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Le blog de Tony Andreani
11 juin 2010

Engels et le socialisme

Engels, d'un socialisme à l'autre

 

 

Dans l'histoire de la pensée socialiste, on peut distinguer, schématiquement, trois grandes représentations du socialisme, trois "modèles", au sens le plus large du terme. Elles naissent au 19° siècle et se prolongent jusqu'à nos jours.

Le premier modèle est un modèle fondé sur la coopération. Les travailleurs s'associent en coopératives, dont ils deviennent les patrons, organisent des services communs sous forme de mutuelles, constituent des fédérations par branches d'industrie, lesquelles envoient des délégués à une Chambre nationale des intérêts. Sur le plan territorial, ils forment des "communes", qui se fédèrent pour constituer un organisme politique aux fonctions limitées. Le marché et la concurrence subsistent, mais les prix ne sont plus ceux du marché capitaliste, qui englobent le profit des employeurs, et la concurrence est encadrée. Proudhon sera le principal théoricien de ce socialisme[1]. Ce modèle aura une nombreuse descendance[2].

Le deuxième modèle est un modèle planificateur. Les moyens de production sont propriété sociale, les unités de production n'échangent plus leurs produits, mais se répartissent les tâches de production selon un plan. Le marché a disparu, remplacé par un organisme central de nature administrative. Au plan territorial l'Etat (ou ce qu’il en reste) est également centralisé. On trouve une première version de ce modèle chez Saint-Simon et chez des penseurs communistes, avant que Marx et Engels le reformulent. Ce modèle trouvera une réalisation historique avec le système soviétique, et il continue à inspirer certains modèles théoriques de socialisme[3].

Le troisième modèle est un modèle de socialisme d'Etat avec marché. Les moyens de production sont mis en œuvre par des entreprises d'Etat, qui font des profits, mais les distribuent autrement. Le marché et la concurrence sont largement maintenus. L’Etat obéit plus ou moins aux principes de la démocratie libérale. Parmi les fondateurs on pourra citer le nom de Louis Blanc. Ce modèle sera partiellement réalisé avec la création d’un secteur public dans un certain nombre de pays occidentaux. Il est repris aujourd’hui par plusieurs théoriciens d’un « socialisme de marché ».[4]

Or toute une tradition marxiste a considéré que seul le second modèle était authentiquement marxiste, et que c'est lui qui distinguait le communisme du réformisme (on dira plus tard le projet communiste du projet social-démocrate).

Le but de cet article est de montrer que Marx et Engels ont en réalité soutenu les trois modèles, mais pour des étapes différentes de la construction du communisme : pour une première période après la prise de pouvoir par le prolétariat (une période de transition), ils envisagent un socialisme de marché, proche du troisième modèle, et c'est seulement pour une seconde période (celle du socialisme proprement dit) qu'ils prônent le passage à un modèle de planification intégrale, abolissant le marché. Mais, pour cette seconde période même, ils s'éloignent du socialisme d'Etat planificateur pour le repenser dans l'esprit du premier modèle.

Or ici la contribution d'Engels est décisive. Dans la division du travail entre les deux fondateurs du marxisme, c'est à Engels que revient le plus souvent la tâche de présenter la société future, en s'appuyant certes sur des indications nombreuses de Marx, mais en les commentant et en les prolongeant. Qui plus est, après la mort de Marx, c'est Engels qui se charge de critiquer les autres conceptions, de faire le point sur le sens de leurs écrits passés, d'expliciter leur position commune, et c'est aussi Engels qui procèdera à un certain nombre de rectifications de grande importance. C'est donc lui surtout que nous allons suivre, "d'un socialisme à l'autre".

 

Le programme du Manifeste : un socialisme étatique de marché. 

 

Ce très célèbre programme correspond, si l'on y fait bien attention, à une période de transition qui comporte une économie mixte, mi-socialiste, mi-capitaliste. En effet, après "la conquête de la démocratie", la propriété bourgeoise n'est pas abolie, mais peu à peu supplantée par la propriété de l'Etat socialiste. Au début celui-ci s'empare seulement du crédit (dont Marx et Engels entrevoient le rôle clé dans une économie monétaire), confié à une Banque nationale jouissant d'un monopole exclusif, de tous les moyens de transport et d'un certain nombre de manufactures. Comment et pourquoi se fait ce passage progressif de la propriété capitaliste à la propriété publique?

