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Le blog de Tony Andreani
13 février 2011

Quand le management tue

Travailler à en mourir

 

Documentaire de Paul Moreira, 2007

(diffusion France 2, jeudi 10 février 0h, 25)

 

 

Ce documentaire sur le caractère destructeur des conditions et relations de travail dans certaines grandes entreprises d’aujourd’hui est proprement hallucinant. J’ai beau avoir lu plusieurs ouvrages sur la souffrance au travail, dont l’excellent livre de Vincent de Gaulejac, La société malade de la gestion (Seuil, 2009), j’en suis sorti stupéfait. Et cela m’a fait réfléchir.

D’abord on peine à comprendre l’utilité, du point de vue même du management de l’entreprise, de ces nouvelles techniques de gestion des « ressources humaines ».  Car elles n’ont pas seulement un côté révoltant, mais encore un côté absurde : à quoi cela sert-il de surmener les salariés et de les mettre tous en rivalité les uns avec les autres ? Un cas frappant montré dans le documentaire est celui de ce chef d’équipe dans une agence du CIC : il avait si bien joué son rôle d’animateur et su créer un tel climat au sein de son équipe qu’il avait été remarqué par sa hiérarchie au point d’être sélectionné pour figurer sur une affiche vantant l’excellence du service fourni à la clientèle. Puis, du jour au lendemain, on lui annonce qu’il ne sait pas son métier, qu’il lui faut apprendre les véritables critères de performance, à savoir faire vendre le maximum de services au maximum de clients dans le minimum de temps. C’est la même chose dans les centres d’appel, objets d’un autre reportage du documentaire. Les téléopérateurs  doivent y prendre huit appels par heure, répondre aux clients selon les prescriptions d’un script sans s’en écarter, vendre au moins deux prestations pendant ce temps, faute de quoi ils seront sanctionnés. Ainsi de cette employée qui a dépassé de trente secondes le temps imparti. Tout cela est contrôlé par un superviseur, qui écoute les réponses, et qui est lui-même contrôlé par un autre superviseur, tout cela en temps réel. Et, régulièrement, le superviseur pousse ses subordonnés à améliorer leurs performances, s’ils veulent bien servir l’entreprise, ou décrocher un petit bonus (ceci ne se passe pas à France Telecom, mais dans une grande société de services de télécommunication à d’autres entreprises). On sent physiquement, à regarder le reportage, la pression qui s’exerce sur le salarié et son degré d’isolement. Or, comment le superviseur peut-il ne pas voir la fatigue qui s’installe et qui tue la motivation au travail ? Comment le management peut-il imaginer que les clients, à la longue, ne se rendront pas compte qu’ils trouvent au bout du fil des robots humains et qu’eux-mêmes sont traités comme des vaches à traire ? En fait la raison en est simple : il s’agit de forcer la vente dans l’immédiat, car c’est ce que font les concurrents, et peu importent alors les relations à long terme avec la clientèle. On a ici un exemple paradigmatique des absurdités auxquels conduit la concurrence forcenée.

Tout au long de ce documentaire, je me suis ensuite demandé comment les salariés peuvent accepter cette pression de tous les instants, surtout quand on a cassé leur métier, quand on a taylorisé leurs tâches au-delà de tous ce que les experts en analyse des mouvements et des temps avaient imaginé dans l’industrie. Je me suis souvenu en effet de tout ce que j’avais lu sur le travail en miettes dans les process de fabrication industriels, et que nous avions dénoncé dans les années 70 : les ouvriers à la chaîne, les OS, pouvaient encore échanger quelques mots, exploiter de petits temps morts, et au moins étaient-ils confrontés à une matière physique, et non au consommateur. Ici, dans ces open spaces des services, on ne peut plus se parler, on n’a aucune plage de récupération, et on passe son temps minuté à entuber le client. La réponse vient, dans le reportage, des salariés eux-mêmes. S’ils peuvent accepter cette servitude, c’est tout simplement parce qu’ils on peur de se retrouver au chômage, ou de ne pas voir leur CDD transformé en CDI. Et, quand le centre d’appel est délocalisé en Tunisie (avec des salaires de 150 euros), c’est parce qu’ils ont trouvé enfin un emploi pour survivre. Ainsi va le management à la peur dans notre capitalisme du 21° siècle.

