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Le blog de Tony Andreani
21 août 2012

LA FINANCE CHINOISE

SYSTÈME FINANCIER ET

« SOCIALISME DE MARCHÉ À LA CHINOISE »

 

Tony ANDREANI  et Rémy HERRERA

 

Selon le discours officiel, la République populaire de Chine en serait encore au « stade primaire » du socialisme, c’est-à-dire à un « socialisme de marché à la chinoise ». Il est particulièrement important d’examiner si le système financier chinois qui joue, comme ailleurs, un rôle clé dans l’ensemble de l’économie, présente des spécificités telles qu’elles pourraient s’inscrire dans cette perspective et si celles-ci contribuent à expliquer l’essor tout à fait impressionnant de ce pays, spécialement lorsque ce « succès » est mesuré par le taux de croissance du produit intérieur brut. Nous aborderons ici, très brièvement, quelques-uns des problèmes et des défis qui se posent aujourd’hui au système financier chinois.

 

Quelle est la place de la finance de marché dans un système qui reste fondé sur le crédit ?

 

Le système de financement de l’économie chinoise reste à l’heure actuelle très largement fondé sur le crédit bancaire – même s’il tend à s’en éloigner assez rapidement. Ceux d’autres pays le furent également pendant longtemps, comme cela a été le cas, par exemple, en France, jusqu’aux mesures de désintermédiation et de déréglementation prises dans les années 1980 – y compris sous des gouvernements dits « socialistes » –, dans le but de substituer en grande partie le financement « direct » (par appel aux marchés des actions, des obligations, puis des produits dérivés) au financement « indirect » (passant par le crédit bancaire). Un certain nombre d’économistes chinois relient l’introduction et l’expansion de la finance de marché à la transformation d’entreprises publiques en sociétés par actions, ce qui impliquait alors la création de bourses, et, plus généralement, aux nouveaux besoins de financement de ces entreprises (sur le marché obligataire ou en matière de produits de couverture, notamment).

Pourquoi cette actionnarisation des entreprises ? Plusieurs raisons majeures sont généralement avancées. Ces unités de production ne pouvaient plus, dit-on, être financées en permanence par l’État, dès lors qu’elles sortaient de l’économie administrée par le Plan et de l’allocation des capitaux et des crédits par celui-ci. Aussi leur fallait-il non seulement s’autofinancer et obtenir des ressources auprès des banques, mais encore trouver des investisseurs extérieurs pour se développer. Devenues des entités économiques autonomes, elles se devaient d’abandonner les règles, mécanismes et orientations du Plan pour adopter de nouveaux critères de gestion, de type clairement marchand, et, pour cela, s’inspirer du mode de gestion des entreprises capitalistes occidentales, axé prioritairement sur la recherche d’une profitabilité maximale et – en dernière instance – un contrôle par les actionnaires. En outre, la présence d’actionnaires privés devait servir à garantir que l’État ne pourrait plus s’immiscer constamment dans leur gestion et réduire leur autonomie, fût-ce pour de « bonnes raisons ».

Ce ne serait que dans un second temps, à compter de 2005 principalement, que les banques publiques chinoises ont été réformées afin de suivre elles-mêmes ce modèle : leur capital a été ouvert non seulement à la masse des actionnaires autochtones, friands de dividendes et de plus-values boursières, mais encore – de façon minoritaire et contrôlée –, à de grands établissements bancaires du Nord, ce pour les entraîner au maniement des opérations financières (la finance de marché) et leur imposer dans le même mouvement les règles de « corporate governance ». À titre d’illustration, observons qu’un préalable à l’introduction en bourse des trois plus importantes banques chinoises a été l’entrée dans la structure de leur capital de très puissants investisseurs stratégiques, tels que Goldmann Sachs (pour l’ICBC), UBS (pour la Bank of China) et Bank of America (pour la CCB), dans l’idée de vouloir améliorer la « gouvernance » et la « culture » d’entreprise par une diversification des actionnaires.