Là-dessus, il faut lire l'opuscule de Engels, Les principes du communisme, qui est légèrement antérieur au Manifeste[5]. Le passage se fera d'une triple façon : l'Etat prolétarien exproprie certaines entreprises capitalistes ; il s'appuie aussi sur d'autres mesures pour faire dépérir la propriété capitaliste, notamment l'impôt progressif et l'impôt sur l'héritage, et la suppression de l'héritage entre collatéraux (frères, neveux etc) ; avec les fonds ainsi obtenus, il peut également acheter ou créer des entreprises. C'est donc pas à pas que le socialisme progresse.

Il y a une raison économique à cela : le passage au socialisme doit se faire "dans les conditions de la production bourgeoise", ainsi que le dit Le Manifeste, autrement dit là seulement où la socialisation des forces productives est assez avancée (et non dans les conditions de la petite agriculture ou de l'artisanat), et il ne progressera que dans la mesure où l’Etat aura donné une forte impulsion à cette socialisation (il s'agit, dira encore Le Manifeste, "d'augmenter au plus vite les forces productives"). De tout cela on peut conclure que la transformation socialiste n'est pas seulement une affaire de rapport de force politique - même si le basculement du pouvoir politique est une nécessité, ce que ne voient pas les proudhoniens -, mais aussi le fait de la lutte économique entre les deux systèmes. Les principes du communisme le disent en toutes lettres, dans la seconde mesure qui est annoncée, à savoir "l'expropriation graduelle des propriétaires fonciers, des propriétaires de fabriques, des magnats du chemin de fer et de la marine marchande, en partie à travers la compétition exercée par l'industrie d'Etat et en partie à travers des nationalisations avec compensations"[6]. Pendant ce temps - une transition qui peut être fort longue avant que toutes les conditions économiques soient réunies - le marché subsiste, mais pas complètement. En effet le marché du travail est en partie aboli, parce que la concurrence par le prix entre les travailleurs disparaît au sein du secteur d’Etat et que les propriétaires de fabriques sont ainsi poussés à verser les mêmes salaires que les entreprises d'Etat (c'est la quatrième mesure énoncée dans Les principes), et ce d’autant plus que s’évanouit la pression exercée  par le chômage, car l'Etat prolétarien procure du travail à tous. Quant aux travailleurs du secteur d'Etat, ils cessent d'être des salariés, puisque, à travers leurs représentants politiques, ils deviennent les co-propriétaires des entreprises nationalisées et cessent de créer une plus-value pour d'autres. Ces limitations apportées au marché jouent donc contre le capitalisme, et une ébauche de plan peut commencer à apparaître.

 

Le programme communiste : un socialisme planificateur

 

Le socialisme de marché n'est qu'une transition vers un socialisme planificateur (première phase, ou phase inférieure de la société communiste). On retrouve ici les indications fournies par la critique marxienne du programme de Gotha (qui ne sont que des notes marginales non destinées à la publication) et surtout les passages célèbres de l'Anti-Dühring. Cela ne fait aucun doute, ce socialisme abolira le marché, en le remplaçant par une organisation planifiée consciente. On connaît ces phrases, qui ont été maintes fois commentées, mais qu'il faut rappeler : "Dès que la société se met en possession des moyens de production et les emploie pour une production immédiatement socialisée, le travail de chacun, si différent que soit son caractère spécifique d'utilité, devient d'emblée et directement du travail social. La quantité de travail social que contient un produit n'a pas besoin, dès lors, d'être constatée par un détour ; l'expérience quotidienne indique quelle quantité de travail est nécessaire en moyenne. La société peut calculer simplement combien il y a d'heures de travail dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, dans cent mètres carrés de tissu de qualité déterminée […] Ce sont, en fin de compte, les effets utiles des divers objets d'usage, pesés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur production, qui détermineront le plan. Les gens règleront tout très simplement sans intervention de la fameuse 'valeur'"[7]. Ainsi, avec le marché, disparaissent la concurrence et les prix : la valeur se lit directement en termes de quanta de travail, ce qui met fin au fétichisme de la marchandise.

