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Le blog de Tony Andreani
24 mai 2010

La démocratie nouvelle

Refaire la democratie

Si la gauche revient au pouvoir et si elle se contente de faire fonctionner nos institutions politiques telles qu’elles existent, elle est assurée de retomber dans la même « vieille gadoue ». Le présent texte, extrait d’un ouvrage sur le socialisme à venir, va bien au-delà de ce qui serait aujourd’hui possible, même avec un programme de transformations économiques audacieux. Je le soumets quand même à la réflexion, car il tente d’apporter quelques réponses à un certain nombre de problèmes de fond qui, tout en étant très anciens, connaissent une nouvelle actualité.

Une démocratie à la fois directe et déléguée

La seule démocratie pleine et entière est la démocratie directe, qui ignore la division du travail gouvernants/gouvernés, et qui signifierait non la fin du politique, mais la disparition de l’Etat, comme ensemble de corps de professionnels et de spécialistes chargés des affaires publiques. C’est ce que nous pouvons retenir des Sophistes grecs, de Rousseau et de Marx. Et Athènes en a fourni sans doute la seule véritable illustration historique, encore qu’elle ne concernât, comme on le sait, qu’une petite minorité de sa population. Mais on peut concevoir les grandes lignes de ce que serait une démocratie à la fois directe et déléguée, qui représenterait un considérable “ dépérissement ” de l’Etat. Elle reposerait sur l’idée que les “ délégués ” sont chargés de préparer les grandes options soumises à la délibération populaire et de veiller à leur exécution, ainsi que de s’occuper des décisions subordonnées. On ne délègue ici que des responsabilités bien définies.

1° La souveraineté populaire s’exprimerait de deux façons. D’abord par l’élection de délégués (députés nationaux, responsables locaux) s’étant présentés aux suffrages avec un programme en matière économique et politique relativement précis et cohérent, grossièrement chiffré, bref avec un mandat, qui, sans être impératif (qui leur lierait les mains et qui deviendrait rapidement obsolète dans un monde en changement rapide), les engagerait et les obligerait à rendre des comptes. On ne voit guère comment cela serait possible sans l’existence de partis politiques, invention politique relativement récente mais qui a l’avantage d’offrir aux citoyens des alternatives (ce qui n’était pas le cas dans le système soviétique). Pour éviter les promesses volontairement vagues et les catalogues incohérents destinés à rallier le maximum de voix, un Conseil pourrait être chargé de dresser les grandes rubriques du programme électoral et d’exiger un minimum de précision. Les candidats élus devraient constituer une majorité de gouvernement, de telle sorte qu’il y ait une certaine stabilité de l’exécutif (diverses formules ont existé, telle que le contrat de législature : un gouvernement ne peut être renversé que si une autre majorité de gouvernement est préalablement constituée, le Parlement ne peut être dissous que sous des conditions très restrictives etc.). A ce compte la représentation proportionnelle serait la plus conforme à la démocratie (avec des conditions telles qu’un seuil de représentativité).

L’autre voie, complémentaire de la première, serait celle de la consultation de type référendaire, soit d’initiative populaire, soit lorsque la majorité gouvernementale souhaite, face à une décision qui engage à long terme l’avenir de la nation (telle que la signature d’un traité international), qui suscite de très fortes controverses ou qui présente un caractère imprévu, en référer directement au peuple. Si séduisant que soit ce recours à la démocratie directe, il présente de nombreux pièges, mis en évidence par diverses études. L’idée générale qui devrait prévaloir est que la consultation devrait se faire dans des termes clairs (mais en évitant la formulation qui n’appelle qu’une réponse par oui ou par non) et surtout après un débat public approfondi. Sinon des sondages suffiraient, et la démocratie par sondages n’est rien d’autre qu’une étude de marché politique. Je me permets ici de citer quelques lignes que j’écrivais à ce sujet : “ La démocratie n’a de portée que si elle repose sur un véritable débat interactif. L’individu qui parle peut penser qu’il agit sur l’opinion de ses interlocuteurs. Il se forge lui-même son opinion en écoutant les autres. Il peut déjouer les pièges des questions qui lui sont posées, faire surgir de nouveaux problèmes, voire formuler des amendements et des propositions (adresses aux élus, pétitions, propositions de lois etc.) (...) Dans toutes les grandes luttes sociales, on assiste à ces “ prises de parole ”, et l’on peut constater le degré de passion qu’elles suscitent chez des gens jusque là indifférents ou désabusés. La démocratie n’est pas un choc de préférences toutes faites, elle est un processus qui génère en particulier de l’information et des effets de formation. On pourrait retrouver ici, s’agissant du marché politique, les mêmes critiques qu’on peut adresser au marché économique : pauvreté de l’information, asymétries et méfiance, blocage des flux, opportunisme etc. ”[1].

2° Les citoyens devraient avoir une formation adéquate, ce qui, contrairement à l’affirmation (intéressée) selon laquelle ils ne sauraient avoir la compétence nécessaire, n’est pas hors de portée. Je ne crois pas beaucoup me tromper en assurant que, si l’équivalent d’une année d’études était consacré pendant leur cursus scolaire à l’acquisition des connaissances essentielles en matière économique et politique, ils auraient le bagage général de la plupart de nos décideurs. Bien entendu le recours aux experts resterait nécessaire, mais, contrairement aux pratiques actuelles de nos gouvernants, qui se défaussent sur ceux qu’ils ont choisi pour donner une apparence d’impartialité et de scientificité à leurs décisions, la contre-expertise serait de règle.

Les citoyens devraient aussi disposer d’une information abondante, plurale, claire et facilement accessible, ce qui serait grandement facilité par les technologies actuelles de l’information et de la communication.  Information d’origine publique et privée (ce qui pose tout le problème des aides publiques aux médias). Des expériences de démocratie directe locale montrent qu’il n’y a là rien d’irréalisable.