La finance de marché joue d’évidence un rôle de plus en plus déterminant dans le système financier chinois ; et ceci d’une double façon : au niveau du financement même des entreprises, qu’elles soient non financières ou financières, et au niveau de l’activité des banques elles-mêmes, qui développent toujours plus leurs opérations de marché concurremment à leurs activités de dépôt et de crédit. Beaucoup d’économistes et – ce qui est plus grave – de responsables politiques chinois semblent considérer qu’il s’agit là d’une « modernisation », souhaitable, et pour ainsi dire inévitable. Selon eux, l’ancien système fondé sur le crédit bancaire trouvait son assise dans des raisons d’ordre juridique (en particulier, un droit des affaires qui reste incomplet et mal appliqué), culturel (en liaison avec une vieille tradition culturelle confucéenne mobilisant les relations interpersonnelles davantage que les contrats marchands) et social (selon l’argument, parmi d’autres, que les Chinois seraient trop « conservateurs » et qu’ils n’oseraient pas prendre des risques). Encore ne faudrait-il pas ici confondre « modernisation », au prétexte de quelque nécessaire « réforme », avec l’adoption pure et simple de la voie capitaliste ou de l’une de ses variantes – quand bien même elle se draperait de couleurs chinoises –qui conduirait en réalité à renoncer au projet socialiste et aux avancées sociales que, selon nous, lui seul permet.

Les autorités chinoises prétendent actuellement rechercher les termes d’un « équilibre » entre les deux modèles – de crédit bancaire et de finance de marché – car, si le financement par les marchés financiers venait à faiblir ou à présenter des ratés, le financement bancaire retrouverait alors toute son importance. Cela pose toutefois, à notre avis, une série de problèmes qu’il convient de souligner afin d’éviter certains malentendus, et certaines déconvenues. On sait que l’expansion de l’économie chinoise, observée depuis plusieurs décennies maintenant, ne s’est pas réalisée sans crises récurrentes, et parfois très dures, comme en 1989-1991, en 1997-1998 ou en 2008. Crises, surtout pour les dernières en date, de plus en plus directement liées à la financiarisation progressive du modèle économique chinois et à son intégration poussée, et contradictoire, dans le système mondial capitaliste. Crises qui ont aussi et surtout obligé les autorités monétaires chinoises à réagir fermement pour en limiter les effets déstabilisateurs, notamment au plan social, en faisant évoluer le cadre institutionnel tout en se dotant de puissants instruments de contrôle et en poursuivant la consolidation du projet de développement national. Si de nombreuses incertitudes continuent d’entourer la définition de ce projet, aux niveaux à la fois intérieur (comment s’articulent ces évolutions institutionnelles sur la planification du « socialisme de marché » ?) et extérieur (quelles seront, par exemple, les orientations de la politique de change du pays ?), le fait est que la République populaire de Chine est aujourd’hui l’une des (rares) économies du Sud où les classes dirigeantes mettent en œuvre une véritable « stratégie de développement », réfléchie, cohérente et – c’est ce que nous l’espérons pour notre part – destinée à profiter à tous.

Les marchés financiers sont-ils plus efficaces dans l’allocation des ressources que le crédit bancaire ?

 

La thèse de l’« efficience des marchés financiers », qui plonge ses racines dans le corpus théorique orthodoxe en sciences économiques (soit le courant néo-classique) et qui affirma sa domination à partir des années 1970 au moment du basculement dans l’ère néo-libérale, soutient qu’ils joueraient le même rôle positif d’information, d’évaluation et d’allocation dites « optimales » que les marchés de marchandises. Et c’est d’ailleurs au nom de cette argumentation qu’a été conduite la dérégulation massive des systèmes de financement qui a mené à la forme du capitalisme financiarisé et dominé par les gigantesques oligopoles financiers que nous connaissons à l’heure présente. Pourtant, ces deux types de marché sont profondément différents : l’un porte sur des biens (capital productif), l’autre sur des anticipations ou des promesses de gains (capital financier et capital fictif).

