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Le blog de Tony Andreani
25 septembre 2021

LA PLATEFORMISATION DU CAPITAl

 

 Les plateformes numériques font désormais partie de notre quotidien, avec des heures passées devant les écrans, pendant le travail pour beaucoup de métiers (surtout pour ceux qui sont en télétravail) et aussi dans le temps libre, jusqu’à l’usage addictif que l’on sait, particulièrement chez les jeunes. Elles ont tissé un réseau si dense que toutes les entreprises en sont devenues dépendantes. Comme elles appartiennent, pour la plupart à des fonds d’investissement, je dirai qu’on peut parler, avec elles, d’un « stade suprême »[1] du capitalisme financiarisé. C’est là un sujet très complexe, dont je voudrais dire cependant quelques mots[2].

Les plateformes numériques, surtout les plus puissantes[3], correspondent d’abord à un degré de concentration sans précédent du capital pour la raison suivante : elles supposent la collecte d’une telle masse de données et une telle sophistication des algorithmes que cela réclame des investissements considérables, qui permettent alors des économies d’échelle tout aussi considérables, avec leurs rendements croissants, ainsi que des effets de réseau (des consommateurs attachés à leur réseau). On arrive ainsi à des oligopoles géants, qui non seulement étouffent la concurrence, mais deviennent des conglomérats en achetant toutes sortes d’autres entreprises liées au numérique grâce à des levées de fonds aux montants colossaux, tant les investisseurs sont attirés par ces poules aux œufs d’or. D’où leurs capitalisations vertigineuses[4], alors même que leurs chiffres d’affaires et le nombre de leurs salariés ne sont pas des plus impressionnants : on assiste là à une sorte d’acmé du capitalisme financiarisé.

Leur pouvoir monopolistique est si grand qu’ils peuvent s’imposer aux Etats, bien sûr à ceux des pays qui n’en disposent pas et doivent cependant les laisser développer leurs services, mais aussi à ceux qui y voient un moyen d’asseoir leur puissance (on pense ici d’abord aux Etats-Unis). Sans parler de leur art consommé de pratiquer l’évasion fiscale, qui se fait aux dépens des Etats. En outre elles cherchent à pénétrer les domaines qui sont habituellement sous le contrôle de ces Etats, tels que la santé, la sécurité intérieure ou les activités bancaires. Entreprises privées, elles influent enfin de diverses façons sur le débat public et sur le processus électoral[5].

L’arsenal des vieilles lois anti-trust devient très difficile à appliquer. On peut certes les sanctionner pour abus de position dominante, entraves à la concurrence, politiques commerciales abusives, par de lourdes amendes. C’est ce que font en Europe la Commission et les autorités nationales de la concurrence, mais avec des effets limités, puisqu’il s’agit d’entreprises étrangères et que la question serait de les démanteler. C’est surtout la Chine qui a effectivement entrepris de bloquer « l’expansion désordonnée du capital », car elle possède ses propres géants du numérique. Elle le fait pour une triple raison : rétablir certes une certaine concurrence, mais aussi veiller à ce que les données concernant les utilisateurs chinois soient conservées dans le pays, et s’assurer que les introductions dans les Bourses étrangères ne nuiront pas au contrôle des capitaux[6].

Les plateformes contournent ensuite le droit du travail, dans leur pays d’origine, et aussi en délocalisant, comme toutes les multinationales, mais à plus grande échelle, faisant collecter les données par des filiales qui en sont peu soucieuses et effectuer une partie de leur traitement dans des pays à bas salaire et à faible protection sociale, ou même par des « petites mains » dispersées dans le monde, payées à la tâche[7]. Le cas le plus significatif de contournement est celui des plateformes de commande de voitures avec chauffeurs ou de livraisons de repas à domicile, qui imposent à de soi-disant indépendants leurs normes et leurs tarifs, sinon ils perdent leur travail, un cas connu désormais sous le nom d’uberisation. C’est une façon de ressusciter le travail à la tâche du XIX° siècle et même une forme de servage, l’employé se trouvant lié de fait à l’employeur. C’est en tous cas le retour de la plus-value absolue, extraite sur la durée et l’intensité du travail. Ici encore l’Etat chinois est le plus résolu à mettre fin à ces pratiques[8].