Plus généralement une vraie démocratie de participation suppose un haut niveau de la vie culturelle, permettant aux citoyens de prendre une part active à l’élaboration des idées et au débat idéologique, et non plus d’en laisser l’apanage aux seules professions intellectuelles. J’y reviendrai un peu plus loin.

3° La démocratie des délégués devrait être plutôt de type “ représentatif ” que de type “ délégatif ”. Je veux dire - et j’ai déjà plusieurs fois insisté sur ce point - que les délégués devraient, autant que possible, être élus directement par la base, et non par chaque échelon intermédiaire. Les élections à plusieurs degrés éloignent les délégués de leurs mandants et permettent toutes sortes de jeux de pouvoir et de coalitions qui constituent l’aspect “ politicien ” de la vie politique. A cet égard la démocratie “ bourgeoise ”, dans la mesure où elle fait élire par exemple le député par le peuple, et non le sénateur par un collège électoral restreint, est supérieure à la démocratie “ conseilliste ”.

4° Les groupements qui participent à la vie publique devraient naturellement s’appliquer à eux-mêmes les principes d’une démocratie à la fois directe et déléguée. C’est le cas tout particulièrement des partis politiques, qui ont tous fonctionné selon une principe de “ centralisme démocratique ”, alors même qu’ils le dénonçaient dans les partis communistes. C’est seulement devant leur discrédit croissant qu’ils ont commencé à se démocratiser réellement, même les partis de droite.

Les partis politiques ne devraient plus être des machines électorales, mais des résonateurs de la société, des fédérateurs d’opinions, des générateurs de programmes, selon des règles qui autorisent l’existence de courants tout en évitant, autant que possible, les phénomènes de chapelle et de clientélisme, et qui permettent de rester en prise avec les électeurs et les mouvements sociaux.

Je pense qu’en ce domaine l’intervention du législateur ne peut être que limitée (il peut veiller à ce que leur financement soit uniquement public et à base de cotisations, il ne saurait leur imposer un statut type). C’est de l’émulation que devraient naître des progrès en la matière.

5° Une démocratie socialiste devrait rendre au Parlement l’essentiel du pouvoir législatif et limiter sévèrement le pouvoir réglementaire du gouvernement, et le plus possible le pouvoir de création des normes dont les juges disposent ou qu’ils sont amenés à exercer face aux lacunes et aux défaillances de la loi. Bref, aller à l’inverse de la Constitution de la V° République en France, qui énumère de façon extrêmement limitative le domaine de la loi.

Une démocratie socialiste devrait rendre au Parlement la maîtrise des grandes orientations économiques et la définition des grandes lignes des politiques publiques. C’est à lui qu’il reviendrait, ainsi que nous l’avons vu, de discuter les projets de plan présentés par le gouvernement et d’adopter le Plan final[2].

Elle devrait assurer l’indépendance totale de la justice “ du siège ”, et, dans une large mesure, celle du “ parquet ”. Un souci de démocratie pourrait conduire à prôner l’élection des juges, comme cela se pratique partiellement aux Etats-Unis, pour éviter leur professionnalisation et les soumettre au contrôle populaire. Je pense - et l’expérience le confirme - que cela comporterait plus de dangers que de garanties. C’est là un domaine où la professionnalisation est à peu près inévitable et il est préférable que le juge soit au-dessus de la mêlée. L’essentiel, je le répète, est que son pouvoir normatif soit le plus réduit possible (à l’opposé ici de toute une tradition anglo-saxonne).

  Enfin toute une série de dispositions constitutionnelles, qui font l’objet aujourd’hui d’un débat bien confus, pourraient prévenir la confiscation du pouvoir par les délégués. Je ne ferai que mentionner la limitation du cumul des mandats, le statut de l’élu, le niveau raisonnable de la rétribution, le problème de la rotation (problème délicat, comme l’exemple de la Yougoslavie, entre autres, l’a montré[3]), sans engager une discussion. Mais d’autres transformations pourraient être envisagées, à peu près ignorées de la démocratie libérale. Je n’en évoquerai que deux. Les délégués pourraient être tenus de reprendre, en cours de mandat et pour de courtes durées, leur activité professionnelle, ce qui les remettrait au contact du concret et cesserait d’en faire des intouchables[4]. L’expérience des socialismes historiques à cet égard n’est pas entièrement négative. Les citoyens qui participeraient à des réunions publiques pourraient, moyennant des attestations de présence, soit percevoir une faible rémunération, soit obtenir un petit dégrèvement dans leur feuille d’impôt (comme aujourd’hui lorsqu’ils font des dons à des associations d’utilité publique). On voit, sur des exemples de ce genre, que “ l’invention démocratique ” pourrait se poursuivre, au lieu de régresser, comme elle le fait aujourd’hui sous la pression des forces économiques dominantes.

Un troisième pilier : la “ démocratie participative ”

Le fonctionnement institutionnel dont je viens d’exposer les grandes lignes est très loin des réalités telles que nous les connaissons. D’où la question : des formes de démocratie qui reposent sur une participation plus active, plus immédiate, plus “ physique ”, des individus ne sont-elles pas nécessaires, et ne devraient-elles pas même être conservées dans une société socialiste, où les institutions politiques seraient différentes et l'engagement des citoyens plus fort?

Disons-le sans ambages, elles ne sauraient se substituer à la forme canonique de la démocratie moderne, qui repose sur le suffrage universel. Si seules les personnes présentes à des réunions ou à des assemblées générales pouvaient se prononcer, toutes les autres se trouveraient écartées du processus politique, alors que leur absence peut avoir toutes sortes de raisons légitimes (manque de temps, difficultés personnelles, éloignement, etc), ou même moins honorables (détachement, indifférence, etc). Le principe de l’égalité doit absolument être respecté.