Nous devons faire ici deux remarques. Ce programme planificateur ne pourra être mis en œuvre que lorsque tous les moyens de production seront en possession de la société et que lorsque "la production sera immédiatement socialisée", c'est-à-dire produite à grande échelle, avec des niveaux de productivité élevés. Ensuite l'objectif est de parvenir à une maîtrise consciente du fonctionnement économique, en lieu et place de ces forces aveugles qui gouvernent la production marchande. Comment cet objectif est-il réalisable ? Nous y reviendrons.


 

Les rectifications du programme : retour à une forme de socialisme associatif.

 

Ce socialisme planificateur soulève de redoutables questions, que Marx et surtout Engels vont rencontrer et qui les conduisent à ce qu'on peut appeler des rectifications, qui sont de toute première importance.

La première question est celle de la participation effective des travailleurs à l'élaboration du plan et à la gestion de leurs unités de production. Engels est bien conscient du problème : "La gestion commune de la production ne peut être effectuée par les gens tels qu'ils sont aujourd'hui"[8]. Par le fait même le socialisme planificateur (celui que Bakounine dénoncera comme étant "le gouvernement des savants et des experts") risque d'être renvoyé à une lointaine échéance, quand la division du travail aura complètement disparu. Déjà dans Les principes on pouvait lire : "l'éducation devra rapidement rendre les jeunes capables de passer d'une branche à l'autre de l'industrie en fonction des besoins de la société et de leurs propres inclinaisons"[9]. Voilà qui paraît des plus utopiques. Comment imaginer un travailleur à ce point "polytechnicien" qu'il puisse changer de métier à volonté? Marx et Engels ne renonceront jamais à cette utopie. Mais moins utopique est l'idée d'un travailleur qui ait une connaissance suffisante de la gestion de son unité de production, voire de la gestion planifiée d'une économie nationale, et la réduction de cette division du travail là (entre production et gestion) représenterait bien une transformation révolutionnaire.

Le second problème est celui de l'autonomie relative des unités de production. Marx et Engels ne l'ont jamais abordé de front, mais tout porte à penser qu'ils sont conscients de sa nécessité, ce qui expliquerait leur revirement sur la question des coopératives, qui s'exprime on ne peut plus clairement dans l'Adresse inaugurale de l’Association internationale des travailleurs (1864) et dans La guerre civile en France (1871) : après les avoir combattues comme étant d'esprit petit-bourgeois, ils en sont désormais de chauds partisans. Mais pour quelle période?

D'abord indiscutablement pour la période de transition. Marx en parle dans le troisième livre du Capital en ces termes : "A l’intérieur de la vieille forme [de propriété privée] les usines coopératives des ouvriers représentent la première forme de cette rupture, bien qu’évidemment elles reproduisent et ne peuvent pas ne pas reproduire dans leur organisation effective, tous les défauts du système existant. Mais, dans ces coopératives, la contradiction entre capital et travail est supprimée »[10]. Il se rallie donc dans une certaine mesure à la perspective défendue par Proudhon. Et lui emprunte même l'idée d'un financement par le crédit : "Ce système de crédit qui constitue la base principale de la transformation progressive des entreprises capitalistes en sociétés par actions offre également le moyen d’une extension progressive des entreprises coopératives à une échelle plus ou moins nationale"[11]. Dès lors l'Etat prolétarien ne créera plus seulement des entreprises d'Etat, il encouragera le développement des coopératives, non en leur apportant des fonds, comme le voulait Lassalle (c'était une illusion s'agissant de l'Etat bismarckien, qui était un Etat bourgeois), ou des capitaux (comme dans les entreprises d'Etat capitalistes), mais en leur offrant un environnement adéquat, notamment en matière de crédit.