En ce qui concerne les plateformes purement commerciales, celles du commerce en ligne, les plus puissantes ont un si grand pouvoir de marché qu’elles peuvent exercer une pression si forte sur les fournisseurs (de biens, de services, de voyages etc.) qu’ils doivent baisser leurs prix, au risque de se voir évincés, et ceci bien sûr en pesant sur les salaires de leur main d’œuvre. Une autre forme de surexploitation.

Un autre aspect de ce capitalisme des plateformes commerciales est que, lors même que subsiste une concurrence, cette concurrence fait que se sont multipliés les intermédiaires entre les producteurs ou les fournisseurs de biens et de services et les clients, en sorte que c’est d’une part un véritable gaspillage de travail social, là ou une seule plateforme, ou à la rigueur deux, par grand secteur de produits, auraient suffi - à condition que le prix de leurs services soit suffisamment encadré pour qu’elles ne puissent pas jouir d’une rente de situation[9]. C’est là non seulement une inflation du capital commercial, dans ses fonctions utiles[10], mais aussi dans ses fonctions de « persuasion clandestine » quand l’information y est noyée dans une publicité sans rapport avec la nature des produits.

Quant aux plateformes axées sur l’information et la communication, à côté de leurs fonctions plus ou moins utiles, faut-il rappeler que la gratuité de leurs services dissimule le fait qu’elles véhiculent aussi, en vendant des données, de plus en plus détaillées et ciblées par l’intelligence artificielle, par l’intermédiaire de brokers, à des annonceurs, un immense bourrage de crane servant à propager le consumérisme et tous ses signes sociaux?

Enfin ce capitalisme a non seulement un coût social, mais encore un coût environnemental drastique, tant il consomme d’énergie (en particulier dans ses data centers), dont seule une petite partie est renouvelable, et de métaux rares, dont la production est source de pollution, et qui sont en voie d’épuisement. Il n’est pas tenable à long, et même à moyen terme.

Peut-on revenir en arrière ? Il n’est pas question de nier qu’ils apportent quantité de services utiles et sources de productivité. Parmi les millions d’applications, en croissance exponentielle, beaucoup économisent du travail vivant, facilitent la vie quotidienne, la conception, la communication, la recherche et même la création artistique. Mais elles ont aussi débouché sur une société de contrôle généralisé, permettant de tout savoir sur les individus (leurs noms et adresses, leurs identifiants bancaires, leurs préférences, leur passé, leur localisation, leurs « amis », le contenu de leurs communications, et plus encore via les caméras de surveillance et les objets connectés)[11]. Dans des économies livrées aux plateformes privées tout cela n’est régulé qu’à la marge, s’agissant de la protection des données[12], ou en laissant par exemple aux géants du numérique le soin de « modérer » les contenus haineux, la désinformation et les infox, quitte à les rappeler à l’ordre par des amendes.

Perverties par leur usage commercial, les plateformes pourraient, transformées dans une société socialiste en services publics, du moins pour les plus importantes (par exemple les moteurs de recherche, cet outil incomparable[13]), et fortement régulées[14], être mises, gratuitement ou à bas prix, au service de tous, ce qui voudrait dire un véritable changement civilisationnel, à la fois social, politique et culturel. Reprises en main par les Etats, ceux-ci pourraient contrecarrer toutes les dérives des entreprises, inévitables en système capitaliste du fait de leur concurrence (pratiques déloyales et illégales, mensonges et fausses informations etc.[15]). Au-delà  on évoque souvent le risque d’une « société de surveillance » sur les individus, non plus par un secteur privé assoiffé de profits, mais par des Etats disposant de moyens sans précédent de contrôle de la population. Ce risque évidemment des plus sérieux tant que la démocratie est plus formelle que réelle.

