourrait être un vaste secteur d'une économie socialisée. Ce secteur ne serait pas constitué d'un grand nombre de groupes de type Mondragon, car de tels groupes ne connaîtraient ni coordination ni planification entre eux. En outre ils sont longs à constituer et à prendre leur essor. Mais rien n'empêcherait que, à l'intérieur de ce grand secteur existent des groupes de type Mondragon, avec quelques différences de structure, pourvu qu'ils apportent leur contribution à des fonds centraux - si du moins ils entendent rejoindre l'économie socialisée au lieu de demeurer dans la structure coopérative. Je vais essayer de dessiner maintenant une épure de ce que pourrait être ce secteur de l'économie socialisée, en m'inspirant du modèle proposé dans la deuxième partie de ce livre.

 

L'économie socialisée : une esquisse

 

Les traits essentiels seraient les suivants

1° Les entreprises seront autogérées, selon le principe coopératif "un homme-une voix" et selon le système délégatif : assemblée générale, conseil d'administration (ou de surveillance), direction. Mais plusieurs dispositions viendraient rendre la démocratie plus effective et plus participative (chaque entreprise pouvant en adopter d'autres, et un échange d'expériences, par le biais du réseau d'information, contribuant à l'approfondissement de cette démocratie économique), notamment :

  - un temps serait réservé à la formation à la gestion (qui peut être dispensée par des organismes communs au secteur socialisé)

  - l'Assemblée générale doit se prononcer non seulement sur des propositions venant des instances dirigeantes, mais encore sur des propositions issues de la base, pourvu qu'elle recueillent un certain nombre de signatures.

  -  un organisme spécial, lui-même élu, doit veiller à l'exactitude, à la qualité et à la régularité des informations transmises, en même temps qu'il est chargé de relayer les initiatives venues de la base (et de communiquer la suite qui leur est donnée).

  -  des dispositifs destinés à favoriser l'expression des travailleurs[16], dans l'exercice de leurs fonctions, pourraient être généralisés.

2° Si l'entreprise est de grande taille, elle fonctionnera en réseau, sur le modèle du groupe de coopératives de Mondragon. Toute entreprise peut demander à être rattachée à un groupe, mais c'est au groupe d'accepter ou non. Les groupes ne seraient pas confinés dans un métier, mais devraient avoir une certaine cohérence, fondée sur la recherche d'économies d'échelle et de synergies. Une organisation complémentaire en filiales n'est souhaitable que s'il existe des raisons techniques, notamment celle de la constitution de joint ventures avec des entreprises étrangères. Pour respecter le principe de la démocratie économique, les filiales devraient aussi avoir des délégués au sein de l'Assemblée générale des délégués du réseau comme au sein de ses instances dirigeantes[17].

3° Les travailleurs associés ne sont pas propriétaires de parts de capital, mais usufruitiers du capital mis à leur disposition (c'est en ce premier sens que les entreprises sont des entreprises socialisées, et non des coopératives). Du moins tel serait le but à atteindre dans un système où l'autofinancement serait supprimé, comme dans le modèle que j'ai présenté. Comme il faudra du temps pour que ce nouveau système soit expérimenté et déclaré viable, on pourrait maintenir l'existence de capitaux propres pendant toute une période, puis aller vers leur disparition progressive (hors minimum légal).

Ces capitaux propres pourraient être apportés par les travailleurs eux-mêmes, comme dans le système de Mondragon, mais aussi par des apporteurs extérieurs sous forme de titres participatifs, rapportant le même intérêt qu'aux coopérateurs, mais ne donnant pas accès à un droit de vote[18]. Ces titres, émis par l'entreprise, ne seraient cessibles qu'aux coopérateurs, qui désireraient intégrer l'entreprise en souscrivant une part sociale ou qui voudraient accroître leurs parts sociales. Ne donnant ni droit sur les réserves, ni droit à un dividende, ils ressembleraient plutôt à des prêts participatifs, mais cessibles (c'est ce que je retiens du marché des droits d'association préconisé par Dow et Sertel[19]). Si l'intérêt versé est à un niveau proche de celui des autres placements - comme cela semble être le cas à Mondragon - ces titres devraient trouver preneurs, surtout si les frais d'intermédiation sont réduits et s'ils apparaissent comme un mode de financement solidaire, à l'instar de celui des fonds solidaires actuels.

Mais l'objectif serait de faire disparaître peu à peu les capitaux propres, ceux apportés par les coopérateurs comme ceux venant des apporteurs extérieurs (les uns et les autres se voyant alors indemnisés par l'attribution de bons d'épargne, cf ci-après), en le remplaçant par un financement venant du crédit, pour les raisons fondamentales que j'ai soulignées, à savoir, essentiellement, contourner la répugnance au risque des travailleurs associés et empêcher l'accumulation privée de capitaux, comme dans le capitalisme. La décision du changement de statut - de celui de coopérative associée à celui d'entreprise socialisée - serait prise par les travailleurs eux-mêmes. Cependant les entreprises devraient maintenir un certain pourcentage de ressources longues (des crédits de long terme), qui constitueraient leur assise financière et apporteraient la garantie qu'elles ne sont pas à la merci des remboursements en cas de difficultés passagères. De tels crédits constitueraient de quasi-fonds propres. On peut aussi imaginer que, si elles devaient se trouver un jour en faillite, les crédits de long terme soient des crédits prioritaires.

De la même façon des entrepreneurs qui voudraient créer d'emblée une entreprise socialisée en y apportant leurs propres capitaux pourraient le faire sous forme non d'actions, mais de prêts participatifs prioritaires, qu'ils se verraient rembourser dès que l'entreprise, ayant pris son essor, serait en état de le faire. Ils n'en tireraient pas le jack pot des créateurs de start up (lorsqu'ils revendent leurs actions), mais ils en retireraient quand même le bénéfice de leur prise de risque, sans les mésaventures qui arrivent aux mêmes créateurs (lorsque l'entreprise s'effondre).

Quant aux crédits en général, dans une situation où les capitaux propres auraient disparu, je ne retiens par la solution de prêts participatifs (prêts dont le revenu serait lié aux résultats de l'entreprise), car elle ferait peser sur l'entreprise une contrainte extérieure sur la rentabilité, qui serait contradictoire avec son autonomie : les travailleurs doivent pouvoir empocher le résultat de leurs efforts, sous formes de suppléments à leur rémunération fixe, après avoir versé les intérêts prédéterminés des crédits, et non abandonner un excédent de gestion à des créanciers.

4° Il faudrait, dans l'immédiat, créer au moins deux banques spécialisées dans le crédit aux entreprises socialisées, pour qu'elles ne soient pas à la merci d'un seul fournisseur de capitaux. Et ces banques devraient être de taille suffisante pour pouvoir faire un appel massif à l'épargne.

Puisqu'il s'agit d'une "proposition pour le temps présent", je laisse en suspens, pour y revenir plus loin, le système proposé d'un Fonds national de financement, contrôlant des banques autogérées, en dépit de son intérêt intrinsèque (cf les variantes deux, trois et quatre de mon modèle). Ces banques seraient alors des banques publiques, avec des capitaux propres, ou bien encore des banques coopératives. Elles seraient spécialisées dans le financement du secteur socialisé (il ne me paraît pas souhaitable qu'elles soient des banques universelles, pour ne pas compliquer le problème de leur équilibre financier). Dans le cas français, au lieu de les créer de toutes pièces, on pourrait, dans un premier temps, les constituer comme filiales d'acteurs publics, tels que la Caisse des Dépôts et Consignations ou la Poste, ou d'un grand groupe coopératif, tel que les Caisses d'Epargne, ces deux dernières entreprises présentant l'avantage de disposer d'un vaste réseau de bureaux et de succursales - dont nos filiales (donc autonomes juridiquement et sur le plan comptable) pourraient partager les frais de fonctionnement. Les ressources seraient collectées sous forme de souscriptions à un livret "Economie socialisée", comparable au livret A, et sous forme de bons d'épargne à échéances et intérêts divers. Ces placements seraient à taux administrés et garantis par l'Etat (ultérieurement par un Fonds national de financement).

5° La relation entre ces banques et les entreprises serait profondément modifiée, en suivant les méthodes mises au point par les organismes de financement solidaire, comme nous l'avons vu : bureaux d'accueil et de conseil d'abord dans les banques, puis indépendants et financés par l'ensemble des entreprises du secteur, sous la forme d'une contribution ; comités de crédit, sortes de cabinets d'audit comprenant des comptables et des professionnels, cabinets financés également par des contributions des entreprises, mais aussi des banques (qui y ont tout intérêt), avec éventuellement des subventions des pouvoirs publics (intéressés notamment par la création d'emplois). Un fonds de garantie mutuel serait créé, à partir d'une troisième contribution fournie par les entreprises socialisées, pour apporter sa caution à une partie des prêts fournis par les banques[20]. En participant au financement de ces institutions, les entreprises affirment leur solidarité, et sont ainsi socialisées en un deuxième sens.