Qu'en sera-t-il au terme du processus, quand tous les capitalistes auront été soit expropriés (éventuellement avec indemnisation), soit vaincus dans la compétition et que les coopératives auront conquis tout l'espace économique? Ces coopératives vont-elles disparaître au profit de la propriété commune, devenir de simples unités de production de la production socialisée (que Lénine verra comme une sorte de grand cartel)? Un passage de La guerre civile en France ne va pas du tout dans ce sens : "Si la production coopérative ne doit pas rester un leurre et une duperie ; si elle doit évincer le système capitaliste ; si l'ensemble des associations coopératives doit régler la production nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous son contrôle et mettant fin à l'anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont le destin inéluctable de la production capitaliste, qui serait-ce, Messieurs, sinon du communisme, du très 'possible' communisme"[12]? En somme le socialisme (non comme phase de transition, mais comme phase inférieure de la société communiste), ce serait les coopératives plus le plan. Nous n'en saurons pas plus, mais on peut déduire ce que cela signifierait. Les travailleurs seraient propriétaires des moyens de production à deux niveaux : la coopérative et le plan, deux niveaux qui correspondraient aux deux niveaux de la démocratie. Marx et Engels continuent à critiquer les coopératives, mais en tant qu'elles poursuivent leurs intérêts propres, se coordonnent à travers le marché, s'enrichissent ou s'appauvrissent en fonction de leur accumulation propre et des aléas de ce marché.

Que Marx et Engels se soient ralliés à un modèle décentralisateur, nous en avons d'autre part de solides confirmations si nous passons au niveau politique. Et c'est ici Engels, s'appuyant sur l'analyse et le jugement positif que Marx a émis à propos des institutions politiques de la Commune de Paris, qui va prendre ses distances par rapport à une centralisation des fonctions politiques qui devrait être le corollaire d'un plan économique directeur. Il rectifie d'abord, en 1885, l'opinion qu'ils s'étaient faite de la première République française comme prolongeant l'œuvre centralisatrice de la monarchie absolue. En fait, sous le gouvernement jacobin lui-même, les communes, les arrondissements et les départements jouissaient d'une large autonomie administrative, et ceci au sein même de la République une et indivisible[13]. C'est Bonaparte qui, après le 18 Brumaire, supprime les libertés locales et les remplace par le commandement préfectoral. Quelques années plus tard, en 1991, dans sa préface à la nouvelle édition de La guerre civile en France, Engels va plus loin, à propos du programme électoral de Clémenceau : la constitution communale est "la forme politique de la dictature du prolétariat", ce qu'il confirmera dans sa critique du programme d'Erfurt[14]. Cette prise de position en faveur de la décentralisation politique - dans le cadre d'une République 'une et indivisible' [15]- vient corroborer et conforter l'évolution des conceptions de Marx et Engels en ce qui concerne l'organisation économique de la société future.

Que pouvons nous penser aujourd'hui de ces modèles de socialisme chez les fondateurs du marxisme et de leur périodisation ?

 

Commentaires sur la période de transition

 

La société de transition qui se dessine à travers ces écrits peut être caractérisée ainsi :

1° Il y aurait plusieurs formes de propriété. Là où les forces productives sont peu développées, peu socialisées, le socialisme n'a pas encore lieu d'être (petite agriculture, artisanat, petit commerce, mini-entreprises industrielles ou de services). Mais le capitalisme lui-même, fût-ce sous sa forme "socialisée" de sociétés par actions, n'est pas aboli. Le secteur socialiste entre en compétition avec lui, et doit l'emporter d'abord avec ses armes économiques. La question est plus compliquée quand l'industrie moderne est encore dans les limbes ou peu développée. Car il est alors plus difficile de créer un secteur socialisé et d'emprunter au capitalisme tout ce qui peut l'être - moyennant un certain nombre de transformations concernant non seulement les rapports sociaux, mais aussi l'organisation de la production.