De ce fait la “démocratie participative ” ne peut être qu’un troisième pilier (après celui de l’élection et du referendum), complémentaire des deux premiers et visant à les renforcer, même s’il peut se prévaloir d’un glorieux ancêtre, la Commune de Paris avec ses “ comités de quartier ”. Et ce d’autant plus que toutes les expériences d’une telle démocratie qui sont aujourd’hui à l’œuvre, avec un succès notable, ne montrent que des taux de participation relativement faibles. Dans une ville comme Porto Alegre, dont le modèle s’est largement répandu au Brésil et dans d’autres villes d’Amérique latine, elle ne dépasse pas 1,5% des adultes pour la participation à une assemblée plénière et 6% pour la participation à une réunion, pourcentage qui tomberait encore plus bas si l’on comptabilisait les présences assidues[5]. Même si l’on peut penser qu’elle pourrait être beaucoup plus élevée dans d’autres conditions, il n’en reste pas moins que la fraction mobilisée de la population ne saurait décider pour tous. C’était déjà la limite politique de la démocratie athénienne, outre le fait que cette dernière excluait les femmes, les esclaves et les métèques, soit la très grande majorité de la population. Cette limite est encore plus manifeste quand on change d’échelle, quand on passe d’une ville de quelques dizaines ou centaines de milliers d’habitants à un Etat qui en comporte plusieurs millions.

Le troisième pilier est néanmoins un puissant renfort de la démocratie aussi longtemps que la démocratie est confisquée, de fait, par une classe dominante, qu’elle demeure “ bourgeoise ”, et aussi longtemps que la participation au processus politique, du fait de l’inadéquation des institutions et des pesanteurs historiques, reste faible, autrement dit tant que la démocratie reste largement “ formelle ”. Elle est alors une procédure qui vient compenser les inégalités de fait devant le scrutin, et une école à la fois pour améliorer les institutions et pour accroître la participation. Or à cet égard les expériences actuelles de “ démocratie participative ” représentent un très grand apport, dont je voudrais donner une idée.

Le premier point à relever est qu’elles ne reproduisent pas les défauts du système conseilliste, que j’ai déjà soulignés (la délégation d’un étage à l’autre au sein de la pyramide des conseils, avec toutes les distorsions qui s’ensuivent). La délégation est ici limitée au maximum. Pour reprendre le modèle de Porto Alegre, les réunions de quartier, ouvertes à tous, ne désignent que des porte-parole, qui n’auront qu’un droit de parole au second niveau, celui des “ assemblées plénières de secteur ”, où tous les habitants sont incités à venir assister à la délibération[6]. Ces assemblées désignent des délégués à un troisième niveau, celui des “ forums de secteur ”, qui sont chargés de formaliser les listes des interventions jugées prioritaires, listes dont la sommation permettra d’élaborer au niveau de la ville la première “ matrice ” du “ budget participatif ” : il y a bien ici délégation, mais elle est nécessaire pour réduire la taille de l’instance délibérative, à ce niveau déjà plus technique et plus agrégé. Des assemblées de 100 à 2000 personnes n’y parviendraient pas. Le quatrième niveau de la pyramide, son sommet, est celui qui va adopter la matrice définitive du budget, après divers correctifs introduits lors de la discussion avec l’exécutif (la mairie désignée par le  suffrage universel) et ses services (pour les problèmes de faisabilité technique). Or il est remarquable que ce sommet (le “ Conseil du Budget participatif ”) soit désigné directement par les Assemblées plénières, et non médiatement par les délégués dans les Forums, et qu’il le soit au scrutin de liste, donc de façon très politique. Nous sommes ici dans une logique voisine de celle du système représentatif, où chaque citoyen vote pour l’élection de la municipalité, du Conseil général, du Conseil régional, des députés (le scrutin est direct), et non dans celle du système conseilliste traditionnel.

Le deuxième trait remarquable est la déprofessionnalisation de la fonction de délégué, qui s’inspire de la Commune de Paris et du meilleur du système conseilliste. Les délégués ne sont pas rémunérés, ne sont élus que pour un an, ne peuvent être reconduits qu’une fois, ne peuvent cumuler des mandats dans la structure participative, ne peuvent faire partie du sommet de l’exécutif (le maire et son adjoint, mais aussi les directeurs des services municipaux). Autant de dispositions susceptibles de révolutionner le système classique de la démocratie représentative. Elles ont eu en particulier le grand mérite de mettre pratiquement fin au clientélisme, qui est endémique dans ce système, même lorsqu’il est limité par de nombreux garde-fous. Elles ne sauraient être appliquées avec une telle rigueur dans une instance représentative, qui suppose plus de continuité dans l’action et plus de technicité, mais c’est la bonne direction (j’y ai insisté dans le développement précédent), la seule manière non seulement de permettre une certaine rotation dans les responsabilités, mais encore d’éviter la confiscation du pouvoir politique par des professionnels de la politique, avec son cortège de conséquences (les appétits de pouvoir, le carriérisme, le népotisme, la corruption etc.).

Le troisième trait novateur est l’efficacité du dispositif, qui permet d’éviter les discussions à perte de vue, les prises de parole interminables, la confusion, les stratégies de manipulation, la déception qui s’ensuit, bref tous les défauts bien connus de la démocratie d’assemblée et du spontanéisme. Elle repose sur la mise en œuvre de procédures strictes en même temps qu’évolutives. Ainsi les “ critères de répartition ” représentent des objectifs précis à atteindre : chaque réunion de quartier doit classer et hiérarchiser ses demandes, les assemblées plénières de “ secteur ” s’appuient sur cette première notation pour déterminer à leur tour des priorités, classées 1 à 4, l’addition de ces notes donnant à l’échelle de la ville une première “ matrice budgétaire ”. Un organisme de planification, dépendant de la municipalité, détermine à partir de là les grandes orientations budgétaires, en les accordant avec les engagements passés et en assurant la continuité des services publics[7]. Voilà à nouveau une procédure dont pourrait s’inspirer une assemblée représentative, y compris à l’échelle nationale, au lieu que l’exécutif présente un budget déjà ficelé, dont on ne peut plus discuter que des détails de répartition.