En plus d’être contestable dans la théorie même, cette thèse de l’efficience des marchés financiers est rejetée par toute l’histoire de ces dernières décennies, laquelle montre que ces marchés sont incapables de fournir des prix cohérents – et encore moins « justes » – pour les actifs financiers de toute nature, qu’il s’agisse des obligations à taux d’intérêt, des actions boursières ou des taux de change entre les monnaies. Nous nous contenterons simplement de rappeler ici leurs erreurs et dysfonctionnements concernant les titres des dettes souveraines européennes, aujourd’hui évalués de façon tout à fait irrationnelle (les « P.I.G.S. », comme certains « experts » ont si sympathiquement coutume de les nommer (PIGS pour Portugal, Italie, Grèce et Espagne), méritent-ils les taux d’intérêt qui leur sont infligés ?), l’explosion de la bulle de la « nouvelle économie » en 2000 ou encore les variations des taux de change déconnectées des « fondamentaux » objectifs. Un autre exemple est la forte dévalorisation boursière de nombreuses entreprises, alors même qu’elles engrangent des milliards de profits…

Nous ne partageons donc pas du tout la confiance souvent exprimée par maints économistes chinois dans les fameuses vertus de ces marchés financiers : sujets auto-proclamés de l’histoire, connaissant des emballements mimétiques, versant dans la prophétie auto-réalisatrice, ignorant même les forces de rappel qui fonctionnent fréquemment sur les marchés de marchandises, donnant lieu à des pratiques purement spéculatives en détournant de leur fonction première les instruments de « couverture », les marchés financiers engendrent des catastrophes. La crise des subprimes en ayant été une manifestation paroxystique.

Selon nous, il y a de toute façon un énorme avantage du crédit bancaire : c’est que les banques – lorsqu’elles font leur métier et qu’elles sont publiques – connaissent et suivent leurs clients bien mieux que les « analystes » des marchés, qui ne scrutent que les données financières et se laissent facilement « intoxiquer » par les directions d’entreprises. Et ce qui appartiendrait à la « culture chinoise », à savoir le primat des relations personnelles et le climat de confiance qui s’établit à partir de là, semble en l’occurrence davantage un point fort qu’un point faible pour le système financier chinois et, plus largement, l’ensemble de l’économie du pays. Il est vrai qu’il a aussi un envers : la connivence, quelquefois la corruption, et d’autres effets néfastes, tel le risque de multiplication de créances douteuses… La sanction des marchés dans l’allocation des capitaux et des obligations pourrait paraître plus anonyme, donc plus « objective ».

Toutefois, le fait est que la corruption n’est pas moindre – c’est le moins que l’on puisse dire – dans le secteur privé. L’histoire financière des dernières années en a fourni maintes illustrations, jusqu’à des scandales bien connus, qui ont même impliqué ces « juges des marchés » que seraient devenus les agences de notation. Dès lors, il nous semble que l’évaluation en bourse ne peut être qu’un indicateur, au mieux. Il serait à notre avis bien plus judicieux d’améliorer le fonctionnement du système de crédit bancaire, notamment en faisant davantage intervenir dans l’administration des banques les représentants du personnel, usagers, clients, qui exerceraient un contrôle sur leurs activités, et en renforçant les divers critères de distribution des crédits par l’intervention de spécialistes extérieurs concernés par les projets en question.

Est-il utile, à cet égard, d’introduire des « investisseurs qualifiés », en l’occurrence d’autres établissements bancaires – y compris étrangers – dans la structure de leur capital, afin d’optimiser la « philosophie » des investisseurs sur le marché des capitaux. Si l’on veut dire par là que les banques chinoises auraient quelque chose à apprendre de ces investisseurs institutionnels, c’est peut-être vrai dans le cas de certaines opérations financières, en particulier l’intermédiation ; mais, s’il s’agit de décalquer les pratiques des banques capitalistes occidentales, on peut alors craindre le pire, sachant ce dont ces dernières ont été capables dans la distribution de crédits (on pourrait citer ici l’exemple de l’Espagne, qui défraie l’actualité récente). Et s’il s’agit de reproduire les activités de banques d’affaires, la leçon risque fort de conduire à toutes les dérives. Il suffira de rappeler comment les oligopoles financiers du Nord ont trempé dans le scandale des manipulations du Libor et de l’Euribor… Si la « force » et la « vitalité » du marché des capitaux sont à ce prix, nous pensons qu’il vaut mieux ne pas le payer.

 

Les entreprises publiques chinoises doivent-elles être gérées comme des entreprises privées ?