2° Toutefois l'introduction d'un secteur socialiste, même à grande échelle, ne suffit pas. Il faut, dès la période de transition, restreindre un certain nombre d'aspects du marché capitaliste, à commencer par le marché du travail. Il faut notamment une législation du travail contraignante et ce que nous appellerions aujourd'hui un système collectif d'assurances sociales. C'est bien ce qui s'est fait, sous la poussée des luttes de classes, dans les pays occidentaux, surtout après la deuxième guerre mondiale, et que l'on peut considérer comme des 'éléments de socialisme'. Mais cela reste modeste par rapport à ce que Marx et Engels envisageaient, à savoir une action très volontariste pour casser la concurrence entre travailleurs. Et, on le sait, cette restriction du marché du travail est en cours de démantèlement avec les politiques néo-libérales. On peut penser qu'un tel programme social devrait, pour que le socialisme puisse un jour l'emporter, être mis en œuvre de manière progressive, et cependant résolue, car il est la clé d'une compétition 'loyale' entre le secteur socialiste et le secteur capitaliste.

3° Le secteur socialiste pourrait être mis en place par paliers, mais il faudrait rapidement atteindre un seuil critique, sinon il ne pourra faire le poids par rapport au secteur capitaliste. A cet égard 'l'économie mixte' n'a jamais atteint ce seuil critique dans les pays occidentaux[16]. La question est encore plus cruciale à l'époque des firmes transnationales : on ne voit pas comment un pays socialiste pourrait damer le pion à des firmes aussi puissantes, disposant d'énormes quantités de capitaux venant d'investisseurs de tous les pays, si elles ne se dotent pas aussi d'entreprises de cette taille. Ici apparaît une difficulté de taille, que Marx et Engels n'ont pas aperçue, même s'ils avaient anticipé la naissance de firmes travaillant sur le marché mondial, parce qu'ils continuent à raisonner dans le cadre d'une économie nationale : si le pays en question n'a pas les moyens de capitaliser de telles entreprises sans faire appel à des capitaux privés, si, au surplus, il est conduit, pour disposer de tous les atouts nécessaires, à passer des alliances capitalistiques avec des concurrents capitalistes, le secteur socialiste ne sera-t-il pas soumis à la logique et aux exigences de ces capitaux privés?

4° Le secteur socialiste sera-t-il constitué d'entreprises d'Etat? Ce qui rejoindrait à la fois ce qui s'est fait dans les pays occidentaux, mais qui est en déclin (la plupart des entreprises nationalisées ont été privatisées, l'Etat gardant au mieux une part significative des actions), ce qui continue à exister aujourd'hui en Chine, et ce qui est prôné par certains modèles de socialisme de marché. Marx et Engels se sont orientées dans une autre direction, sans désavouer pour autant la première (celle du programme du Manifeste) : le secteur socialisé serait constitué de grandes coopératives gérées par leurs travailleurs, mais sous le contrôle de l'Etat prolétarien, celui-ci détenant le crédit via une Banque nationale.

Il y aurait beaucoup à dire sur une telle perspective. Les leçons de l'histoire n'ont guère été encourageantes, mais c'est peut-être parce que les tentatives n'ont pas été poussées assez loin[17]. Divers modèles théoriques de socialisme ont cherché aujourd'hui la bonne solution. A mon avis elles impliquent une véritable création institutionnelle, dont on peut trouver les prémices dans certaines formes de 'financement solidaire'. En attendant, la voie la plus balisée reste celle d'entreprises publiques, mais sous des conditions qui les différencieraient radicalement des entreprises capitalistes, et en particulier une réelle autonomie de gestion par rapport à leur propriétaire (l'Etat, d'autres entreprises d'Etat, des collectivités locales), qui prendrait tout son sens avec la démocratisation interne de leur fonctionnement (les salariés disposant de pouvoirs de contrôle et de co-décision), laquelle les rapprocherait des "associations coopératives" visées par La guerre civile en France[18].

5° Pas de socialisme sans planification, c'est-à-dire sans une ébauche au moins de maîtrise consciente de l'économie, correspondant à de grands choix collectifs élaborés au niveau politique. C'est là que les "régimes socio-démocrates" ont toujours été défaillants, même aux plus beaux jours du keynésianisme, à la fois par faiblesse politique, par technocratisme et par une confiance excessive dans le jeu des mécanismes marchands. Une telle planification ne serait pas impérative, mais incitative. Je vais y revenir tout à l'heure. Evidemment la planification est bien plus malaisée dans une économie ouverte. Il faut donc aussi maîtriser l'ouverture.