Le quatrième trait, et sans doute le plus important, est que le processus est réellement délibératif. Le problème que pose cette démocratie “ de mobilisation ” est qu’elle risque de se concentrer sur les intérêts particuliers, les individus se mobilisant précisément pour faire valoir ces intérêts, dans une logique “ utilitariste ” voisine de celle qui domine les associations, dont beaucoup ne se constituent que pour défendre leurs revendications (par exemple le rejet d’un aéroport ou d’une décharge à proximité des habitations de leurs membres) auprès des pouvoirs publics, ce qui est légitime quand ces intérêts n’ont pas été pris en compte, mais qui l’est moins quand un intérêt plus général est perdu de vue. Or les discussions permettent ici de prendre la mesure des intérêts contradictoires, de connaître des arguments opposés, de tenter des conciliations qui ne soient pas de simples marchandages dans une négociation où ce sont les plus actifs et les plus habiles qui gagnent. Plus généralement cette démocratie “ de proximité ” a les effets dialogiques qui compensent les effets conflictuels propres à toute démocratie vivante, répondant ainsi au vœu d’un Sieyes : “ Quand on se réunit, c’est pour délibérer, c’est pour connaître les avis des uns et des autres, pour profiter des lumière réciproques, pour confronter les volontés particulières, pour les modifier, pour les concilier, enfin pour obtenir un résultat commun à la pluralité ”[8]. Le processus participatif est par là même un ferment éducatif et une véritable école de politisation. Là aussi la leçon devrait être entendue dans le cadre de la démocratie représentative : celle-ci ne devrait pas se ramener à un pugilat, complaisamment entretenu par les médias, dans une logique purement rivalitaire et concurrentielle. Ce qui pourrait se traduire non seulement par des procédures, comme il en existe pour encadrer le débat parlementaire, mais par des “ codes de bonne conduite ”. Faute de quoi les joutes politiques lassent et finissent pas générer une immense fatigue.

On voit bien tout le bénéfice que la démocratie représentative et référendaire pourrait tirer de la démocratie “ participative ”, dans la mesure où elle reprend le meilleur de la tradition conseilliste et en évite les principaux pièges. Et cela seul suffit déjà à la considérer comme un troisième pilier indispensable, mais dont l’utilité se réduirait à mesure que la première deviendrait plus effective.

Mais je voudrais dire quelques mots sur le rôle non seulement de renfort, mais de contre poids qu’elle peut jouer aujourd’hui. Il est indéniable qu’elle a fourni aux classes populaires des moyens de peser sur les décisions et de rééquilibrer un peu leur position dans les affaires urbaines. Mais cela se fait dans des conditions particulières, qui rendent sa généralisation problématique.

D’abord elle ne concerne que le budget public, et donc surtout la répartition des services publics (eau, électricité, voirie, crèches, écoles, voire maisons de la justice, logement social etc.), tout le reste demeurant du ressort de l’exécutif et de l’Assemblée municipale. Si ce budget public se restreint et si ces services publics se réduisent, son champ s’en trouve d’autant limité. Toute la pression du capitalisme néo-libéral pour baisser les impôts et faire descendre les services publics à un étiage minimal en sape ainsi les racines. En second lieu cette démocratie ne remet aucunement en cause la privatisation de l’économie dans son ensemble. C’est d’ailleurs pourquoi elle ne se heurte pas à une forte opposition des classes dominantes, et même rencontre le soutien de grandes institutions internationales comme l’ONU et la Banque mondiale, inquiète de la progression continue des inégalités et de la relégation des couches les plus pauvres, vouées à redevenir des “ classes dangereuses ”[9].

Ensuite le risque existe que ce soient les classes moyennes qui s’emparent du dispositif, de manière délibérée pour mieux satisfaire leurs demandes, plus ou moins involontairement en accaparant les postes de délégués et de conseillers, parce qu’elles sont moins étranglées par les difficultés de l’existence, parce qu’elles ont davantage d’instruction et de savoir-faire. Ce n’est pas le cas à Porto Alegre, où la participation est plus forte dans les quartiers pauvres et où les fonctions électives au sommet de la pyramide sont assurées par un nombre de personnes qui correspond quand même à peu près à leur poids dans la population[10]. Et les résultats obtenus sont si nets que la participation populaire ne s’est pas découragée. Mais ceci est lié tant aux institutions brésiliennes qu’à une forte volonté politique. Le système politique en effet, d’inspiration populiste, est de type présidentiel à tous les niveaux. C’est ainsi que le maire et le vice-maire sont élus au suffrage universel direct et que l’exécutif municipal n’est responsable que devant eux. On se trouve donc devant cette situation que des maires de gauche (en l’occurrence un maire qui appartient au Parti des travailleurs) peuvent soutenir un dispositif (et influer sur les règles internes dont il se dote), qui favorise le poids relatif des quartiers populaires, et qu’ils peuvent imposer les dispositions du budget participatif à une Assemblée municipale dominée par la droite mais dont les pouvoirs sont limités. Une telle situation, qui repose sur le présidentialisme et sur la puissance de partis de gauche, n’est évidemment pas reproductible partout. Si les classes populaires cessaient de trouver un débouché à leurs demandes dans le système de la démocratie participative, elles retomberaient bientôt dans l’abstentionnisme.

Enfin la démocratie participative perd de sa substance quand elle fonctionne à plus grande échelle, à celle d’une région ou d’un Etat, pour au moins deux raisons : les problèmes sont plus abstraits, plus éloignés de la vie concrète, même si les décisions politiques auront finalement des effets sur celle-ci, et, comme ils sont plus difficiles à maîtriser, le “ cens social ” joue beaucoup plus fortement en faveur des personnes les plus instruites et les plus organisées.