 

Le « socialisme de marché à la chinoise » repose sur le maintien d’un très puissant secteur public, jouant un rôle stratégique dans l’économie. Tout porte à croire que c’est l’un des « secrets » des performances remarquables de l’économie chinoise en termes de croissance, n’en déplaise aux libéraux de toute obédience et autres farouches défenseurs de la propriété privée et de la maximisation du profit. Cela est vraisemblablement lié à la taille de ces entreprises, qui sont de véritables mastodontes, qu’il s’agisse des secteurs de l’énergie (électricité, pétrole, gaz), des matériaux de base (sidérurgie, chimie), des produits semi-finis, de la construction, ou encore du transport maritime, les économies d’échelle réduisant fortement les coûts, à l’achat, à la production, à la vente. Ce sont ces entreprises qui fournissent à une myriade de petites et moyennes entreprises des intrants à très bon marché leur permettant, bien plus que les bas salaires (lesquels ne représentent que 2 à 10 % du prix de vente, même s’ils ont tendance à croître très rapidement), des conditions de production qui font leur succès sur le marché mondial. Mais ce n’est pas la seule raison.

Une autre explication est que, précisément, elles ne sont pas gérées comme les grandes entreprises privées occidentales, cotées en bourse, qui cherchent avant tout à maximiser la « valeur actionnariale » (i.e. la distribution de dividendes et la valorisation boursière des actions) – un retour sur investissement d’un niveau tel (15 % et au-delà) qu’il n’est possible que parce qu’elles pressurent des chaînes entières de sous-traitants, locaux et/ou délocalisés. Si les entreprises publiques chinoises se comportaient de manière aussi rapace, elles le feraient au détriment du tissu économique local, ce qui manifestement n’est pas le cas. En outre, nous aurions affaire à une forme extrême ou sauvage de « capitalisme d’État » (c’est ce que l’on entend dire en Occident), dont on ne voit pas en quoi ni pourquoi il serait supérieur au capitalisme privé. Mais, justement, il apparaît que, si les entreprises publiques sont (ou sont redevenues) rentables, leur unique boussole n’est pas l’enrichissement de leurs actionnaires, mais bien plutôt l’investissement productif et le service effectivement rendu à leurs clients. Et, au fond, peu importe qu’elles réalisent moins de profits que leurs concurrentes capitalistes occidentales, si ces profits servent pour finir à stimuler l’économie dans son ensemble plutôt qu’à augmenter le nombre de milliardaires.

Nous en voulons pour preuve que ces entreprises versent bien des impôts, mais ne distribuent que peu de dividendes à leur actionnaire principal, l’État (en moyenne 10 %, semble-t-il), à la différence des quelques entreprises publiques occidentales, par exemple françaises, qui, dès qu’elles font des profits, servent de « vaches à lait » à ce dernier. À notre sens, le versement de dividendes à l’État, inspiré des pratiques capitalistes du Nord, n’est pas la bonne formule. Il vaudrait peut-être mieux que l’État instaure une taxe sur le capital, sorte de loyer pour la mise à disposition de ses biens. Celles des entreprises qui fonctionneraient bien pourraient ainsi conserver une part plus importante de leurs profits pour les diriger vers l’investissement productif et la recherche-et-développement (R&D), sachant que l’impôt sur les sociétés est déjà un prélèvement proportionnel à leurs gains.

Aujourd’hui, un rapport de la Banque mondiale préconise d’augmenter ces dividendes et, en Chine, la Commission de Régulation de la Bourse paraît abonder dans ce sens. Cela nous semble être une mauvaise politique, car les entreprises publiques se verraient alors privées d’un de leurs atouts majeurs, et, bien qu’étant contrôlées par l’Etat, elles auraient tendance, comme la plupart des entreprises capitalistes occidentales, à en distribuer de plus en plus pour s’attacher les faveurs de leurs actionnaires privés. Et ce serait vrai aussi pour ces sociétés financières que sont les banques.