Je l'ai déjà souligné, l'un des grands avantages du financement par le crédit bancaire est la dissémination des risques - car il n'y aura jamais de risque zéro. Ce qu'on peut craindre ici est que, si les fonds propres des entreprises sont faibles et peu à peu relayés par des crédits, la sélection des bénéficiaires soit, malgré toutes les procédures et dispositions que je viens d'évoquer, drastique. Du moins tant que le secteur socialisé n'a pas atteint une taille critique, sans commune mesure avec celui des coopératives de production en France (dont les effectifs de travailleurs cumulés n'atteignent pas la moitié de celui du groupe de coopératives Mondragon). D'où la question : comment se constituera ce secteur?

6° Si l'on écarte la solution "révolutionnaire" d'une socialisation par une loi d'un certain nombre de grandes entreprises (avec indemnisation des propriétaires sous la forme, de préférence, d'attribution de bons d'épargne), on entrevoit plusieurs possibilités. Si une publicité suffisante est faite, il y aura sûrement un grand nombre d'entrepreneurs individuels désireux de créer une entreprise, ou d'accroître la taille de leur entreprise, sans se voir contraints de se faire racheter par une plus grande, qui déposeront des dossiers. Ensuite de nombreuses coopératives de production qui manquent de capitaux proposeront également leur candidature, en acceptant leur changement de statut, plutôt que de se mettre sous la coupe d'actionnaires extérieurs. En troisième lieu les salariés des établissements ou filiales que les entreprises capitalistes s'apprêtent à fermer ou à vendre, parce qu'elles ne sont pas assez rentables à leur point de vue, s'adresseront souvent aux pouvoirs publics pour demander l'intégration de ces établissements ou filiales au secteur socialisé, et ceux-ci les adresseront aux organismes de conseil et aux comités de crédit évoqués ci-dessus, qui devront négocier avec les banques les montages financiers (la procédure devrait être rapide). Dans ce cas l'Etat devrait disposer d'un pouvoir de suspension, limité dans le temps. On sait que de tels cas sont monnaie courante, et concernent chaque année des milliers de travailleurs, dont les plans sociaux de licenciement coûtent très cher aux entreprises et à l'Etat, qui ont intérêt à trouver des solutions plus économiques. Or nombre de ces établissements ou entreprises seraient viables, dans un autre régime social où il n'y aurait plus à rémunérer des propriétaires, en dehors des travailleurs eux-mêmes (dans un premier temps). Les exemples sont nombreux de reprises d'entreprises par les salariés qui sont d'abord des succès, avant que ne se posent à nouveau des problèmes de financement[21]. Enfin les syndicats de grandes entreprises capitalistes pourraient prendre l'initiative de faire étudier leur transformation en entreprises socialisées, de faire valider le projet par un cabinet d'audit public, et de demander un referendum. Il ne s'agirait pas alors d'une nationalisation autoritaire, mais d'une socialisation par décret, prévu par la nouvelle législation en tel cas, avec toutes les garanties nécessaires. Cette dernière voie est évidemment la plus problématique. Mais, en combinant plusieurs des possibilités évoquées, et en supposant une forte volonté politique, accompagnée d'une grande campagne d'information, il n'est pas exclu que le secteur socialisé acquière une taille telle, en l'espace d'une législature, que toutes ses autres institutions puissent se mettre en place et fonctionner. J'irai assez vite sur ces autres institutions pour ne pas trop détailler et alourdir cette esquisse.

7° Quelques mots d'abord sur le système des rémunérations du travail. Il serait libre dans un premier temps, mais pourrait s'inspirer de celui de Mondragon, qui serait donné en exemple. Les "salaires" comporteraient obligatoirement une part fixe, et une part variable (en fonction des résultats), selon des proportions décidées chaque année en Assemblée générale. Ils devraient ne pas trop s'écarter des salaires du "privé", pour ne pas dissuader les travailleurs, en particulier les plus qualifiés. Mais, comme il est probable, les salaires exorbitants des dirigeants capitalistes disparaîtraient. On sait que ces salaires mensuels faramineux (correspondant à des salaires de milliers de Smicards - sans parler de la réalisation de milliers de stock options ni des "parachutes en or", là où les salariés tombent en chute libre[22]) sont aujourd'hui contestés dans les milieux libéraux eux-mêmes. Ils n'ont évidemment aucune justification, si ce n'est le souci affiché par les dirigeants de maintenir leur rang et leur prestige dans l'arène du grand capital international, ce qui conduit les actionnaires eux-mêmes (quand ils ne sont pas dupés par des conseils d'administration complices) à les accepter, contre leur intérêt, pour que leur entreprise fasse bonne figure dans cette arène. Il est certain que le secteur socialisé ne saura séduire ces managers voleurs de le rejoindre, mais il n'y a aucunement à le regretter : leur ethos capitaliste n'a rien à voir avec celui de l'autogestion, et, si par hasard ils cherchaient à se faire embaucher dans le secteur, ils y seraient les pires des gestionnaires. Et il n'y a pas non plus lieu de s'en inquiéter : les compétences ne manqueront pas pour les postes de direction, pourvu que les salaires ne soient pas trop inférieurs à ceux pratiqués ailleurs (les dirigeants de l'économie sociale sont, aujourd'hui, bien moins payés que ceux des grandes firmes capitalistes, ce qui ne les empêche pas de rester, et même de faire carrière). Dans l'immédiat les "financeurs solidaires" peuvent constituer un excellent vivier.

Une fois que le secteur socialisé aura pris son essor, on pourrait en venir à un code des salaires un peu plus contraignant, qui marquerait bien la solidarité entre les entreprises du secteur et qui aurait un puissant pouvoir d'attraction sur les salariés des autres secteurs, assurés d'y être un peu mieux payés et selon des règles plus stables et plus justes (ce code servirait aussi de moyen de pression aux salariés des entreprises capitalistes sur leurs employeurs).

8° Les travailleurs des entreprises socialisées se distribueront leurs excédents de gestion sous forme de rémunérations supplémentaires (lorsqu'ils auront quitté leur statut de coopérateurs), selon les normes qu'ils choisiront (par exemple indépendamment de la rémunération de base, ou proportionnellement à celle-ci, s'ils veulent stimuler les plus compétents). Mais ils pourront aussi choisir d'en dégager moins en réduisant leur temps de travail (à l'intérieur d'une fourchette des horaires valable pour l'ensemble du secteur, qui sera sans doute plus large que celle de Mondragon). Je l'ai déjà souligné, c'est là un moyen d'éviter des licenciements en cas de forte progression de la productivité, un outil de réduction du chômage.

9° Les entreprises du secteur socialisé seraient affiliées à un réseau d'informations qui leur serait propre, moyennant une cotisation obligatoire, dont le montant serait fonction de leur chiffre d'affaires. C'est en ce troisième sens que les entreprises sont socialisées : en tant qu'elles coopèrent à travers ce réseau. Le réseau serait composé d'employés, mais dirigé par des délégués des entreprises socialisées.

Le réseau serait constitué en réseaux de branches, en réseaux régionaux et en réseau national, tous interconnectés. Il s'agit de quelque chose d'intermédiaire entre de simples organismes de représentation et de conseil, tels qu'ils existent déjà dans les organisations qui relient (mais sans affiliation obligatoire) les coopératives de production[23], et la très forte structuration, qui caractérise, on l'a vu, le groupe de coopératives de Mondragon (structures de sous-groupes, sectoriels ou régionaux, divisions, niveau central du groupe ; centres de recherche et fonds social communs, pooling des profits). Il s'inspire des Chambres de commerce et des net-work inter-entreprises qui existent au Japon dans les nouvelles technologies. Mais il va beaucoup plus loin. Ses fonctions seraient en effet multiples :

  - L'échange d'informations concerne non seulement des données comptables, mais les données organisationnelles, les modes de gestion, les méthodes de travail employées, de façon à favoriser une circulation des expériences. Il repose sur des questionnaires précis, de façon à ce que les données soient aisément comparables[24].

  - L'échange d'informations concerne aussi la structure des coûts, le mode de formation des prix, les méthodes de vente, les normes de qualité, les fournisseurs, les mesures prises pour préserver l'environnement. Le réseau peut faciliter la recherche de clients et de fournisseurs parmi les entreprises socialisées.