Une Chambre des intérêts? 

Deux principes sont en conflit depuis les origines de la pensée socialiste : la démocratie des travailleurs et la démocratie des citoyens.

La valorisation du travail (par opposition au capital rentier) a conduit à l’idée d’une démocratie des travailleurs, qu’on se représentait sur le mode délégatif pour s’assurer que chaque échelon contrôle l’échelon immédiatement supérieur, dans une progression censée aller de l’intérêt particulier vers l’intérêt général.

Dans le système soviétique les élections se faisaient non dans le cadre des unités de production, mais dans celui des unités d’habitation, mais la démocratie des travailleurs restait le principe organisateur, puisque les candidatures étaient préparées surtout sur les lieux de travail et que le Parti se voulait l’incarnation du prolétariat. Mais le système délégatif au sein du Parti a conduit aux résultats inverses des mérites qu’on lui prêtait : la confiscation du pouvoir par le sommet et la lutte d’influence entre les intérêts économiques (d’entreprise, de branche, de région), qui étaient devenus des sortes de maffias. Le système yougoslave, qui a reposé, très largement, sur une démocratie laborale et fini par mettre en œuvre un système entièrement délégatif, a reproduit un certain nombre de ces défauts. J’en reparlerai un peu plus loin.

A l’opposé la valorisation de la citoyenneté (parfois accompagnée d’une critique du travail comme tel) a conduit à une conception de la démocratie selon laquelle le citoyen devait mettre au pas les intérêts économiques particuliers en les soumettant à une planification d’ensemble.

Pour réconcilier ces deux vues, on a proposé que le pouvoir des citoyens soit articulé au pouvoir des travailleurs, celui-ci s’incarnant dans une Chambre de l’autogestion, ou même, plus largement, dans une Chambre des intérêts - en partant de l’idée que toutes sortes de conflits qui ne seraient pas de nature économique, même s’ils avaient quelques racines économiques, ne disparaîtraient pas dans une société socialiste : conflits de genre, conflits de confession, conflits ethniques etc. Que faut-il en penser?

Si la démocratie citoyenne fonctionnait bien, il n’y aurait pas lieu de lui trouver des compléments ou des antidotes. Les partis politiques pourraient se faire l’écho des intérêts particuliers, économiques ou non, tout en les dépassant vers des programmes d’intérêt général. Les intérêts régionaux ou locaux trouveraient à se défendre dans un système politique convenablement décentralisé. Tous les groupes particuliers pourraient soutenir leurs intérêts grâce aux associations et aux médias, publics ou non.  Mais la démocratie citoyenne restera probablement loin de cet idéal. Les partis, sans trop le dire, se feront les défenseurs de telle couche sociale et même classe sociale (n’ayons pas peur des mots) plutôt que de telle autre. Les intérêts locaux chercheront à tirer la couverture à eux en agissant sur le sommet, puisque celui-ci aura toujours des arbitrages à effectuer. Les associations se constitueront en groupes de pression auprès des candidats et des élus. Plus grave : les entreprises auraient beau être autogérées, certaines seraient plus importantes que d’autres (avec des effectifs de travailleurs qui peuvent être des multiples de 10, de 100, de 1000 ou plus), et elles seront tentées de faire valoir leurs intérêts. Des branches seront beaucoup plus puissantes que d’autres, et feront de même. Des conflits d’intérêt sont à prévoir entre les fonctionnaires, les travailleurs des services publics et ceux des entreprises autogérées. Les citoyens eux-mêmes seront pris entre leurs intérêts de consommateurs ou d’usagers et leurs intérêts de travailleurs. Et, si bien informés et éclairés soient-ils, ils auront du mal à démêler dans les discours et les programmes des partis politiques, comme dans les débats et les votes du Parlement et dans les décisions de l’instance gouvernementale, le jeu des intérêts en présence.

Certes il convient de ne pas minimiser l’importance des changements politiques, dont j’ai précédemment tenté de donner une idée. On serait très loin du système capitaliste où l’Etat, depuis qu’il s’est lui-même désarmé, est devenu l’otage des multinationales et des marchés financiers, et où les lobbies agissent, discrètement ou ouvertement, pour faire adapter ce qui lui reste de pouvoir régulateur ou réglementaire à leur avantage. La puissance publique aurait restauré ou élargi ses moyens, et la démocratie ne se laisserait plus confisquer par les exécutifs. Mais les intérêts particuliers ne seraient pas pour autant transcendés, et auraient encore (parfois d’ailleurs de bonne foi, en croyant agir pour le bien de tous) de nombreux moyens d’influence et d’action. Ce qui rendrait nécessaire l’existence d’un second système représentatif, tel que les intérêts particuliers puissent s’exprimer directement et surtout aux yeux de tous, qu’ils disposent d’un espace propre pour mieux se connaître et d’une arène où s’affronter, et tel que le pouvoir politique citoyen puisse débattre avec lui. Néanmoins cette proposition présente de nombreuses difficultés, que je voudrais examiner  rapidement.

On peut envisager trois hypothèses.

Selon la première cette Chambre des intérêts (ou de l’autogestion, à supposer que l’ensemble du système social se soit inspiré peu ou prou de la démocratisation participative, dans toutes ses institutions) aurait un pouvoir délibératif, même si le dernier mot devait revenir au Parlement (on pourrait avoir un système de navette, comme actuellement en France entre le Sénat et l’Assemblée nationale). Mais cette Chambre pose d’inextricables problèmes de représentativité (si le principe “ un homme, une voix ” était retenu pour le résoudre, les collectivités les plus nombreuses seraient forcément mieux représentées), et le système politique risque de devenir partiellement corporatiste. Ce qui serait très loin des principes du socialisme. L’exemple de la Yougoslavie, à cet égard, est éclairant.