Mais surtout ce que ce documentaire m’a fait mieux comprendre, c’est comment ces bagnes modernes conduisent à la dépression, et, de plus en plus fréquemment, au suicide. Ce management « moderne » détruit l’estime de soi. Car les salariés, dans leur grande majorité, s’investissent dans leur travail. C’est ce que des sociologues du travail ont appelé « l’implication paradoxale » : on devrait rester en retrait face à un système qui vous asservit, et pourtant on ne peut s’empêcher de faire de son mieux. Au fond, c’est compréhensible : il est extrêmement difficile de se détacher de ce à quoi on est contraint de participer huit heures ou plus par jour, il y faut une sacrée dose de « mauvais esprit » (les cadres des usines automobiles le savent bien, c’est chez les jeunes « de banlieue » qu’ils trouvent le plus de résistance). Donc nos salariés s’impliquent dans leur travail, et voilà qu’on leur répète qu’ils ne font jamais ce qu’il faut. Quand, au surplus, ils ont connu un autre régime de production, où ils étaient reconnus, et qu’on leur dit à présent qu’ils ne sont bons à rien, qu’ils sont devenus une charge pour l’entreprise où ils ont travaillé pendant des années, ils craquent, et ce d’autant plus qu’ils étaient plus motivés. Comme ils transportent dans leur entourage familial leur misère psychologique, cela enclenche un cycle infernal : les relations s’y dégradent, les couples se heurtent, les enfants se plaignent, l’estime de soi descend encore de quelques crans. Le suicide peut être au bout de ce calvaire, sans même souvent que l’entourage s’inquiète, car on n’ose pas faire part de ses «difficultés », de peur de s’en trouver encore plus rabaissé. Le documentaire montre un cas bouleversant. Il s’agit d’un cadre aux alentours de la cinquantaine qui s’enfonce dans la dépression et le mutisme, et sa conjointe, une jolie femme au visage marqué, dit ne plus le reconnaître. On apprend, au cours de l’interview, la relation d’amour qui les liait. Il a voulu vivre au mieux avec elle les dernières années qu’il lui restait à vivre (« Je sais bien, je n’en ai plus pour longtemps », dit-elle), et c’est toute sa vie qui s’effondre.

Mais le travail peut tuer autrement, en épuisant physiquement, et non moralement, le salarié. La grande entreprise, on le sait, a pris comme règle de sous-traiter le plus grand nombre de tâches possible. Or, dans ces sociétés de sous-traitance, le droit du travail est régulièrement bafoué. Le documentaire présente un cas dramatique, celui d’un homme de 31 ans, qui, pour gagner sa vie, et dans l’espoir de voir son CDD transformé en CDI, a travaillé de manière démentielle, c’est-à-dire en répondant à toutes les demandes de son patron. Arrivé épuisé d’une mission, il pouvait être convoqué trois heures après, en pleine nuit (il s’agit d’une entreprise de sous-traitance pour Arcelor Mittal), et il lui arrivait de travailler 20 heures d’affilée. Il est alors foudroyé et se retrouve dans le coma. C’est sur son lit d’hôpital, où seuls bougent encore un peu ses yeux, que son épouse lui apporte la lettre qui lui promet un CDI.

Nous voilà donc devant un système littéralement mortifère. Et la question que je me suis posé est : d’où viennent, comment sont formés, que vivent ces tortionnaires ordinaires qui sévissent dans les entreprises d’aujourd’hui ? Car, il faut bien le dire, nous ne sommes pas loin de l’univers concentrationnaire, avec ses kapos et ses sinistres exécutants. Pour le premier niveau de la hiérarchie, la chose paraît assez simple : on exécute les consignes venues d’en haut, et c’est là-dessus que l’on est noté. J’ai vu récemment, à la télévision, une expérience réalisée, sous un prétexte, auprès de participants conviés à l’émission (elle faisait suite à des travaux menés dans des laboratoires de psychologie sociale). Ces derniers devaient autoriser l’administration de chocs électriques à un individu cobaye (en fait un acteur, qui simulait divers degrés de gêne, puis de souffrance). Et la plupart ont accepté de laisser l’expérience aller jusqu’au supplice (des gémissements et des cris insupportables), pourvu qu’on les rassurât qu’elle était sans conséquences et que de toute façon les animateurs en assumaient l’entière responsabilité. Donc la soumission aux ordres, quand ils sont censés venir d’une autorité légitime, est un début d’explication. Mais il y aussi, certainement, l’endoctrinement. La vie des affaires est une guerre économique (le vocabulaire militaire est omni-présent), et, comme à la guerre, c’est marche ou crève. Tout cela doit être fortement intériorisé, et d’autant plus que la sauvegarde de son poste et le salaire sont en jeu. Mais, qui est cet « en haut » qui a concocté, ou appris des méthodes aussi barbares ?

Je n’en ai pas des preuves précises, mais je pense que tout cela doit se passer dans les écoles de commerce, et spécialement les enseignements de gestion, sur la base d’innombrables manuels, dont on retrouve certains même dans nos librairies de gare. A ce niveau le salarié est un fantôme, une pure abstraction : une « ressource » qui doit performer, qui doit être contrôlée, comme peut l’être un dispositif matériel, à l’aide d’une multitude de critères, dont certains défient le simple bon sens (on en trouvera un exemple éloquent, s’agissant du management qualité, dans le livre de Vincent de Gaulejac, p. 347-348).

Arrivés à ce point, nous comprenons comment le capitalisme, dès qu’il dépasse le cadre de la PME, qui connaît encore des sentiments humains, fussent-ils la morgue et le sadisme, est une machinerie folle et implacable, avec pour seul moteur la profitabilité (et, mieux encore aujourd’hui, la « valeur pour l’actionnaire », un actionnaire qui en général n’a jamais mis les pieds dans l’entreprise). La contrainte de rentabilité et la contrainte concurrentielle se transforment en machines à broyer les êtres humains. Et l’on pourrait relire ici quelques phrases saisissantes de Marx. Il est donc temps, plus que temps, de revoir les règles de ce jeu structural et structurant, d’une violence inouïe, comme il n’en a sans doute jamais existé dans l’histoire, même à l’époque de l’esclavage (où le maître avait tout intérêt à sauvegarder la valeur marchande de l’esclave). Il est temps aussi de commencer à bâtir un autre mode de production.

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