  - L'échange va jusqu'à la mise en commun d'informations technologiques et d'informations sur les recherches-développement en cours. Il ne saurait entrer trop dans le détail pour éviter l'appropriation sans coût de novations ou découvertes, mais il peut favoriser les recherches jointes, comme on le voit déjà en économie capitaliste par exemple avec les groupements d'intérêt économique. Il peut également inciter à la création de centres de recherche autonomes, fonctionnant comme des entreprises.

  - Le réseau joue un rôle essentiel dans la mobilité et le reclassement des travailleurs (ceux-ci gardant leur ancienneté et leur niveau de qualification) : c'est une véritable agence de placement interne au secteur. Les informations fournies par les entreprises permettent d'anticiper les mouvements de personnel, les réductions comme les embauches prévues.

  - Enfin le réseau pourra faire une large place aux représentants des consommateurs, voire à leurs observations et demandes individuelles.

Un problème posé par l'existence de ce réseau est, comme je l'ai déjà indiqué, qu'il sera aisément piraté, ce qui en exclut certaines informations sensibles. Mais il ne faut pas craindre un large pillage par les entreprises capitalistes, tant les modes d'organisation et de gestion sont différents. En revanche, comme le note Joël Martine, "les salariés des entreprises capitalistes pourront prendre appui sur ces informations pour exiger, dans leur secteur, d'être mieux traités et d'avoir leur mot à dire sur la gestion".

10° Je ne retiens pas les propositions faites pour associer aux conseils d'administration des entreprises d'autres acteurs, tels que des représentants des fournisseurs, des clients, des autorités locales. Tout récemment la législation française a prévu la création de sociétés coopératives d'intérêt collectif (SCIC), dont l'organisme dirigeant associe des représentants des salariés, des usagers, des bénévoles, d'une collectivité territoriale. Ces sociétés s'inscrivent dans une logique de "tiers secteur", visant à répondre à des besoins non couverts par le marché et par les administrations. Je reviendrai plus loin sur cette conception d'un tiers secteur, sur son intérêt et ses dangers, mais l'économie socialisée dont il est question ici est une économie de marché, fonctionnant de manière autonome, sans aides publiques. Elle se propose cependant de rendre le marché plus coopératif et moins opaque. C'est à cela que sert précisément le réseau d'information : il relie les producteurs par l'échange d'informations et d'expériences, il les met en relation avec les fournisseurs du secteur, il informe sur la structure des prix, il impose des normes de type "commerce équitable". Les consommateurs y joueraient un rôle important, tant au niveau de l'analyse de la qualité des produits ou de la critique de leur fonctionnalité (des liens devraient être établis avec les associations de consommateurs, qui trouveraient place dans ses organismes dirigeants et qui pourraient fournir des experts), qu'au niveau des propositions. Plus largement le réseau fournirait une tribune permanente pour la remise en cause de la publicité, des techniques agressives de marketing, des marchandises nocives pour la santé (favorisant par exemple l'obésité) ou pour l'équilibre psychique des individus. Sans pouvoir ni vouloir rivaliser avec le travail de la multitude d'associations, de centres universitaires, d'écrits individuels, de bulletins mutualistes etc., qui visent à éduquer le consommateur, il pourrait leur faire écho, de manière simple et concise (avec références appropriées) pour susciter parmi les travailleurs une nouvelle culture, anti-consumériste, anti-gaspillage, anti-destructrice de l'environnement. Le secteur socialisé pourrait se prévaloir auprès des consommateurs individuels de cette autre culture[25].

11° Le réseau inter-entreprises aurait aussi pour fonction de populariser le secteur auprès de l'opinion publique. Sous doute revient-il d'abord aux partis politiques qui l'auront inscrit dans leur plate-forme électorale et au gouvernement qui en sera issu d'en faire connaître les réalisations, sans cacher les difficultés apparues, mais il convient de mobiliser beaucoup plus largement un secteur qui répond à de veilles aspirations du mouvement ouvrier et à bien des attentes, et qui prend en compte l'intérêt général. Les entreprises de ce réseau peuvent se dire citoyennes à plusieurs titres : en favorisant la citoyenneté sociale, au sens où je la définissais dans le chapitre précédent, en soutenant la citoyenneté économique (par ses politiques internes d'aide à la création d'entreprises, d'aide à l'emploi, de formation professionnelle), en prenant en compte les exigences de qualité et de transparence dont les consommateurs sont de plus en plus porteurs, en étant particulièrement vigilantes dans la protection de la santé des individus, de la sécurité des installations, du respect de l'environnement. Le réseau apparaîtrait ainsi comme le promoteur des formes concrètes d'une économie véritablement alternative. Il sera important de nouer des contacts réguliers avec les syndicats, avec l'économie sociale, avec un grand nombre d'associations. On peut aussi imaginer que chaque entreprise se dote d'une association des amis de l'entreprise, qui soutienne son projet social (comme cela se fait déjà dans l'économie solidaire).

 

Vers une structuration plus forte

 

Pour donner au secteur socialisé tout son dynamisme, pour passer, si je puis dire, à la vitesse supérieure, il faudrait renforcer ses moyens de financement, les succès initiaux permettant d'être plus ambitieux, de contrecarrer les campagnes de dénigrement qui ne manqueront pas de se produire (toute tentative de boycott devant être sévèrement réprimée par les institutions qui veillent au respect de la concurrence), et de prendre de nouvelles dispositions législatives.

Je propose de s'inspirer ici de la variante 4 de financement du modèle heuristique que j'ai exposé dans la partie précédente.

1° Un Fonds de financement, avec un statut d'établissement public, serait créé, et placé sous le contrôle du Parlement (comme l'est aujourd'hui la Caisse des dépôts et consignations).

2° Ce Fonds aurait pour première fonction d'encadrer et de contrôler les banques qui fournissent des crédits au secteur socialisé, lesquelles banques seraient désétatisées et passeraient alors au statut de banques autogérées et socialisées (sans capitaux propres, elles dépendraient des ressources longues fournies par le Fonds, dont ce serait la seule fonction créditrice). L'intérêt de ce changement de statut serait triple : 1° la création de nouvelles banques, voire de nouveaux groupes bancaires, serait plus aisée ; 2° ces banques seraient probablement plus dynamiques que des banques publiques, en tous cas plus proches des problèmes des entreprises socialisées ; 3° ces banques pourraient faire bien plus largement appel à l'épargne, bien au-delà des livrets "économie socialisée" et des bons d'épargne également libellés. Elles pourraient collecter des ressources sur l'ensemble du marché du crédit, et même sur les marchés internationaux. Elles seraient également déspécialisées, pouvant offrir des prêts à la consommation et des prêts au logement (comme il est prévu de le faire aujourd'hui pour La Poste). En revanche elles n'auraient aucune activité de gestion de titres, n'intervenant pas sur les marchés financiers.

3° Le Fonds serait financé par un prélèvement sur les intérêts versés par les entreprises socialisées aux banques. Ce prélèvement (qui lui fournirait des moyens de fonctionnement) aurait une finalité bien précise : l'allocation aux banques de ressources spécifiques (dépôts) qui serviraient de base (avec la création monétaire) à l'attribution de crédits d'investissement aux entreprises du secteur socialisé. Il s'agit de favoriser l'investissement nouveau ou net de ces entreprises, alors que les banques publiques de l'esquisse précédente risquaient malgré tout d'être timorées en la matière. Ces ressources ne seraient pas allouées sans critères : les banques socialisées qui auront fait le plus grand chiffre d'affaires et les meilleurs bénéfices seront prioritaires, car elles auront montré que leur politique de crédit a été la plus expansive et la plus sûre à la fois.

4° Comme, par hypothèse, nous ne sommes pas encore dans une économie socialiste digne de ce nom, une économie où les choix collectifs et la planification auraient retrouvé leur rôle, le Fonds pourrait mettre en œuvre lui-même une certaine planification, en prenant des initiatives, mais sous contrôle gouvernemental : il favoriserait les banques qui financement des investissements jugés préférables en fonction de l'intérêt général à d'autres qui le seraient moins ou qui seraient contestables.