Le contrôle des Etats serait aussi nécessaire pour préserver la souveraineté nationale. Le fait est que seuls les Etats qui disposent des grandes plateformes numériques ont le pouvoir de les mettre à leur service. C’est le cas des Etats-Unis, qui s’en servent à des fins de puissance géopolitique, en bloquant à leur gré des exportations de matériels et de logiciels, et d’espionnage économique et politique, même de leurs alliés, en mettant la main, grâce à leur Patriot Act, sur l’immensité des données qu’elles peuvent collecter de par le monde. La Chine, qui a créé son propre système de plateformes, a, elle, tous les moyens de se protéger[16]. Les pays de l’Union européenne n’ont pas les moyens de se doter de grandes plateformes, et sont trop divisée et réfractaires aux interventions étatiques (aux aides d’Etat, au nom de la concurrence)  pour coopérer en vue d’une politique industrielle de grande ampleur. Quant aux  pays en voie de développement, ils connaissent une sorte de néo-colonialisme cybernétique. C’est dire que le capitalisme des plateformes a bouleversé les rapports géo-politiques, et que nous sommes entrés dans l’ère de tous les dangers, aucun droit international ne permettant encore de modérer une guerre froide dans le cyberespace, aux moyens redoutables[17]. Il serait temps que tous les pays dominés comprennent qu’il y va de leur intérêt de se mettre d’accord pour l’empêcher de dégénérer.

 

 



[1] Pour faire écho à la célèbre brochure de Lénine L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917), où, s’appuyant sur l’ouvrage de Rudolf Hilferding Le capitalisme financier (1910), il mettait en lumière la domination des monopoles, en particulier financiers, l’exportation des capitaux et le partage du monde entre trusts financiers, anticipant la mondialisation contemporaine du capitalisme.

[2] Le lecteur pourra se rapporter sur ce sujet à l’excellent Rapport d’information de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale française  publié le 20 novembre 1919, un rapport d’autant plus riche et objectif que la Commission a auditionné  de nombreux experts indépendants.

[3] Celles qu’on appelle les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft)  ont ensemble une capitalisation boursière qui dépasse le PIB de tous les pays, sauf celui des Etats-Unis et de la Chine. Les plateformes équivalentes chinoises (Baidu, Xiaomi, Tencent, Alibaba) sont légèrement plus petites. Elles sont détenues majoritairement par des actionnaires étrangers, ce qui poser bien évidemment un problème.

[4] Ce qui fait dire à Cédric Durand (Technoféodalisme, Critique de l’économie numérique, Editions La Découverte, 2020) qu’il s’agit là d’une économie de prédation, ressemblant à l’économie féodale axée sur la conquête de territoires (ici il s’agit de la conquête du cyberespace), dans un jeu à somme nulle où ce que l’un gagne l’autre le perd. Difficile pour autant de nier l’existence de gains de productivité, même s’ils se font au seul profit de ce grand capital numérique. Il n’en reste pas moins que, en écrasant la concurrence et en s’emparant des start-up, elles freinent la capacité d’innovation autonome de ces petites entreprises.

[5] Par exemple dans la diffusion de fausses nouvelles et de contenus haineux, dont l’audience auprès des internautes représente pour elles autant de « clics » servant de supports à de la publicité commerciale.

[6] En ce domaine comme en d’autres, le parti communiste chinois a joué le jeu de l’entreprise capitaliste pour tirer parti de son pouvoir d’innovation, là où l’entreprise publique restait plus atone au sortir de l’économie administrée. Cela ne veut pas dire que les entreprises publiques le soient par nature : en France elles furent longtemps à la pointe du progrès technique. Mais le pouvoir chinois, tout en soutenant les entreprises privées du numérique, tout comme d’ailleurs l’Etat étatsunien, mais plus fortement encore à travers ses Plans et leurs grands programmes,  était bien décidé à garder ce capitalisme privé, y compris ses « tycoons » et ses start-up, sous contrôle, quitte à les renationaliser, quand elles présentaient un caractère stratégique. S’il a laissé se développer une zone grise, des holdings situées dans des paradis fiscaux permettant aux investisseurs étrangers de détenir des entreprises chinoises et à des entreprises chinoises de lever des fonds à l’étranger, il est bien résolu à ne pas leur laisser le champ libre.