Une autre supériorité des entreprises publiques chinoises est, selon nous, une participation, même limitée, de leur personnel à la gestion des unités de production, via ses représentants au sein du Conseil de surveillance et du Congrès des ouvriers. Le développement d’une logique actionnariale ne pourrait aller qu’à l’encontre d’une telle participation. De plus, l’actionnariat salarié, fréquemment pratiqué dans les grandes entreprises occidentales, reste toujours très minoritaire, ne donne aucun poids véritable dans la gestion et place les travailleurs dans une contradiction permanente entre leurs intérêts de salariés et d’« actionnaires ».

Une troisième supériorité des entreprises publiques chinoises est qu’elles peuvent plus facilement répondre aux objectifs de la planification. Il ne s’agirait sans doute pas de leur imposer des tâches supplémentaires, à des fins politiques, qui mettraient en question leur autonomie et pourraient peser sur leurs résultats. Et le Plan pourrait également orienter l’activité des entreprises privées par des moyens indirects (fiscalité, subventions et aides de toutes sortes…). Néanmoins, en contrôlant la nomination et la gestion des hauts dirigeants, les pouvoirs publics – l’État au sens large, gouvernement central et gouvernements locaux (provinces, districts) dont dépendent un très grand nombre d’entreprises publiques chinoises – ont les moyens de s’assurer qu’ils agissent comme il convient ; surtout quand doivent être remplies des « missions de service public », mais aussi quand ils sont dans des secteurs purement marchands, alors que les entreprises privées trouvent souvent les moyens de contourner ces missions. Nous avons, dans les économies capitalistes du Nord, de nombreux exemples de dégradation des services publics consécutivement à leur privatisation (même partielle) et nous savons qu’elles font tout pour fausser la « concurrence » sur les marchés à leur avantage (par exemple, par « l’optimisation fiscale », la publicité inutile ou mensongère, etc.).

En fin de compte, à quoi bon des entreprises publiques, si elles doivent être gérées comme des entreprises privées ? Nous espérons vivement que les autorités chinoises sauront résister aux sirènes du néo-libéralisme en la matière. Il en va là, en très grande partie, du sort même du « socialisme à la chinoise ». Car, au-delà de certaines retombées positives associées à l’implantation de mécanismes de marché, notamment en termes d’accélération de la croissance économique – qui contribue à légitimer la stratégie qui est actuellement adoptée –, nous pensons que le choix de la voie capitaliste par le gouvernement chinois serait le plus sûr moyen de garantir l’échec de sa stratégie de développement, sans éviter pour autant, bien au contrainte, la montée de l’agressivité de l’hégémonisme états-unien contre le Sud en général, et contre la Chine en particulier. C’est la raison pour laquelle nous restons sceptiques devant les diverses recommandations du système monétaire et financier international formulées par des « réformistes », tel que Joseph Stiglitz ; recommandations explicitées notamment dans le rapport final de la Commission de l’Organisation des Nations unies qu’a récemment présidée l’ancien prix Nobel d’économie, et qui ne remettent aucunement en cause les principes fondamentaux de l’actuelle globalisation financière (changes flexibles, libre-échange, prédominance du dollar, domination des oligopoles financiers, corporate governance…).

Pour revenir à la question du financement des entreprises, nous comprenons que le crédit et l’autofinancement puissent ne pas suffire, mais nous pensons que l’appel aux grands investisseurs étrangers devrait rester aussi limité que possible, et surtout qu’il ne devrait pas conduire à un alignement sur la pratique de la « valeur actionnariale » (calculée comme ce qui doit excéder la prime de risque réclamée pour les titres financiers). L’épargne chinoise est assurément assez abondante pour être convoquée, par l’intermédiaire d’investisseurs institutionnels nationaux auxquels on pourrait éventuellement imposer des limites de rentabilité, qui ne seraient pas forcément les mêmes que celles exigées par l’État actionnaire.

 

Faut-il libéraliser complètement les taux d’intérêt ?

 

L’avantage des taux d’intérêt administrés est que l’on peut ainsi les contrôler. L’inconvénient est qu’ils ne permettent pas un ajustement souple de l’offre et de la demande en matière de crédits et d’obligations. En Chine, les taux d’intérêt sont aujourd’hui « semi-administrés ». Certains taux ont été très largement libéralisés (comme ceux du marché interbancaire, des bons du Trésor, des obligations émises par les institutions financières…). En matière d’obligations, cependant, le contrôle public de l’offre reste fort, dans la mesure où la grande majorité des obligations sont émises par l’État, la Banque centrale et des intermédiaires financiers publics. Mais les autres taux ne le sont pas. Le niveau plancher des taux d’intérêt de crédit est encore largement contrôlé par la Banque centrale, de même que le niveau plafond des taux d’intérêt des dépôts.