Le système politique mis en place en Yougoslavie, après l’adoption de la Constitution de Février 1974, visait à résoudre ce problème de représentativité tout en évitant le corporatisme. Ce fut certainement la tentative historique la plus poussée pour mettre en œuvre une démocratie autogestionnaire, inspirée de la Commune de Paris et des Soviets.

La base de l’organisation politique était constituée de “ Délégations ” issues en majeure partie des entreprises et autres institutions de travail (81% des délégués), mais aussi des citoyens (16% de délégués des communautés locales) et d’organisations socio-politiques (3%). La démocratie était donc essentiellement laborale. Pour parer à une monopolisation du pouvoir par la techno-bureaucratie, les délégués étaient élus par les organisations de base du travail associé (des unités qui disposaient d’une très grande autonomie au sein des entreprises, de manière à rendre la participation aux décisions aussi directe que possible. C’est ainsi qu’un million de délégués furent élus), et leur nombre devait correspondre à la composition sociale de ces organisations (en vertu de la Constitution les trois quarts d’entre eux devaient être des ouvriers). Enfin la Constitution voulait que les délégués ne représentent pas seulement les intérêts de leurs mandants : ils n’étaient pas tenus par un mandat impératif, ils devaient se prononcer sur toutes les questions, ils devaient parvenir à un consensus, c’est-à-dire à une synthèse entre les intérêts particuliers et les intérêts généraux.

Toutes ces précautions, cependant, si elles ont réduit le pouvoir de fait des élites, ne semblent pas avoir mis fin au corporatisme, qui est le défaut majeur d’une démocratie laborale.

Ce sont ces délégations qui élisaient ensuite les Conseils qui, dans les mêmes proportions, constituaient l’Assemblée communale, puis les Assemblées communales élisaient de la même façon l’Assemblée de la République et le Conseil fédéral (pendant que les Assemblées des Républiques élisaient un Conseil des Républiques). Le système était donc entièrement délégatif - alors que, selon la Constitution précédente, deux Conseils centraux (le Conseil des communautés locales et le Conseil des nationalités) étaient élus directement par les citoyens. Dans ce type de démocratie le pouvoir s’éloigne inéluctablement des citoyens, comme dans toutes les organisations bâties sur le mode pyramidal.

Selon une deuxième hypothèse la Chambre des intérêts ne serait que consultative, mais jouerait un rôle très important dans la préparation des décisions politiques. Dans le modèle de planification démocratique proposé par Pat Devine[11], et sans doute inspiré de la Yougoslavie, les intérêts se coordonnent et se concilient à tous les niveaux (dans l’unité de production, où tous les acteurs concernés, de près ou de loin, par les décisions  participent à la gestion ; au niveau de la branche, où un organisme de coordination conciliera les intérêts des unités de production, et finalement répartira les investissements majeurs, etc.) pour se retrouver finalement au niveau national dans cette Chambre des intérêts, qui joue un très grand rôle, puisqu’elle adopte des positions, plus ou moins divergentes,  qui serviront de base aux variantes du plan national que la commission nationale du Plan sera chargée d’élaborer.

L’idée est séduisante, puisqu’elle repose sur un processus démocratique allant de la base au sommet et ayant une fonction d’apprentissage mutuel. Mais les mêmes raisons me conduisent à la critiquer. D’abord le problème de la représentativité est difficile à résoudre (d’autant plus que la Chambre des intérêts fera place aussi aux intérêts de genre, religieux, ethniques etc.). Ensuite elle reproduit les défauts du système délégatif, que j’évoquais précédemment. En troisième lieu elle suppose une culture de la négociation, du compromis, voire de la recherche du consensus, qui me semble une idée plus utopique que réaliste. Elle consonne avec l’optimisme néo-libéral d’individus rationnels, fondamentalement pacifiques, réglant tous leurs rapports entre eux par des contrats privés et heureux de se passer de la main visible du pouvoir politique. Je pense que la conflictualité sociale et interindividuelle reste insurmontable, tant que les individus ne se pensent pas comme citoyens, ne se projettent pas au niveau d’un contrat social global, transcendant sans les annuler leurs intérêts particuliers. Enfin le système incline fort vers le corporatisme et le communautarisme, les partis politiques n’ayant plus qu’à peser les propositions en fonction de “ leurs valeurs et de leurs conceptions ”[12], et l’Assemblée représentative qu’à décider sur la base des rapports de la Chambre des intérêts.

La troisième hypothèse - celle que je retiendrai - serait celle d’un Conseil économique et social, où seraient représentés les grands secteurs de l’économie, à proportion peut-être de leur contribution au PIB, uniquement pour présenter leurs revendications : secteurs privés, secteur capitaliste sans doute, secteur socialisé, services publics, fonction publique, Chambres des métiers, et syndicats correspondants. Ce Conseil n’aurait aucun rapport avec les organismes de planification, qui, je l’ai déjà dit, seraient des organismes publics, à fonction technique, et indépendants du pouvoir politique. Il pourrait seulement les appeler en consultation (sans exclure la consultation de cabinets privés). Quel serait donc l’intérêt d’un tel Conseil? Il serait d’abord de fournir un espace public institutionnalisé (autre que les associations, les médias etc.) à l’expression des intérêts, de manière à minorer le poids du lobbying occulte. Il serait ensuite que ces intérêts effectivement se connaissent et se comprennent mieux. Il serait enfin de communiquer au public, et particulièrement au pouvoir représentatif, des rapports qui seraient plus fiables que ceux émanant d’experts ou d’instituts de sondage, et plus “ sociaux ” que ceux produits par les commissions du Plan ou les services spécialisés des ministères. J’avoue que cette proposition me paraît très sujette à caution, mais en même temps je ne vois pas bien comment on pourrait se passer d’un Conseil de genre. Quant aux intérêts non économiques, ils s’exprimeraient de façon tout à fait indépendante, par le canal des associations les plus diverses. Leur donner une place institutionnelle serait consacrer une forme ou une autre de communautarisme.