Certes on peut miser sur l'état d'esprit nouveau des travailleurs du secteur socialisé, sur leurs liens avec les consommateurs et avec l'environnement social, pour se détourner de productions manipulant les individus et les exposant à toutes sortes de régressions psychiques, si contraires à ce qui serait leur éthique quotidienne dans les relations de travail. Je doute fort, par exemple, que s'ils travaillaient dans la production de films, d'émissions télévisées ou de CD, ils se lanceraient dans l'industrie pornographique, dans les reality shows ou dans le lancement de "tubes" médiocres. Je crois au contraire que de nouvelles entreprises pourront bien plus facilement se monter pour répondre à des talents  confinés aujourd'hui dans la marginalité, ou réduits à la quête de subventions. Mais il ne faut pas s'illusionner : les travailleurs des entreprises socialisées seront d'autant plus soumis à la sollicitation de la "demande" qu'elle est encore contrôlée par les grands groupes capitalistes. Aussi restera-t-il souhaitable de favoriser les investissements qui non seulement correspondent à des besoins non satisfaits, mais qui prennent aussi en compte l'intérêt réel du consommateur. Par exemple il vaudra mieux produire des réfrigérateurs économiques, fiables et durables, que d'autres qui s'inscrivent dans la civilisation du clinquant et du jetable. Je verrais d'un bon œil des inspecteurs du Fonds noter, en fonction de critères publics, à discuter avec les producteurs eux-mêmes, la "qualité sociale" des investissements. (autre exemple dans l'agriculture ou le médicament)

Cette mini-planification ne remplace évidemment pas la planification par les pouvoirs publics, avec toute la gamme de ses outils (fiscalité, crédits bonifiés etc.), mais elle peut lui ouvrir des perspectives.

 

L'intersection avec l'économie solidaire

 

L'économie solidaire s'est construite, avec beaucoup de courage et d'inventivité, pour combler les trous laissés dans le tissu social par l'économie capitaliste : chômage de longue durée, qui est mal indemnisé ou cesse de l'être, trappes à pauvreté affectant des catégories dont la plupart des besoins, malgré les aides publiques, sont non solvables, désertification de régions et de localités. Le développement capitaliste est aussi générateur de dégâts écologiques, qui ne sont pas réparés ou qui le sont trop tard. C'est sur cette base qu'a été proposée la création d'un "tiers secteur" pour toutes les activités qui ne sont pas rentables, mais correspondent à des besoins évidents, qui ont un "halo" sociétal et environnemental[26].  Ce secteur serait aidé par l'Etat, dans la mesure où il remplit des missions de service public, que les services publics ne sont pas à même d'assurer de manière souple et adaptée, et où les entreprises privées, toutes à leur vocation marchande et à leur recherche de rentabilité financière, ne sont pas les bons concessionnaires.

Cette proposition d'un tiers secteur (ni capitaliste, ni étatique) est contestable à plusieurs titres. Elle prend son parti des défauts des services publics, sans s'attacher à une réforme, qui les rendrait moins bureaucratiques et plus ouverts sur les besoins réels[27]. Elle tend à décharger l'Etat de ses responsabilités, alors même que le contrôle de l'utilisation des fonds publics par des associations, entreprises d'insertion, régies de quartier, coopératives mixtes (cf la création de sociétés coopératives d'intérêt collectif)etc., est malaisé (les abus sont nombreux). Enfin elle fait comme si l'économie marchande n'avait pas à prendre en compte elle-même les "effets externes" de type social et environnemental, au lieu de les faire endosser par l'Etat (j'ai fait allusion à cette "responsabilité sociale" des entreprises, qui marque au moins une certaine reconnaissance du problème). Je préfère donc m'en tenir au vocable et à la réalité de l'économie solidaire, qui vient apporter de la solidarité là où il n'y en pas.

Elle répond donc à une situation de fait, que la création d'un secteur socialisé ne résoudra pas, du moins pas suffisamment, même s'il prend de l'extension. On peut attendre de celui-ci une réduction du chômage, la naissance d'une myriade de petites entreprises dans des régions ou localités à l'abandon, un meilleur respect des contraintes écologiques. Mais, comme je le disais précédemment, si cette économie socialisée sera certainement plus responsable (les critères d'attribution des crédits prenant en compte des aspects de ce type), elle restera une économie marchande, produisant elle aussi inévitablement des externalités, et ce d'autant plus que la planification globale sera encore dans les limbes. D'autre part l'économie solidaire a une justification plus forte, qui conduit à admettre sa pérennité, même si l'ensemble du système économique et social a été révolutionné: elle fait jouer librement la disponibilité, l'inventivité, la bonne volonté d'un grand nombre d'acteurs (salariés pendant leur temps libre, retraités, bénévoles de tous âges) au plus près des situations concrètes (aujourd'hui déjà le tissu associatif vient combler heureusement en partie les déchirures du tissu social). En outre cet engagement est tout à fait favorable à la démocratie participative (ce troisième pilier dont je parlais dans la deuxième partie). Dès lors se pose la question d'une intersection possible entre le nouveau secteur socialisé et l'économie solidaire. Je suivrai ici les très intéressantes et très importantes suggestions de Joël Martine.

Dans le cadre d'un contrat avec l'Etat (ou avec une collectivité locale), des entreprises solidaires pourraient se rattacher au secteur socialisé. Elles bénéficieraient alors de son appui financier partiel, l'autre source de financement venant des pouvoirs publics sous forme de crédits à très bas taux, voire à taux zéro, ou de subventions non remboursables, ou de dispenses de charges sociales. Il y aurait deux conditions : 1° que ces entreprises puissent faire valoir leur utilité sociale particulière (en fait leur mission de service public, au sens large du terme); 2° qu'elles renoncent à faire des bénéfices et à les distribuer à leurs membres, ceux-ci étant d'ailleurs souvent pour une part des bénévoles - dont on pourrait imaginer cependant  qu'ils reçoivent une petite rétribution forfaitaire. Le fait qu'elles appartiennent, avec des clauses spéciales, au secteur socialisé, leur apporterait tous les autres avantages des structures communes à ce secteur (auquel elles devraient d'ailleurs apporter des contributions), et serait en même temps une garantie de transparence (à travers toutes les données fournies au réseau d'information). Inversement des entreprises ou associations de l'économie solidaire pourraient renoncer aux aides publiques, lorsqu'elles auraient les moyens de fonctionner sans elles, et retrouver le statut normal des entreprises du secteur socialisé. Je reprendrai l'exemple fourni à l'appui par Joël Martine : "Imaginons une entreprise non lucrative et subventionnée, qui livre des repas à domicile sur un quartier, à des personnes âgées à faibles revenus. Cette entreprise, fournissant des prestations de qualité, et connaissant bien les gens, d'autant plus qu'elle emploie des femmes du quartier sur des postes "d'insertion", commence à intéresser une clientèle plus riche (…). Voilà un marché potentiellement lucratif, et une entreprise privée s'y installe, copiant en partie les méthodes imaginées dans le tiers secteur (…) Ou, plus simplement, les marché est pris par une grande entreprise privée de la restauration collective : les repas sont de qualité douteuse, mais le service est correct et les prix accessibles, grâce à des salariés surexploités et très hiérarchisés. Dans cet exemple, le tiers secteur aura servi de banc d'essai à la modernisation du capitalisme (…) L'entreprise de tiers secteur abandonnera ce qui est rentable et se cantonnera à la clientèle non solvable [pour continuer à justifier de ses subventions]. Mais, si maintenant il existe un secteur de la propriété sociale, avec son fonds de financement, l'équipe qui aura acquis une expérience dans le tiers secteur pourra envisager de lancer une entreprises à but lucratif qui pourra, en s'appuyant sur le savoir faire acquis et le tissu de sociabilité locale, tenir tête à la concurrence privée, d'autant plus que sa trésorerie ne sera pas alourdie par la nécessité de dégager un profit capitaliste".

Cette possibilité d'osmose entre les deux secteurs serait évidemment bénéfique pour les deux : elle donnerait à l'économie solidaire un débouché pour s'agrandir, et elle transfuserait dans le secteur socialisé des méthodes de cette économie et une forme d'engagement social plus soutenue.

 

Les relations avec le secteur capitaliste

 

Les relations marchandes avec le secteur capitaliste seraient des relations marchandes ordinaires, à ceci près : les entreprises socialisées choisiraient leurs fournisseurs en fonction du respect par ceux-ci de certaines normes sociale et environnementales, comme le font aujourd'hui les organismes du commerce équitable. A l'étape actuelle, elles devront se contenter de leur image de marque et des formes de leur auto-certification. Les choses changeraient si des organismes publics venaient contrôler et labelliser ces fournisseurs.