Ce n’est que tout récemment qu’un nouveau pas a été franchi vers une libéralisation plus poussée des taux d’intérêt : les établissements bancaires chinois peuvent en effet désormais proposer à leurs clients une rémunération des dépôts supérieure de 10 % aux taux centraux et un rabais allant jusqu’à de 20 % sur les intérêts à l’emprunt. Il s’agirait, d’après les déclarations officielles, de faire jouer la concurrence et de séduire davantage d’investisseurs ; et aussi de retirer aux banques une certaine facilité de collecter et de disposer d’une épargne à très bon compte – la rémunération des dépôts étant inférieure au taux d’inflation, si bien que les ménages chinois n’en compensent pas la dévaluation.

Si ces raisons sont assez compréhensibles, le problème posé est celui d’une libéralisation complète, qui semble être l’objectif premier de la réforme à venir. Or, on sait à quoi elle a conduit en Occident : à des taux d’intérêt aberrants, s’agissant notamment des titres souverains. Nous nous demandons bien comment la Chine pourrait se prémunir contre ces « erreurs » ou aberrations des marchés. On pourrait supposer que ce serait à la Commission de Régulation des Banques d’y veiller ; ce qui n’est pas le cas dans les pays capitalistes occidentaux, où de telles commissions se contentent souvent de veiller à l’application de quelques normes prudentielles, comme celles édictées par le Comité de Bâle, reposant essentiellement sur le respect d’un ratio de fonds propres, dans une logique qui reste celle de la valeur actionnariale. Il faudrait néanmoins pour cela qu’elle soit réellement indépendante des banques, au lieu d’être en situation de collusion, ou, pour le moins, de « compréhension », avec leurs intérêts (et ceci d’autant plus que leurs membres sont en général composées d’anciens banquiers). Aussi, à ce qu’il semble, un régime de taux semi-administrés demeurerait-il préférable, quitte à le faire évoluer.

La politique monétaire chinoise, qui obéit évidemment à des impératifs propres visant à préserver prioritairement la souveraineté nationale, n’en est pas moins de plus en plus ouvertement pénétrée par des instruments couramment utilisés par les Banques centrales capitalistes du Nord, et se fixe même des objectifs très similaires à ceux de ces dernières, à commencer par la lutte contre l’inflation. Sans ignorer que les pressions inflationnistes demeurent un réel danger pour l’évolution de l’économie chinoise en forte croissance, nous n’oublions pas que l’inflation découle elle-même d rapports de force – de la lutte des classes, dirons-nous rapidement, d’un point de vue marxiste. Aussi pensons-nous qu’il est absolument fondamental de soumettre, par une volonté politique prenant en compte les besoins du peuple, la politique monétaire nationale à des objectifs de développement orientés au maximum vers le renforcement des politiques sociales ; en d’autres termes, de refuser la hiérarchisation des instruments de politique économique imposée par le néo-libéralisme et plaçant au sommet des priorités les composantes externe et interne de la politique monétaire, puis, en dessous, la politique budgétaire et fiscale, et, tout en bas, les politiques sociales et infrastructurelles. L’inversion de cette hiérarchisation ou pyramide des priorités néo-libérales devrait, selon nous, caractériser la stratégie de développement chinoise. Ceci est d’autant plus souhaitable que les économies capitalistes occidentales offrent aujourd’hui le spectacle d’un échec total des politiques de taux d’intérêt : du fait même que la détermination ultime de ces taux est placée entre les mains des dirigeants des oligopoles financiers – et non plus des États –, les baisses des taux d’intérêt pratiquées depuis 2008 et l’éclatement de la crise systémique ne conduisent plus à la relance de l’investissement productif et de la croissance économique.

 

Les banques chinoises doivent-elle être des banques universelles ?