Peut-on aller plus loin dans la représentation des intérêts particuliers ? Catherine Samary propose plusieurs chambres ou conseils “où les syndicats et organisations de défense d’intérêts spécifiques, incluant toutes les communautés qui le souhaitent (à partir d’un certain seuil de représentativité) peuvent avoir des représentants délégués. Selon des modalités à définir, ils pourraient assister en droit aux débats du Parlement, être dotés de moyens d’information et d’enquête, disposer aussi d’un droit de formuler des propositions de lois, d’un droit de vote indicatif sur les projets de loi et d’une possibilité d’interrompre un processus de décision sur une loi jugée préjudiciable à la communauté défendue : une telle interruption impose alors de porter sur la place publique – devant le peuple souverain – le débat ; avec diverses modalités possibles de poursuites (référendum après débats, retour au P           arlement, après négociations) ”[13]. On imagine sans peine la difficulté de constituer de telles “ Chambres associées organiquement au Parlement ”, tant il est probable qu’elles seraient extrêmement nombreuses. Mais surtout, dotées de tant de pouvoirs, elles exerceraient une pression permanente sur la représentation nationale et finiraient par paralyser son travail, notamment en faisant usage de leur droit de veto. Et on laisserait bien et bien se déployer ici une logique communautariste, sans que les intérêts soient conduits à s’accorder entre eux, comme ce serait le cas dans un Conseil unique. En revanche l’idée que les groupements d’intérêts (les chasseurs par exemple !), une fois reconnus, selon des critères de représentativité précis, sans être pour autant institutionnalisés[14], puissent assister au débat parlementaire, après avoir été informés au préalable des projets de loi, et même y disposer d’un temps de parole, pendant lequel ils pourraient suggérer des amendements, mérite d’être retenue, car elle serait favorable à la vie démocratique, à l’élargissement de l’espace public.

Un espace public 

Bien d’autres questions devraient être abordées dans ce chapitre, telles que le fonctionnement de la justice, le sens et la nature des sanctions, la fiscalité, la protection sociale, la décentralisation et l’aménagement du territoire, la politique sanitaire et celle de l’environnement, la défense et les relations extérieures etc. Mais elles posent un trop grand nombre de problèmes pour pouvoir être abordées ici. Je voudrais cependant m’arrêter quelque peu sur la question sensible des modalités et des lieux de la production des idées. Le socialisme historique en a fait une affaire d’appareils idéologiques d’Etat, ce qui a nourri le procès qui lui a été intenté en totalitarisme, le plus souvent à juste titre. Le capitalisme néo-libéral prétend avoir rendu la production des idées à la “ société civile ”, mais on a vu (dans le volume précédent) ce qu’il fallait en penser. Le défi posé au socialisme de demain est de constituer un nouvel espace public.

Il est bien difficile d’imaginer ce que pourrait être une civilisation post-capitaliste. Mais il serait illusoire de croire que de bonnes institutions économiques et politiques suffiraient à changer complètement les modes de vie et le climat intellectuel. La critique et l’innovation seront plus que jamais nécessaires, mais reste à savoir quels en seraient les auteurs et dans quelles institutions elles pourraient s’exercer.

Le risque est que la production des idées demeure l’apanage des professions intellectuelles. Où l’on retrouve le vieux problème de la division du travail. L’utopie voudrait que l’on cesse d’être exclusivement “ chasseur, pêcheur, pasteur ou Critique critique ”, et que chacun puisse se développer dans toutes les branches à la fois. Mais il y aura toujours des professionnels des idées, parce que c’est aussi une question de goût, et que les coûts d’une mobilité sociale seraient exorbitants. Comment, dès lors, faire intervenir le public?

Une première solution peut être trouvée du côté de l’intervention des usagers ou des consommateurs dans les institutions économiques, et l’on en a déjà parlé. Une deuxième voie serait de favoriser tous les groupements, toutes les associations à vocation culturelle, et même de soutenir celles qui, parce qu’elles touchent au coeur des questions politiques et morales, seraient d’utilité publique. Mais les dangers sont nombreux : ces associations peuvent très bien se transformer en appareils, et défendre surtout des intérêts particuliers, voire des conceptions opposées aux principes mêmes de la démocratie.

C’est pourquoi un espace public est indispensable. Il serait d’abord du devoir des représentants de mener un véritable débat sur tous les aspects de la vie en société, et de lui donner la plus grande publicité. Ce débat existe aujourd’hui, mais sous des formes considérablement appauvries : il se réduit le plus souvent à des considérations économiques, assorties de leurs répercussions “ sociales ”, et à des discussions juridiques, avec un vague habillage philosophique. Les autres questions, dites aussi “ questions de société ”, sont reléguées au second plan, et c’est souvent à la justice de les soulever et de les traiter. Enfin, chaque fois qu’il y a un problème difficile ou qui émeut l’opinion, la tendance est à s’en remettre à des experts, ou à des “ comités de sages ”. Dans une société socialiste, les représentants devraient prendre toutes leurs responsabilités, aborder les questions de morale et de civilisation, s’interpeller sur les fondements économiques du système, ne jamais convoquer des experts sans qu’ils soient divers. Et ce débat, qui supposerait du temps et ne serait pas forcément lié à des questions d’actualité, devrait être rendu public par tous les moyens adéquats (espaces télévisuels, compte rendus dans la presse, sites internet etc.).