Ce qu'on pourrait redouter est moins le refus de vente pratiqué à l'encontre des entreprises socialisées (qui devrait être sanctionné par la Direction de la concurrence), que le refus d'achat. Il ne faut pas exclure en effet un sabotage généralisé mené en sous-main par un secteur capitaliste, qui verrait d'un mauvais œil l'arrivée de ces concurrents d'un type nouveau, et par des organisations patronales désireuses de contrer un secteur qui menacerait la suprématie de l'économie capitaliste. Il leur serait bien difficile d'invoquer ici les règles de la concurrence, comme le fait la Commission de Bruxelles quand elle fait la chasse aux aides d'Etat, car le secteur socialisé ne bénéficierait d'aucune aide, si ce n'est la garantie apportée par l'Etat aux livrets d'épargne populaire. Mais cette garantie (qui ne porte pas sur les crédits) ne fait pas vraiment problème, car toute la réglementation prudentielle met les dépôts dans les banques privées à l'abri du risque. En revanche la défiscalisation de ces livrets pourrait être attaquée au nom de la concurrence déloyale (comme elle l'est aujourd'hui par les grandes banques capitalistes). Il faudra alors probablement qu'ils soient refiscalisés, sauf si le pouvoir politique est à même de défendre vigoureusement l'apport du secteur socialisé à l'économie nationale et à la résolution de problèmes sociaux. Plus dangereux serait le refus d'achat, car on ne peut contraindre personne à choisir ses fournisseurs. Il faut d'abord compter ici sur la concurrence inter-capitaliste : une entreprise capitaliste dont les profits ne seraient pas flambants aura tout intérêt à s'adresser à des entreprises socialisées si ses produits sont moins chers, de meilleure qualité, et de surcroît accompagnés d'une image positive (le label "économie socialisée"). On voit bien aujourd'hui de grandes surfaces proposer des produits bio ou des produits équitables, parce qu'ils savent qu'il y a une clientèle pour eux, et que, secondairement, cela améliore leur propre image. Mais, comme il vaut mieux prévoir tous les mauvais coups, le secteur socialisé devrait se doter le plus vite possible d'entreprises de distribution, et même de grande distribution (commercialisant également d'autres produits que les siens). La concurrence qu'elles feraient aux entreprises capitalistes serait alors le meilleur moyen de dissuader les discriminations.

Une autre question, plus importante peut-être, est celle des coopérations et des alliances avec des entreprises du secteur capitaliste. Il faut évidemment qu'elle réponde aux intérêts des deux parties. Mais il faut aussi qu'elle n'introduise pas le loup dans la bergerie. Nous retrouvons ici des problèmes similaires à ceux abordés à propos des entreprises étatiques, mais aggravés, puisque ici nous ne sommes plus devant des entreprises orientées par la rentabilité du capital. Certaines solutions ne changeraient pas : une entreprise socialisée pourrait constituer avec une entreprise capitaliste un groupement d'intérêt économique ou, à la rigueur, une filiale commune, de type capitaliste. Plus difficile est la question d'une alliance capitalistique, du type "participation croisée".

Des entreprises socialisées pourraient aisément s'associer entre elles de la manière suivante : une société apporterait des crédits à l'autre (et non du capital, ce qui réintroduirait une logique capitaliste), et participerait aux décisions, non plus cette fois en fonction du nombre de ses travailleurs (comme ce serait le cas dans les structures en réseau ou en filiales d'un groupe socialisé), mais en fonction du montant des crédits comparés à ceux de l'autre société. S'agissant cette fois de l'association avec une entreprise capitaliste (du secteur privé ou du secteur d'Etat), cette dernière pourrait apporter du capital, mais à condition que 1° cela lui donne des droits de vote à hauteur seulement du capital apporté, comparé aux ressources longues de l'entreprise socialisé, et qu'elle reste minoritaire (sinon c'en serait fini de l'autogestion) et que 2° ce capital soit rémunéré sur la base d'un intérêt comparable à celui qui est demandé par les banques socialisées aux entreprises qu'elles dotent en crédits de longue durée, en sorte qu'il jouerait le rôle d'un titre  participatif. En dehors de cela, aucun investisseur institutionnel ne pourrait entrer dans le système de crédit des entreprises socialisées, et, naturellement, il n'existerait pas d'action négociable en Bourse (ni d'obligation à proprement parler). Tout cela impliquerait bien sûr un travail de création juridique, puisque le statut des sociétés anonymes, pas plus que le statut des entreprises coopératives, n'est applicable à ce genre d'entreprises absolument nouveau.

On peut penser que des alliances sur ces bases n'attireraient pas des partenaires capitalistes : ils ne peuvent pas prendre le pouvoir, en tirer des profits considérables, ni revendre aisément ces participations, et encore moins en faisant une plus-value. Mais, si ces alliances leur sont vraiment utiles, si elles ont un intérêt technologique ou commercial, elles devraient se réaliser, surtout avec des partenaires publics ne partageant pas les mêmes préventions. Sans aucun doute les entreprises socialisées se priveront d'apports de capitaux spéculatifs massifs et ne pourront jouer sur leur mobilité. Mais le système général de financement du secteur est là pour pallier les besoins en capitaux, et pour préserver l'autonomie de ce secteur, à la différence des montages capitalistes auxquelles des coopératives se voient contraintes de recourir.

 

Remarques finales

 

Je crois avoir dessiné les lignes essentielles de ce que pourrait être le secteur socialisé. Je voudrais, pour finir, apporter quand même un certain nombre de commentaires, parce que la novation est si réelle qu’elle risque de prêter à des incompréhensions ou à des mésinterprétations.

1° Il ne s’agit plus d’un secteur public ou d’Etat, mais d’un secteur “ socialisé ”. Cela ne veut pas dire que l’Etat voit son rôle diminué dans la vie économique. Tout ce qui relève des services publics continue à dépendre de l’Etat, et, comme les entreprises publiques chargées de missions de services publics auront aussi d’autres activités, elles garderaient nécessairement une place importante dans le secteur concurrentiel (cf mes propositions ci-dessus), même si les entreprises publiques produisant des biens privés devaient se transformer progressivement en entreprises socialisées, être donc désétatisées (ce serait le cas aussi des banques spécialisées dans le financement du secteur socialisé) Au reste il est souhaitable que les deux formes de propriété (la propriété publique et la propriété sociale) coexistent pendant longtemps, pour que leur confrontation serve à dynamiser l'une et l'autre.

Ensuite, au-delà du travail législatif et réglementaire qui vaut aussi bien pour le secteur capitaliste privé, l’Etat devrait effectuer un certain contrôle de l’ensemble du secteur, au niveau parlementaire sans aucune doute et peut-être aussi par le biais d’une Commission “ indépendante ” (comparable au Haut conseil du Secteur public), surtout s’il se porte garant  du maintien de la valeur des livrets et bons d'épargne et aussi longtemps qu'il en fixe le taux de rémunération. Mais le rôle de l’Etat n’est pas celui que je lui attribuais dans le modèle complet, parce qu’il supposerait une refonte complète de la planification, inenvisageable au niveau du modèle réduit.

2° J’ai utilisé le terme de secteur “ socialisé ” pour signifier qu’il repose sur l’association des travailleurs et sur un financement assis sur l’épargne des ménages. Ce qui n’a rien à voir avec des fonds mutuels ou des fonds de pension, qui ne sont jamais que des portefeuilles de titres, valeurs et obligations principalement, à valoir sur les résultats de telle ou telle entreprise, et objets de spéculation. Les travailleurs sont usufruitiers d'un capital mis à leur disposition non par l'Etat (des "biens de la nation"), mais par des banques, qui socialisent ainsi l'épargne des ménages et les moyens de la création monétaire.

Le secteur est également socialisé dans la mesure où chaque entreprise apporte une contribution, issue de ses excédents d'exploitation, au financement d'organismes communs (organismes de conseil, comités de crédit, fonds de garantie mutuel). Le financement est enfin socialisé dans la mesure où (dans un deuxième temps), les entreprises mettent de l'argent dans le "pot commun" d'un Fonds de financement, organisme public destiné spécifiquement à l'investissement nouveau. Cette socialisation de l'investissement est très importante : non seulement elle témoigne d'une solidarité dans l'ensemble du secteur, mais encore ouvre la possibilité de financer des activités risquées ou en rapide mutation technologique[28].

3° Le système est tout à fait différent d'organismes à but non lucratif, telles que les mutuelles ou les associations. Ces dernières sont financées par les cotisations de leurs membres (et souvent, pour les secondes, par des subventions publiques), et tous les bénéfices vont aux réserves pour être réinvestis. Les entreprises socialisées (une fois qu'elles ont quitté le statut de coopératives) seraient également des sociétés de personnes, ou bien des sociétés de capitaux avec des règles particulières[29]. Mais les excédents de gestion (ce qui reste de la valeur ajoutée après versement des salaires, des intérêts, des impôts, des charges sociales et des prélèvements pour les fonds communs "socialisés") sont distribués entre les travailleurs associés sous forme de rémunérations supplémentaires. En ce sens elles sont "lucratives".

Ce principe de maximisation des revenus du travail, je le rappelle, est une garantie d'efficience.