 

L’histoire récente des banques chinoises, publiques pour la plupart, montre qu’elles se sont aventurées, au tournant des années 1990, dans la finance de marché et d’autres domaines similaires (comme l’assurance ou l’immobilier) – à l’image des banques capitalistes occidentales quand les pouvoirs publics ont mis fin à leur spécialisation professionnelle –, puis qu’elles ont été interdites de le faire entre 1992 et 1995, à la suite à des désordres consécutifs à la crise de 1989-1991, mais qu’elles ont de nouveau été autorisées à mener certaines « opérations mixtes » (à la fois de crédit bancaire et sur les marchés financiers). Ce choix aurait été fait « par nécessité », face à la concurrence des grandes banques étrangères, à l’extérieur du pays et dans le pays même, au fur et à mesure des licences qui leur ont été distribuées pour y opérer.

Or, on le sait, la libéralisation des activités bancaires est l’une des causes principales, parmi d’autres, de la crise systémique qui a frappé l’économie mondiale, à l’articulation entre la sphère financière et la sphère réelle. Une crise dont la gravité extrême a exigé des interventions massives et répétées des États capitalistes, lesquels ont laissé des établissements bancaires de petite taille faire faillite, mais se sont considérablement endettés pour sauver les oligopoles, dits « too big to fail », qui risquaient d’entraîner tout le système financier dans leur chute.

Cela a conduit à remettre en cause le modèle de la banque universelle – un modèle dont certains banquiers sont très fiers, oubliant que l’État a souvent dû venir à leur rescousse. Deux grandes réformes sont en marche en Occident. L’implantation de la « règle Volcker », qui commence à être appliquée aux États-Unis en 2012, consiste à interdire aux banques le trading pour compte propre, autrement dit la possibilité d’utiliser les dépôts des épargnants pour s’enrichir sur les marchés grâce à des activités risquées. Mais il faudrait savoir où commencent les opérations « à risques », et comment construire un « mur de feu » face à elles. La seconde disposition, ou « réforme Vickers », initiée en Grande Bretagne, qui ne s’appliquera pas avant 2019, paraît plus poussée : la banque de dépôt serait logée dans une filiale, soumise à des obligations strictes, la seule à être garantie par l’Etat, et ne pourrait plus servir à renflouer les filiales se consacrant elles aux opérations de marché. Le problème est que cette simple séparation juridique, tolérant tous les arrangements, laisse beaucoup de latitude à la banque de marché. Aussi nombre d’experts pensent-ils qu’il faudrait en revenir à une séparation complète entre la banque de détail et la banque d’affaires. Une telle séparation ne signifierait pas que la banque de détail soit cantonnée dans le crédit ; elle pourrait s’occuper de placements pour les dépôts à terme, mais de placements réglementés et parfaitement clairs pour l’usager.

Les autorités monétaires chinoises s’orienteraient vers une autre solution : des « opérations mixtes au niveau du groupe », mais « séparées dans les filiales ». Le groupe serait ainsi doté d’une structure de holding, et la faillite de telle ou telle filiale spécialisée ne risquerait plus de conduire l’ensemble du groupe à la ruine. Une « solution » qui se rapprocherait de la réforme Vickers, en la généralisant. Nous comprenons que les autorités chinoises répugnent à découper en morceaux leurs grandes banques universelles, mais nous ne sommes pas du tout persuadés qu’une telle réforme constituerait pour autant une « bonne solution ». Il faudrait au préalable que la Banque centrale et la Commission bancaire soient non influençables et extrêmement vigilantes pour s’assurer de la rigueur de ce cloisonnement. Certes, cela est plus facile que dans les économies occidentales, puisqu’en Chine, les principales banques sont publiques – ce qui devrait s’imposer partout, vu que l’utilisation des dépôts et le crédit bancaire représentent un « bien public » et que les établissements bancaires ont par là même une « mission de service public ».