 

Commentaires sur le socialisme, première phase du communisme

 

Marx et Engels n'ont pas remis en question l'abolition du marché, au terme d'une période de transition qui le restreint progressivement. Ce fut aussi la ligne suivie par les bolcheviks, qui, s'ils ont grandement divergé sur le sens de la période de transition (la NEP fut un retour à une telle période après le 'communisme de guerre'), restaient d'accord sur le but final, que Staline a décidé d'atteindre à marche forcée, avec la collectivisation autoritaire des années 30.

Nous pouvons penser aujourd'hui que cette collectivisation était un contresens historique, l'état des forces productives n'y étant aucunement propice. Mais il faut aller au-delà : le socialisme de planification intégrale n'était-il pas une impasse historique? Que faut-il penser donc de ce modèle planificateur, qui serait l'horizon du projet communiste?

1° La planification intégrale n'est pas nécessairement une impossibilité technique, et elle est pourtant vouée à l'échec. Pourquoi?

Les planificateurs soviétiques ont quand même fait marcher l'économie, et les progrès de l'informatique suggèrent que les calculs les plus complexes deviennent possibles en temps réel. Mais la planification impérative se heurte à un premier obstacle, mis en avant par certains libéraux et mieux encore par Keynes : l'incertitude (un concept absent de la théorie marxiste classique). On ne peut pas prévoir, même à l'aide des outils de prospective les plus sophistiqués, l'évolution des goûts et celle des techniques (ainsi que leurs retombées sur l'environnement), on ne peut pas prévoir le comportement des agents, à moins de le prédéterminer, ce qui tuerait l'innovation. L'histoire du modèle soviétique en administre la preuve : outre le fait que les plans ont dû toujours être révisés en cours de route, l'économie n'a progressé que de manière extensive, et a manqué la plupart des révolutions techniques (et organisationnelles). Et l'une des raisons était que l'innovation, que les autorités voulaient pourtant stimuler, était mal vue aussi bien par les planificateurs, dont elles risquait de déjouer les calculs, que par les directeurs d'entreprises, qui voulaient remplir leurs obligations sans prendre de risques.

Ensuite la planification intégrale et impérative (elle ne peut être impérative que si elle est intégrale) déresponsabilise les agents, depuis le travailleur individuel jusqu'au collectif de travail le plus large. Ils ne savent pas finalement pourquoi et pour qui ils travaillent, ils ne "voient pas le bout de leurs actes" (sans parler de leurs intérêts). Nous retrouvons ici le problème soulevé par Engels, celui des capacités nécessaires pour dominer un processus complexe. Je l'ai dit, il est possible, grâce à une éducation initiale et permanente appropriée, de maîtriser les connaissances nécessaires à la gestion d'une entreprise, et même à la gestion d'une économie nationale. Mais l'horizon n'est pas de même nature : c'est une chose bien plus abstraite de se mobiliser pour atteindre par exemple un certain taux de croissance, de consommation ou d'épargne, alors que c'est une chose bien plus concrète de produire un produit (aujourd'hui même l'ouvrier qui a participé à la fabrication d'un Airbus A380 éprouve une satisfaction et une fierté à le voir réussir son premier vol et à apprendre qu'il trouvera des clients).

Voici donc au moins deux raisons pour lesquelles la planification intégrale doit être abandonnée. Mais est-ce à dire que c'est tout le projet marxiste qui s'écroule avec ce modèle de socialisme planificateur, abolissant le marché?