4° Le système n’est pas du tout celui des coopératives, puisqu'il n'y a pas de parts sociales (sinon initiales et minimales), alors que ces dernières sont financées par des apports en capital de leurs membres, tout en étant largement non-lucratives (elles versent une grande partie de leurs excédents de gestion à des "réserves impartageables", propriété collective des coopérateurs). Nous avons vu les effets pervers qui résultent du système des coopératives de production, qui entraînent une tendance au sous-investissement, et le sérieux handicap qu'est pour elles l’impossibilité de faire appel à des capitaux extérieurs (sauf sous des conditions extrêmement restrictives), ce qui en limite nécessairement le développement. La modélisation d’un secteur socialisé est faite justement pour trouver des réponses aux limites endogènes du système coopératif. Son développement ne dépend pas de la volonté ou de la capacité d'épargne des travailleurs de l'entreprise, puisque l'autofinancement de l'investissement nouveau a disparu, ni de quelques apporteurs extérieurs qui répugneraient tout autant à prendre des risques sur une entreprise, mais d'un financement bancaire qui peut être d'autant plus large qu'il fait appel à l'épargne de tous les ménages, une épargne cette fois garantie, et même à l'épargne internationale, si le taux de rémunération de l'argent est à la fois assuré et d'un niveau convenable (on sait que cette épargne est friande des "bons du Trésor" émis par les Etats, alors qu'ils n'offrent pas la possibilité de forts gains spéculatifs).

 Grâce à la profondeur des ressources d'épargne et grâce à l'ampleur des financements bancaires (éventuellement accordés par des consortiums de banques), les entreprises socialisées pourraient atteindre la grande taille requise pour faire pièce aux multinationales capitalistes. L'exemple de Mondragon montre déjà que, avec une seule banque (de groupe), une progression rapide et très forte est possible.

5° Le secteur socialisé heurte nos habitudes de pensée, car la propriété n'est pas clairement identifiée. On pourrait répondre ceci : les travailleurs associés sont "usufruitiers" d'un capital mis à leur disposition par des créanciers, en l'occurrence des banques, et, derrière elles, des ménages, et un Fonds socialisé de financement (dans la structure développée du système). Une autre objection qui vient à l'esprit est que les travailleurs ne seront pas suffisamment motivés s'ils ne sentent pas propriétaire de quelque chose (et l'on évoquera ici le cas des travailleurs dans le système soviétique). En réalité on peut fort bien être motivé sans être propriétaire (les services publics en font foi). Mais l'intéressement matériel est présent dans les entreprises socialisées, puisqu'on peut se partager une bonne part des bénéfices, et que de ce fait on y a tout intérêt à ce que l'entreprise marche bien. Il faut se défaire de cette religion de la propriété liée au travail, qui n'est un véritable stimulant que dans l'entreprise individuelle ou familiale (les salariés actionnaires des entreprises capitalistes peuvent avoir envie de toucher des dividendes ou de gagner de l'argent le jour où ils vendront leurs actions, mais ce n'est pas cela qui va les mobiliser ni faire de l'entreprise où ils travaillent leur entreprise).

6° Je voudrais insister sur le caractère non capitaliste du secteur socialisé. Certes il verse des intérêts à des épargnants, à travers un canal bancaire. Mais ces épargnants n'ont aucun pouvoir sur la gestion des entreprises, ni direct (comme actionnaires), ni indirect (à travers un marché de titres). D'autre part entre payer des intérêts et payer des dividendes ou des intérêts obligataires la différence est totale. Dans les deux cas il s’agit d’un prélèvement sur le produit du travail, sur la valeur ajoutée par l’entreprise. Mais une action ou une obligation sont liées aux résultats d’une entreprise, ce qui pousse les dirigeants à toujours accroître les bénéfices aux dépens des salaires. Une action (qui n’est jamais que du capital fictif, un simple droit de tirage sur les résultats) leur est liée directement : le montant des dividendes, la distribution d’actions gratuites lors des augmentations de capital ou la plus-value retirée de la vente de l’action croissent en fonction de ces résultats. Une obligation ne trouvera preneur que si son taux est intéressant et si les perspectives de remboursement sont assurées, ce qui dépend des résultats anticipés. Nous avons affaire ici à une économie de rente. Au contraire, dans la système socialisé, l’intérêt versé est non seulement prédéterminé, mais encore totalement indépendant du résultat des entreprises - les bénéfices, si bénéfices il y a, venant s’additionner aux salaires. Evidemment ce serait encore mieux s’il n’y avait pas d’intérêt à verser. Mais, jusqu’à présent, les travailleurs n’ayant pas forcément le sens de l’intérêt collectif, on n’a pas trouvé mieux pour les inciter à faire un usage économe de leurs ressources et pour sélectionner judicieusement leurs investissements. Le système soviétique en a fourni la preuve a contrario.

Le système socialisé transforme-t-il tous les ménages intéressés par lui en “ petits rentiers ”? Sans doute. Mais, pour trouver une alternative, il faudrait procéder à une épargne forcée, via un impôt qui alimenterait, selon les besoins, un Fonds de financement, en sus des intérêts versés par les entreprises (c'était la variante 2 de mon modèle heuristique). C’est à ce moment là toute la population qui bénéficierait, du moins si l’Etat était “ juste ”, de la rente. Ce serait possible, mais, outre certaines difficultés techniques (une modulation probablement plus difficile à réaliser), j’avoue qu’elle me paraît peu envisageable dans les circonstances actuelles.

Un autre aspect non-capitaliste est que l'accumulation privée de capitaux est impossible, du fait de l'interdiction de l'autofinancement. Cela n'empêchera nullement des entreprises de se développer plus vite que d'autres, ni de réussir mieux que d'autres, ni certaines d'être acculées à la faillite. Et il y aura forcément des inégalités de revenus entre les unes et les autres. Mais la concurrence sera désormais loyale : elle ne dépendra plus de la possession de capitaux, et il sera toujours possible d'entrer dans un marché sans capitaux, pourvu que l'on puisse convaincre comités de crédit et banques de la viabilité d'un projet. Quant aux inégalités dans les revenus, elles ne toucheront que les revenus du travail, et elles sont sans doute le prix à payer pour une certaine émulation concurrentielle. Après tout il n’est pas anormal que, les entreprises socialisées étant mises sur un pied d’égalité par leur absence de capitaux propres (une sorte d’égalité des chances), celles qui ont les meilleures performances rétribuent mieux leurs salariés (sachant que de meilleurs résultats ne résultent pas forcément d’un meilleur travail, mais parfois seulement de la chance elle-même). On sait que la forte égalité de rémunérations entre les entreprises soviétiques a été un des vices du système (qu’on travaille bien ou mal, on est payé de la même façon...).

Je redis à ce propos que le secteur socialisé devrait progressivement comporter un certain nombre de règles communes en matière de rémunérations, quelque chose qui se rapprocherait plus d’un statut spécial que d’une grille comme celle de la fonction publique. Il y aurait par exemple des garanties de carrière (mais non d’emploi), une place faite à l’ancienneté, des possibilités de promotion etc., qui éloigneraient ses relations professionnelles du système du marché interne du travail, et qui limiteraient tant le poids de la motivation pécuniaire que celui de la concurrence interne, laissant les autres motivations au travail se développer plus largement.

7° On l’aura bien compris, je pense, ce système est totalement déconnecté, au moins directement, des marchés financiers[30]. Ce qui non seulement ne génère plus une économie de rente, et une inégalité croissante entre les revenus, mais encore lui assure une stabilité certaine (et beaucoup de frais financiers en moins), en même temps qu’une efficacité gestionnaire supérieure, notamment une prise de risques bien plus mesurée (on sait que les marchés financiers ne disposent pas de bien grandes capacités d’analyse, et qu’au surplus ils sont profondément irrationnels : phénomènes mimétiques, emballements, euphories, dépressions etc.,  témoignent de leur caractère névrotique).

Il faut noter ici un autre point. A la différence des entreprises capitalistes, privées ou d’Etat, les entreprises socialisées ne pourraient se transformer en acteurs financiers, plaçant leurs liquidités sur le marché financier. Mais, pour empêcher que leurs disponibilités ne dorment, elles pourraient les mettre à disposition des banques publiques, puis socialisées, moyennant un faible intérêt. L'idée est que, si les entreprises ne peuvent s'autofinancer (pour leurs investissements nets), l'ensemble du secteur soit, autant que possible, capable de s'autofinancer, pour ne plus dépendre d'acteurs extérieurs et des marchés de capitaux. La même question se posant pour les banques, on peut considérer que, dans un premier temps, elles pourraient faire des placements extérieurs au secteur, mais que, dans un deuxième temps, elles placeraient leurs liquidités auprès du Fonds socialisé de financement.