Cependant, il est extrêmement difficile de contrôler de l’extérieur ce que fait une banque, notamment en matière de conflits d’intérêts ou de risques moraux. L’expérience occidentale nous montre des régulateurs constamment dépassés par l’ingénierie financière et incapables de contrôler les mouvements de fonds opérés par le trading à haute fréquence – même s’ils sont enregistrés quelque part… Quant aux sociétés de conseil, aux cabinets d’audit et autres agences de notation, on sait à quel point ils peuvent être défaillants ou complaisants. On en revient donc à la même question : le contrôle doit être d’abord un contrôle interne, ce qui suppose une pluralité d’acteurs, à commencer par les travailleurs eux-mêmes. Car un système où domine la finance – placée au-dessus des Etats – signifie non seulement une perte de contrôle économique, mais aussi, au plan politique, un recul de la démocratie. Marcher dans la voie de la financiarisation, c’et tourner le dos au développement de la participation du peuple aux décisions les plus fondamentales concernant son devenir collectif. Nous avons, en Occident, des exemples de critiques venues des rangs des travailleurs du secteur bancaire eux-mêmes, qui ont été complètement négligées, et on a pu observer la dégradation du métier d’employé de banque (ce dernier ne devant plus être à l’écoute du client, mais lui vendre le maximum de contrats auxquels ce dernier ne comprend rien).

 

Le renminbi doit-il être internationalisé ?

 

Enfin, nous proposerons quelques brèves réflexions finales au sujet d’un point très important : celui relatif à l’internationalisation du renminbi – dont l’unité monétaire est le yuan.

Un renminbi internationalisé, pour en faire notamment une monnaie de réserve mondiale, exigerait l’adoption d’une série de conditions très strictes, parmi lesquelles : 1) l’ouverture du compte de capital et la flexibilisation du taux de change ; 2) l’intégration des marchés financiers chinois dans le système mondial capitaliste ; 3) des orientations de politique macro-économique destinées à gagner la « confiance » des marchés financiers (tout spécialement en matière de lutte contre l’inflation et de limitation de l’endettement public) ; et 4) une taille critique de l’économie susceptible de justifier cette ambition d’internationalisation de la monnaie nationale. Les deux premières exigences sont des conditions sine qua non ; les deux suivantes non – et elles n’ont d’ailleurs pas toujours été et ne sont aujourd’hui pas systématiquement respectées par les pays capitalistes du Nord disposant d’une monnaie servant de réserve internationale.

L’instauration de ces conditions apporte assurément des avantages au pays concerné, comme un droit de seigneuriage, particulièrement visibles dans le cas des Etats-Unis. Mais une telle orientation signifierait une soumission plus poussée à la finance mondialement dominante, et donc aussi une perte relative de maîtrise de sa politique monétaire. Comment la République populaire de Chine pourrait-elle parvenir à tirer les bénéfices d’un renminbi internationalisé sans être contrainte de payer au prix fort le coût qui lui est associé – à savoir : renoncer au plein exercice de sa souveraineté monétaire et à la définition d’une stratégie de développement autonome – ? Car ce que l’on constate, c’est que la haute finance a besoin d’un Etat fort dans l’ère néo-libérale ; mais d’un Etat fort qu’elle tourne totalement contre les intérêts des peuples. La réactivation du rôle de l’Etat néo-libéral par les politiques anticrise en donne l’illustration : leur but est moins de sauver les peuples que les oligopoles financiers. Ce ne sont pourtant pas les titres de la dette qui sont souverains, mais les peuples eux-mêmes…

En Chine, aujourd’hui, les pressions en faveur de la libéralisation des marchés financiers, prônée par de nombreux économistes ou hommes politiques (à Shanghai, notamment) peuvent être atténuées par les discours rassurants sur le contrôle du processus de réforme en cours et sur la nécessité de « modernisation » du système de financement de l’économie afin de tendre vers l’objectif affiché de renminbi internationalisé. De telles pressions sont néanmoins très inquiétantes pour l’avenir du « socialisme de marché à la chinoise » lorsqu’elles rejoignent exactement les recommandations dispensées à la Chine par le Fonds monétaire international ou par certains leaders néo-libéraux de pays capitalistes du Nord. Comme l’ancien Président de la République française, Nicolas Sarkozy, qui, on s’en souvient, plaida au sommet du G-20 de Cannes en novembre 2011 à la fois pour l’adoption de mesures néo-libérales en Chine et pour… l’intégration du renminbi dans le panier de détermination des Droits de Tirage spéciaux (TDS) du FMI.

 

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