2° En fait, si l'on y regarde de près, le modèle marxiste n'est pas celui-ci, il garde une dimension échangiste. La Critique du programme de Gotha avance l'idée d'un échange entre un certificat de travail, constatant que l'individu a fourni tant de travail, et un produit venant d'un 'stock de biens sociaux'. Rien ne laisse entendre ici qu'il s'agirait de tickets de rationnement : l'individu est libre de choisir le produit qu'il veut. Il y a donc bien ici une offre sociale et une demande, mais il ne s'agit pas d'un échange marchand, car les produits ne sont pas des marchandises dotées d'un prix. Quant au rapport entre les unités de production, tout laisse à penser qu'il s'agit aussi d'un échange. Souvenons nous que ce ne sont pas des ateliers d'une seule et même fabrique, mais des "associations coopératives". Or la seule manière rationnelle, en l'absence de prix, est pour elles de procéder à des échanges quanta de travail contre quanta de travail - à moins de recourir à des prix administrés, ce qui n'est nulle part évoqué. Ce n'est pas à ce niveau que le plan intervient, mais en amont, lorsqu'il détermine les quantités de travail "socialement nécessaires". Or il est évident que, si l'on ne peut prévoir avec précision la demande, certains produits seront produits en excédent et d'autres insuffisamment. Ce qui servirait de signal aux organismes de planification pour qu’ils modifient leurs plans. Quant aux travailleurs, ils continueraient à être rémunérés de la même façon, que leur travail se soit avéré utile ou non. C’est ainsi que James Lawler interprète le modèle marxiste rectifié : il y aurait un « marché communiste », mais qui ne conserverait que quelques fonctions du marché, puisqu’il n’y aurait plus de monnaie ni de prix, mais seulement des « bons » constatant que les travailleurs ont fourni telle quantité de travail social[19]. Néanmoins nous pouvons douter qu’un tel socialisme soit possible. Au moins pour deux raisons. La première est que, dans une économie complexe et dynamique, le système des valeurs-travail serait en perpétuel mouvement au point d’être insaisissable (pour chaque produit la valeur-travail des moyens de production utilisés varierait constamment). Ensuite on ne voit pas comment une économie socialiste pourrait se passer du crédit, comme Marx le croit, bien qu’il ait aperçu le rôle de la création monétaire par les banques (elle anticipe sur la production future). Or, si le crédit est porteur d’intérêt, c’est tout le système des valeurs-travail qui se trouve faussé. Et l’on voit mal comment autrement les travailleurs seraient incités à faire un usage économe des moyens de production et une sélection adéquate des investissements.

 

Conclusion

 

Marx et Engels ont recommandé une sorte de socialisme de marché pour la période de transition vers le socialisme, et cette sorte de socialisme emprunte des traits à la fois au socialisme étatique de marché et au modèle associationniste. La longue expérience historique qui s’est déroulée depuis leurs écrits montre l’intérêt, mais en même temps les difficultés d’une telle entreprise. On peut, en tous cas, en résumer l’orientation générale ainsi : 1° Il y aurait plusieurs formes de propriété en fonction du degré de socialisation des forces productives. 2° La propriété publique s’imposerait dans la sphère de ce que nous appelons aujourd’hui les services publics, qui permettent aux travailleurs d’exercer leurs capacités, notamment gestionnaires (on retrouve ici la thématique marxiste d’une réduction de la division du travail), et aussi leurs capacités politiques, leur « citoyenneté » (qui correspond à la conception républicaine que Marx et Engels ont faite leur). 3° Dans les autres secteurs la propriété publique peut être une voie de transition vers des « associations coopératives », et en tous cas elle doit permettre une participation des travailleurs à la gestion. 4° Il y aurait des choix collectifs débouchant sur un plan, qui ne serait plus impératif, mais orientatif et incitatif. Tout cela va dans le sens de la démocratie économique, qui est ce qui, en définitive, oppose radicalement le socialisme au capitalisme.