7° Je voudrais dire deux mots enfin des bénéfices sociaux que l’on peut attendre d’un tel système. Je ne m’étendrai pas longuement sur le changement de “ modèle productif ” qui devrait résulter d’un système fondé sur la participation. Alors que le système capitaliste n’a pas su vraiment sortir du taylorisme, et qu’un modèle de type “ toyotiste ” ou “ udevallien ” a fait long feu[31], un autre régime productif pourrait lentement voir le jour, et générer à nouveau des gains de productivité élevés, alors qu’ils stagnent depuis un quart de siècle. Je voudrais parler plutôt de la souplesse prévisible du système socialisé en matière de rémunération et d’emploi.

Puisque ce sont les travailleurs qui décident, puisque ce sont eux-mêmes qui déterminent leurs contrats de travail, ils peuvent toujours faire le choix, à efficacité et résultats comparables, entre plus de rémunération ou plus de temps libre, et l’ajuster à la conjoncture. Ils peuvent, de la même façon, faire le choix entre plus ou moins d’emplois. Comme ils auront une répugnance naturelle à licencier, ils pourront sacrifier quelque chose de leur rémunérations pour garder des associés (ce sont des choses qui se sont vues même dans les entreprises capitalistes). Il y aura quand même, sans aucun doute, des choix douloureux à effectuer (si l’on redoute qu’ils ne fassent le choix de l’emploi contre celui de l’entreprise, je rappelle que leur superviseur bancaire les rappellera rapidement aux réalités). Mais, au total, je pense que le secteur socialisé serait bien plus favorable à l’emploi qu’un secteur capitaliste pour lequel il est devenu, comme on le sait, la grande variable d’ajustement.

8° Le secteur socialisé est-il un premier pas vers le socialisme? La grande objection que l’on peut adresser à l’autogestion est que les travailleurs y cherchent à satisfaire leurs intérêts propres, qui ne coïncident nullement (sauf à croire aux vertus de la main invisible) avec ceux de la collectivité, et qu’elle est donc en ce sens opposée aux finalités du socialisme. C’est effectivement là que le bât blesse : dans le modèle complet les entreprises autogérées sont soumises à une planification (incitative) qui vise précisément à harmoniser les intérêts particuliers et l’engagement des travailleurs autogérés envers leurs entreprises (seul lieu où la motivation et la responsabilité prennent véritablement corps...) avec l’intérêt général. Ce ne peut plus être le cas dans des sociétés où la planification, et plus généralement l’interventionnisme public, sont en déclin. On peut pourtant penser que le secteur socialisé pourrait, en son sein, se guider sur quelques considérations d’intérêt collectif et montrer ainsi l’exemple.

 

 

 

 

 



[1] A ne pas confondre avec les représentants du personnel, tels que les délégués du personnel et les membres salariés des comités  d'entreprise.

[2] "Il peut y avoir alliance de la technostructure et des élus, qui veulent se perpétuer, en écartant les sociétaires réduits à un rôle minimal, et cela est le cas le moins imprévu. Il peut mener jusqu'à la pure et simple appropriation de l'entreprise par la technostructure" (Jacques Moreau, L'économie sociale face à l'ultra-libéralisme, Ed. Syros, 1994, p. 113).

[3] Ainsi dans le cas du Crédit agricole. Les 2 650 Caisses locales (5,6 millions de sociétaires et 35.000 administrateurs) détiennent l’essentiel du capital des 44 Caisses régionales. Ces dernières se sont dotées, d’une filiale capitaliste, Crédit agricole SA, qui est l’organe central et la banque centrale du groupe, dont elles détiennent 51% du capital, via une société holding qui regroupe leurs participations, et qu’elles contrôlent donc. Mais cette filiale est ouverte à des actionnaires privés (46,1% des parts), dont les salariés, et elle détient à son tour, depuis la récente fusion, 92,55% du Crédit Lyonnais, ex-banque publique qui avait été privatisée, ainsi que d’autres filiales spécialisées et diverses participations bancaires. On voit que la coopérative garde le contrôle de sa filiale, mais aussi que cette filiale, qui est cotée en Bourse, est presque aussi importante, avec celles qui dépendent d’elles, que la coopérative. La rentabilité financière est ainsi introduite au cœur du fonctionnement du groupe, qui est l’une des premières banques mondiales, implantée dans 60 pays – et ce d’autant plus que Crédit agricole SA détient à son tour 25% du capital des Caisses régionales.

[4] Dans certains cas, notamment dans les coopératives, les usagers sont de simples clients d'une société anonyme filiale de la coopérative. Dans d'autres cas les adhérents peuvent avoir des parts sociales sans le droit correspondant. Le Crédit agricole par exemple, pour se procurer des capitaux, a émis des parts B, qui sont rémunérées, mais ne comportent pas de droit de vote.

[5] Les Caisses d’épargne sont également autonomes, avec un Conseil d’orientation et de surveillance composé d’une vingtaine de membres représentant trois collèges (déposants personnes physiques et morales, salariés et élus locaux), et un directoire de 3 à 5 membres. Ces caisses détiennent la majorité du capital d’un organe central, chargé du contrôle et du suivi de la gestion des caisses locales, mais sans pouvoir de refinancement (à la différence de la Caisse nationale du Crédit agricole), organe dont le directoire est composé majoritairement de représentants des caisses locales (parmi les autres membres , il y a trois représentants du Parlement). Les caisses détiennent aussi la majorité du capital de la Caisse centrale, qui est la banque du réseau (elle centralise une petite partie des liquidités du groupe) et lui offre des compétences en matière financière.

[6] Le lecteur en trouver une très bonne présentation dans le livre d'Alain Lipietz, Pour le tiers secteur (Ed. La Découverte, 2001), qui reprend un rapport demandé par la ministre de l'Emploi et de la Solidarité du gouvernement Jospin (Martine Aubry), et qui a fait suite à une vaste débat et une longue enquête. Cf en particulier le chapitre 2 "Economie sociale, économie solidaire et tiers secteur".

[7] L'ONU, proposant aux multinationales un "Pacte global", l'OCDE leur soumettant des "lignes directrices", la Commission européenne, avec son "Livre vert".

[8] Ce que ne prévoit pas la loi sur les nouvelles régulations économiques votée par le Parlement français au début 2002. Si les entreprises doivent présenter un bilan social et environnemental, rien ne leur est imposé en matière d'indicateurs et d'audit indépendant.

[9] A l'heure actuelle le commerce équitable vise à soutenir des producteurs des pays du Sud pour les sortir de l'abandon et de la misère. Sa part de marché dans le commerce international est très faible : bien moins de 1% du commerce Nord-Sud. Mais il a une grande portée symbolique et politique.

[10] Il s'agit notamment des fonds collectifs "éthiques", dont les fonds d'épargne et de retraite de salariés - particulièrement développés aux Etats-Unis. On demande à des investisseurs institutionnels de corriger les excès d'un système financer dont ils sont les principaux bénéficiaires…ce qu'ils acceptent d'autant plus volontiers qu'ils espèrent drainer vers eux une épargne supplémentaire et que cela ne les engage pas à grand chose (les critères éthiques étant limités, variables, et définis pas eux). Cette finance éthique n'a rien à voir avec la finance solidaire, hormis le cas de quelques fonds qui viennent appuyer des organismes de finance solidaire proprement dit (cf note suivante).

[11] On peut citer en France la Nouvelle Economie fraternelle, la Banque solidaire de Roubaix, qui sont des banques coopératives, et des associations comme l'ADIE, France initiatives réseau, Solidarité emploi. Les Cigales (Clubs d'investissement pour une épargne alternative et locale), Garrigue, Femu qui, etc., sont des sociétés de capital risque, prenant des participations dans les entreprises qu'elles aident à monter.

[12] Des propositions de ce type ont été faites pour l'économie solidaire : création d'une banque nationale solidaire, avec des caisses locales, émettant un livret d'épargne S, ou création d'une banque nationale pour le développement du tiers secteur, avec des labels d'économie sociale et solidaire (proposition des Verts).

[13] Un chargé de mission vient souvent aider le porteur de projet à réaliser une petite étude de marché, à constituer un dossier et à le présenter enfin devant un comité de crédit.

[14] C’est ainsi qu l’ADIE (L’association pour de droit à l’initiative économique) prélève 3% du montant de chaque prêt pour constituer un fonds de garantie.

[15] Les sous-groupes visent notamment à réaliser des économies d'échelle et des synergies entre les coopératives d'une même branche.

[16] Je pense ici au "troisième canal" de communication (en sus du canal hiérarchique et de celui des institutions représentatives) proposé par Gérard Mendel et le Groupes Desgenettes, articulé autour d'un dispositif précis (groupes homogènes d'expression sur le travail, communication indirecte entre les groupes etc.) et expérimenté avec succès dans des centaines d'institutions. Cf notamment Mireille Weiszfeld, Philippe Roman et Gérard Mendel, Vers l'entreprise démocratique, Ed. La Découverte, 1993.