[7] Cf. Antonio A. Casili, En attendant les robots. Equête sur le travail du clic. Editions du Seuil, 2915. Les autres données sont fournies, gratuitement, par les utilisateurs eux-mêmes.

[8] C’est ainsi qu’il vient d’imposer aux plateformes de livraison de repas de payer leurs employés au-dessus du minimum légal et de réduire leurs cadences.

[9] Tandis que l’Annuaire téléphonique et le Minitel d’autrefois mettaient directement en contact le client et le commerçant, un nombre croissant d’intermédiaires se sont interposés et  se sont rendus indispensables pour le commerçant devenu presque invisible sans eux, ou devant payer pour figurer en bonne place dans les occurrences.

[10] Par fonctions utiles je veux parler ici de ces services productifs que sont l’entreposage et la présentation des produits, et de ces services improductifs (formels) que sont les opérations d’achat et de vente.

[11] Cf. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Editions Zucman, Paris, 2020.

[12] Le RGPD (Règlement général de protection des données) européen est certes une très bonne initiative, qui commence à inspirer d’autres pays dans le monde, mais, dans la pratique, il peut être contourné (Facebook a ainsi fait passer les données sous le coup de la loi américaine), et, de toute façon, il est d’usage très malaisé pour les utilisateurs d’internet.

[13] Ils mettent à la portée d’un utilisateur, grâce à un simple clic, une montagne d’informations. Il peut s’agir d’un savoir très général, qui remplace bien des dictionnaires, des encyclopédies. et se substitue, pour partie au moins, à la lecture de journaux, de livres, d’articles de revue. On ne peut que s’en féliciter, et l’on ne se plaindra que certains contenus soient payants, sinon tous ces moyens d’informations disparaîtraient. C’est même si important que ces moteurs de recherche devraient être publics (donc financés par l’impôt), puisqu’ils fournissent un véritable bien public. L’information qu’ils mettent à disposition sur les produits, y compris les plus rares à trouver, via les plateformes ou provenant directement des producteurs ou fournisseurs, peut être considérée aussi comme un bien public, quand les moteurs ne se transforment pas en véritables agences de publicité.

[14] Un cas typique est celui des cours dispensés par des entreprises privées, en sus des enseignements obligatoires,  pour permettre aux parents qui ont en les moyens de favoriser leurs enfants. Devenus en Chine un business très profitable, ils seront désormais interdits aux entreprises à but lucratif - ce qui a fait s’envoler des milliards de capitalisation.  Quant aux entreprises privées numériques commerciales et lucratives, leur régulation  pourrait se faire en concertation avec les syndicats professionnels.

[15] C’est pourquoi je ne peux qu’approuver le « crédit social » appliqué aux entreprises, nationales ou étrangères, et à leurs dirigeants même, qui consiste à les noter selon leurs pratiques en matière de respect des normes juridiques, fiscales, sociales et environnementales, tel que la Chine a entrepris de l’instaurer. En revanche la notation des individus, destinée à les moraliser, représente les plus grands dangers pour leurs libertés. Cf. là-dessus la fin de mon article, dans mon blog, sur La politique étrangère de la Chine.

[16] Les Etats-Unis et leurs alliés l’accusent, sans preuves, de recourir aussi à des formes d’espionnage via l’exportation de matériels de télécommunications et certaines applications de ses smartphones. De toute façon, si espionnage il y a, cela n’a aucun rapport avec les « transferts de technologie », dont elle est aussi accusée, alors qu’ils ont été parfaitement consentis par les entreprises occidentales qui voulaient s’implanter dans le pays, pour y faire produite et pour accéder à son vaste marché.

[17] Il est désormais possible, par des cyber-attaques de grande ampleurs, de mettre en panne le réseau électrique d’une pays, de geler son économie, de clouer ses avions au sol etc.

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