Des médias publics devraient ensuite permettre aux citoyens d’être éclairés et d’intervenir dans le débat, sans se trouver contraints par des préoccupations commerciales et une recherche à tout prix de la rentabilité. Comme il ne s’agit pas d’en refaire des appareils d’Etat, ils devraient être soit des établissements publics, fonctionnant avec des dotations budgétaires, mais largement autogérés par la profession (les représentants de l’Etat n’ayant pour tâche que de veiller aux équilibres financiers), soit des entreprises socialisées ou privées concessionnaires de missions de service public (je pense en particulier à des organismes de presse d’information générale), ayant simplement à respecter un cahier des charges, en échange de quoi elles pourraient recevoir des subventions. Il serait important en particulier qu’il y eût des chaînes de télévision d’opinion.

Je considère enfin que certaines limites devraient être imposées à des libertés, comme la liberté d’expression ou la liberté commerciale - et ce serait précisément au débat public de les examiner et aux représentants, voire au peuple, d’en décider. Dans le volume précédent j’ai relevé quelques unes des dérives auxquelles conduit la doctrine du laisser-faire - devenue un véritable totalitarisme à l’envers. On peut ici s’inspirer des idées de John Stuart Mill, ou même de Marx (dont il faut rappeler combien il était hostile à tout endoctrinement par l’Etat). Totale liberté dans la vie privée certes, mais à condition qu’on ne mette pas en péril la liberté des autres. Pour ne prendre qu’un exemple, à supposer que la publicité continue à jouer un rôle douteux dans une société socialiste, malgré les formes diverses de l’intervention des consommateurs, il ne faudrait pas craindre d’interdire des pratiques mensongères ou manipulatrices, après avis de commissions indépendantes[15]. La démission de l’Etat ne signifie souvent rien d’autre que la soumission des individus à des marchands d’illusions.

[1] Discours sur l’égalité parmi les hommes, p. 347.

[2] L'expérience yougoslave, ici encore, montre la voie, bien qu'elle ait été obérée par des aspects qui l'ont faussée (la mise en œuvre d'une système plus conseilliste que représentatif, le monopole de la Ligue des communistes). “ Les débats sur le développement économique et social de la Yougoslavie à l’horizon 1980 et, au-delà, jusqu’en 1985 (…) se déroulent pour la première fois suivant cette procédure autogestionnaire. Le gouvernement yougoslave et les organismes chargés de la planification sociale ont présenté aux délégués à l’Assemblée et à l’opinion publique les idées maîtresses de ce développement en leur demandant de choisir entre plusieurs possibilités. C’est après un débat très animé que l’on a entrepris d’élaborer le projet de plan. Considérant que tel ou tel secteur de l’économie n’y occupait pas la place voulue (…) bien des entreprises ont formulé des objections et proposé leurs propres solutions ” (Milojko Drulovic, L’autogestion à l’épreuve, Le modèle yougoslave, Fayard, 1973, p. 244).

[3] En Yougoslavie la Constitution de 1963 avait instauré le principe de la rotation obligatoire pour toutes les fonctions publiques de direction : directeurs, députés, dirigeants des organisations socio-politiques ne pouvaient être élus plus de deux fois consécutives.

[4] En Yougoslavie les délégués, dans les “ Délégations ” instituées par la Constitution de 1994, restaient à leur poste de travail et recevaient leur rémunération habituelle.

[5] Cf Marion Gret et Yves Sintomer, Porto Alegre, L’espoir d’une autre démocratie, La Découverte, 2002, p. 76.

[6] Les intervenants doivent s’inscrire à l’avance et n’ont qu’un très bref temps de parole. “ Chaque petit groupe a déjà un ou plusieurs porte-parole et le nombre de ses délégués va dépendre du nombre de personnes inscrites sous le nom du groupe. Il faut donc convaincre tous ceux que l’on peut de venir participer au moins à cette réunion afin d’obtenir un maximum de délégués qui défendront les demandes devant les autres groupes ” (ibidem, p. 37).

[7] Je simplifie considérablement un processus qui est en fait beaucoup plus long (il prend une année, comporte trois matrices budgétaires successives) et beaucoup plus complexe (à côté des assemblées locales, il y a des “ commissions thématiques ”, etc.).

[8] Cité par Marion Gret et Yves Sintomer, op. cit., p. 123.

[9] L’ONU a considéré la gestion “ populaire ” municipale de Porto Alegre comme l’une des quarante innovations urbaines les plus notables dans le monde, la Banque mondiale a offert des prêts avantageux (cf Marion Gret et Yves Sintomer, op. cit., p. 65).

[10] Cf Marion Gret et Yves Sintomer, op. cit., p. 82-83.

[11] Pat Devine, Democracy and Economic Planning, The Political Economy of Self Governing Society, Polity Press, Oxford, 1998.

[12]Pat Devine, ibidem, p. 194.

[13] “ De l’émancipation de chacun/e à l’intérêt général – et réciproquement. Quelle appropriation sociale ? ”, consultable sur le site http://hussonet.fr/gesd.

[14] Je partage le point de vue exprimé par Yves Salesse, selon lequel les formes d’auto-organisation doivent “ trouver leur place sans être institutionnalisées ”, et les arguments qu’il développe dans Réformes et révolution : propositions pour une gauche de gauche, Editions Agone, 2001.

[15] La publicité, qui a exploité abondamment tous les fantasmes sexuels, n’hésite plus à jouer des frissons de la mort. Un spot, pour une carte de crédit américaine, met en scène l’équipe d’un bloc opératoire, qui attend pour se mettre à l’ouvrage de voir si la carte du malade est bien valable. Dans un autre spot, des personnes prises au piège d’un incendie s’apprêtent à se jeter par les fenêtres d’un immeuble. Les pompiers, qui ont tendu une bâche pour en recevoir une qui a déjà sauté, la déplacent à toute vitesse vers le point de chute d’une autre qui a brandi sa carte. Les limites de l’ignoble sont allégrement franchies.


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