[17] L'organisation en sociétés mères et filiales pose ici des problèmes particuliers. Elle permet, en économie capitaliste, de contrôler des firmes juridiquement indépendantes en contrôlant la majorité de leur capital. Si la filialisation a des justifications techniques, elle doit nécessairement se présenter de manière différente en économie socialisée (lorsque les coopératives sont devenues des entreprises socialisées, cf ci-dessous). Je vois deux possibilités. La première est qu'une société mère dote effectivement une filiale en capital (cette dotation apparaissant alors à l'actif de la société mère), mais sans que celle-ci puisse accumuler des réserves et s'autofinance. La filiale devra payer des intérêts à la société mère pour l'usufruit de ce capital, et devra distribuer le reste de ses bénéfices nets à ses travailleurs. Pour l'autofinancement (hors amortissement), elle devra emprunter soit à une banque, soit à la société mère (ce qui renforce les liens avec elle). L'autre possibilité serait que la société mère ne dote pas ses filiales en capitaux propres, mais en montants de crédits (à partir du stocke de crédits dont elle dispose), non pas pour faire fructifier son capital, mais pour exercer un certain contrôle sur elle (les filiales, pour le reste de leurs crédits, s'adresseraient aux banques socialisées, qui trouveraient cependant une certaine garantie morale dans le fait que ces filiales sont soutenues par la société mère). Ce contrôle extérieur de la filiale est en même temps un auto-contrôle, puisque leurs travailleurs sont  représentés dans les instances dirigeantes de la société mère.

L’organisation de type holding pourrait avoir aussi son intérêt : dans ce cas la société holding aurait pour tâche d’allouer des crédits en fonction d’une politique globale du groupe (ce qui la différencie d’une banque), mais sans avoir d’activité productive à proprement parler (elle peu cependant rendre divers services, et les factures aux filiales). Cette société holding (au personnel peu nombreux) se trouve finalement complètement contrôlée par ses filiales. Ici encore c’est le travail qui commande au capital.

 

[18] Les titres participatifs actuels sont à la fois des parts sociales (ils représentent des fonds propres, mais sans droit de vote) et des obligations (ils sont rémunérés par un intérêt fixe et par un pourcentage lié aux résultats ou au chiffre d'affaire de l'émetteur. Ils sont non remboursables, sauf si la société émettrice le désire.

[19] Pour l'exposé et la discussion de leur modèle, cf ci-dessus, p.

[20] L'Union régionale des coopératives de production du Sud-Est a créé un tel fonds de garantie mutuel (la société de caution SOFISCOP SUD-EST), avec l'appui du Conseil régional. Elle cautionne 50% des emprunts réalisés par les SCOP auprès de la Banque Française de Crédit Coopératif. Les Scop bénéficiaires des cautions doivent souscrire 1% du capital de SOFISCOP et 2% en fonds de garantie remboursables à la fin du prêt. Cette société, qui a arrêté tous ses bilans bénéficiaires, ne peut garantir que des prêts d'un montant limité, vu la faiblesse de ses moyens financiers.

[21] C'est ainsi que sont nées quelques très grandes coopératives américaines dans des secteurs qui étaient pourtant en déclin, voire sinistrés. On rappellera aussi l'exemple de la coopérative minière de Tower Collery en Grande Bretagne.

[22] Un exemple : les indemnités de départ de Jean-Marie Messier, ex-PDG de Vivendi Universal, négociées par lui, malgré sa gestion calamiteuse, auprès de quelques membres du Conseil d'administration sortant, et s'élevant à 20,5 millions d'euros, représentent 40 années de salaire de 35 smicards. Le magazine britannique The Economist, critiquant à ce propos la complicité des conseils d'administration, cite ce propos du financier américain Warren Buffet, disant que manifester en Conseil son désaccord avec la rémunération d'un dirigeant est aussi incongru que de roter à table.

[23] Celles-ci se sont dotées d'Unions régionales et d'une Confédération, qui ont pour missions de les représenter auprès des pouvoirs publics et de fournir du conseil et de la formation aux coopératives.

[24] Ce que l'on trouve actuellement sur le site Internet du groupe Mondragon (des informations sur les principes généraux, sur les organes de gestion, sur les résultats économiques globaux et leurs évolutions, sur le bilans) donnent une bonne idée de ce qui pourrait figurer sous cette première rubrique.

[25] Un exemple flagrant de la dérive vers des méthodes capitalistes est celui de la coopérative Camif des adhérents de l'Education nationale. Cette coopérative était réputée par son souci de la qualité, par les tests de laboratoire qu'elle faisait subir aux produits qu'elle se proposait de commercialiser, par des encarts d'information sur les produits dans ses catalogues et par les conseils donnés par des techniciens en réponse à toute demande. Aujourd'hui, après avoir recruté des dirigeants et des cadres venus d'entreprises capitalistes, elle s'est alignée sur les méthodes de ses concurrents dans la vente par correspondance. Il ne se passe pas une semaine sans que l'adhérent soit inondé de propositions de réductions, de soldes, de cadeaux, rédigées dans le langage le plus racoleur (au point qu'on se demande quelle est encore la proportion d'articles vendus à leur prix normal). Les adhérents ont été nombreux à ne plus acheter, et il s'en est même trouvé quatre vingt mille pour manifester leur mécontentement. L'entreprise a été sauvée de la faillite par ses adhérents, mais n'a rien changé pour autant à ses pratiques.

[26] Cf Jeremy Rifkin, La fin du travail, Ed. La découverte, 1996, chap. 17, "Renforcer le tiers secteur", et Alain Lipietz, Pour le tiers secteur, Ed. La Découverte/La documentation française, 2001.

[27] Ils arrive qu'ils le soient. On cite souvent l'exemple de ces facteurs qui, lorsqu'ils distribuent le courrier dans des villages ou à des personnes isolées, prennent le temps d'avoir des échanges avec les usagers et leur rendent de menus services. Fonctions sociales irremplaçables, qui sont menacées par les contraintes de temps, les objectifs de résultats, l'introduction du salaire au mérite, liés à la recherche de rentabilité lorsque les services postaux sont ouverts à la concurrence.

[28] Elle ressemble un peu à ce qui se pratique dans l'économie solidaire avec les fonds de placement à risque, forme souple de socialisation des bénéfices et des pertes par le marché des prêts. "Ces fonds, explique Joël Martine, prêtent en parallèle par exemple à une vingtaine d'entreprises, en prévoyant que les bénéfices que dégageront  les trois ou quatre qui marcheront très bien serviront à éponger les pertes de l'entreprise en cas d'échec, et réciproquement l'entreprise emprunteuse s'engage à laisser une part importante de ses bénéfices au fonds de financement en cas de réussite.  Le droit à l'erreur n'est plus le privilège des riches, ou des laboratoires de la recherche publique".

[29] Dans les SARL ou les SA coopératives, les parts sociales sont, dans la législation française, nominatives. Les entreprises socialisées pourraient de même comporter un engagement minimal nominatif des sociétaires en capital . Mais elles devraient aussi apporter la preuve qu'elles disposent de quasi-fonds propres (crédits de longue durée) en quantité suffisante pour assurer leur solvabilité, toute comme les mutuelles aujourd'hui doivent disposer de réserves et les sociétés mutuelles d'assurance d'un fonds d'établissement.

[30] Il leur reste indirectement lié, du fait que les taux administrés ou les taux d'intérêt libres varieront forcément en fonction du rendement des autres placements financiers. Pour arriver à une déconnexion complète, il faudrait décrocher les taux d'intérêt du rendement de ces placements, à travers un système de bonification/pénalisation des taux de crédit, comme je l'ai exposé dans mon modèle heuristique. Mais cela suppose une maîtrise politique de l'ensemble du système économique, qui ne peut probablement pas encore exister dans une première étape.

[31] Le modèle productif japonais des usines Toyota et le modèle suédois de l'usine Udevalla (qui reposait notamment sur des groupes autonomes et responsables de production, à l'opposé du modèle taylorien-fordiste) ont suscité l'intérêt, dans les années 1980, de nombre de spécialistes du management des entreprises et de théoriciens de l'Ecole de la Régulation, qui ont cru y voir un nouveau régime d'accumulation du capitalisme (après le régime concurrentiel et le régime fordien). Ces visées pratiques et théoriques furent vaines : c'est le type anglo-saxon de capitalisme qui a triomphé, entraînant avec lui de modèle de "l'entreprise néo-libérale", selon les termes de Thomas Coutrot.

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