Mais la conception que se font Marx et Engels du socialisme comme première phase du communisme doit être aussi revisitée, en tenant compte des rectifications qu’ils ont opérées, et en particulier de celles de Engels, et des leçons de l’histoire. Cette conception est souvent présentée aujourd’hui comme une pure utopie. De fait l’idée d’une société sans classes paraît hors d’atteinte, s’il est vrai que la division du travail ne pourra jamais être tout à fait abolie, si le principe ‘à chacun selon son travail’ ne peut être rigoureusement mis en œuvre, et si les intérêts personnels ne peuvent complètement s’effacer devant l’intérêt général. Sans doute faut-il mieux considérer le socialisme comme une société travaillée par des contradictions de toute nature. Le but du socialisme serait alors de faire jouer ces contradictions de manière dynamique, dans le sens du progrès humain. De même la planification intégrale serait abandonnée au profit d’un pilotage de l’économie à travers des leviers indirects - l’offre et la demande, la monnaie et le crédit continuant à jouer leur rôle économique, mais dans un cadre prospectif éclairé par une comptabilité en temps de travail et une réflexion collective sur les valeurs d’usage (s’agissant en particulier des bifurcations technologiques et des coûts environnementaux). A ce compte le socialisme « mature » reste une utopie nécessaire. Car, si le capitalisme fait rêver des populations entières au bien-être, il engendre des formes de désagrégation sociale et de destruction de la planète qui ne sont pas soutenables à long terme.

 

 

Tony Andréani



[1] Il donnera naissance à ce qu’on appelle aujourd’hui ‘l’économie sociale’, composée de coopératives, de mutuelles et d’associations, organismes ‘à but non lucratif’.

[2] Le socialisme autogestionnaire yougoslave s’en inspirera en partie (avec cette importante différence que la propriété y est sociale). Plusieurs modèles théoriques contemporains peuvent y être rattachés, notamment ceux de Bowles et Gintis et de Pat Devine (cf mon livre Le socialisme est (a) venir, tome 2, Les possibles, Première partie, chapitre 4, « Les modèles autogestionnaires » (Editions Syllepse, Paris, 2004).

[3] Comme ceux de Cockshott et Cottril et de Albert et Hahnel. Cf ibidem, p. 42-43.

[4] Cf ibidem, Première partie, chapitre 3, « Les modèles orientés vers la maximisation et la distribution égalitaire du profit ».

[5] Mais nous savons, par une lettre qu'il écrit à Marx, que cet écrit (Cf Marx et Engels, Collected Works, Vol. 6, Moscou, Progress Publishers, p. 504) concorde avec les vues exposées dans Le Manifeste, lesquelles sont seulement plus condensées, étant donné la finalité de ce dernier (Lettre de Engels à Marx du 23-24 novembre 1847, ibidem, vol. 38, p. 149).

[6] Ibidem, vol. 6, p. 350.

[7] Anti-Dühring, Editions sociales, Paris, 1963, p. 349.

[8] Les principes du communisme, op.cit., p. 353.

[9] Ibidem.

[10] Le Capital, Livre III, vol. 2, Editions sociales, Paris, 1970, p. 105.

[11] Ibidem, p. 106

[12] Karl Marx, La guerre civile en France, Paris, Editions sociales, 1968, p. 68.

[13] Ce que les historiens contemporains de la Révolution ont confirmé. Cf Florence Gauthier, « Centralisme jacobin, vraiment ? » in Utopie critique, n° 32, Paris, 1° trimestre 2004.

[14] Cf là-dessus Jacques Texier, « Les innovations d’Engels, 1885, 1891 », in Friedrich Engels, savant et révolutionnaire, dir. Georges Labica et Mireille Delbraccio, Presses Universitaires de France, Paris, 1997, p. 161-174.

[15] Et non d’une République fédérative, contrairement à Proudhon. Engels reste fidèle à l’esprit de la Révolution française et à sa conception de la citoyenneté, liée à la notion rousseauiste de contrat social.

[16] A l’exception de la courte période qui a suivi l’arrivée de la gauche au pouvoir en France en 1981, avec la nationalisation de la quasi-totalité du secteur bancaire et d’un nombre important de grandes entreprises industrielles et de services.

[17] Je pense à une timide tentative pendant la perestroïka, et, dans une moindre mesure, au socialisme autogestionnaire yougoslave.

[18] J’ai fait un certain nombre de propositions concernant ces deux voies dans Le socialisme est (a) venir, tome 2

[19] Cf James Lawler, « Marx as Market Socialist », in Market Socialism, The Debate Among Socialists, dir. Bertell Ollman, Routledge, New York and London, 1998, p. 23-52.

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