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Le blog de Tony Andreani
21 juin 2020

CE QUE NOUS DEVONS AUX OUVRIERS

 

 

On l’aurait presque oublié, si un remarquable documentaire d’Arte, « Le temps des ouvriers », ne nous invitait à le ressaisir et ne nous portait à y réfléchir à nouveau.

Les idéologues du capitalisme d’aujourd’hui se gargarisent de la « dématérialisation » des processus productifs, assurent que le travail ouvrier est en train de disparaître, rêvent d’une « usine sans ouvriers », entièrement robotisée, et se plaisent à dire que cette couche sociale n’a plus qu’une place marginale dans la société, remplacée par les cols blancs et les concepteurs de programmes informatiques. Par ailleurs ils trouvent confirmation du peu d’intérêt du travail ouvrier dans le fait que les ouvriers ne songent qu’à une chose pour leurs enfants ; qu’ils échappent à leur condition et s’élèvent dans l’échelle sociale. Bien sûr tout cela tient largement de la mystification. Les machines et robots se substituent certes de plus en plus aux hommes, mais ceux-ci restent irremplaçables à certains postes et dans certaines tâches. L’usine sans ouvriers n’a fait que les déplacer aux quatre coins du monde, la grande usine d’assemblage à la chaîne suppose une multitude de sous-traitants, l’intelligence artificielle même a besoin des petites mains qui collectent les données. Et, sans tous ces tâcherons, une part essentielle de la valeur nouvelle, ajoutée, ne serait pas produite. Cependant ce n’est pas voir que les ouvriers ont bien d’autres choses à nous apporter que leur labeur et leur savoir-faire, et c’est ce qu’on voudrait développer quelque peu ici.

A l’inverse la tradition révolutionnaire a vu dans les ouvriers, parce qu’ils n’avaient que leurs chaînes à perdre, les sauveurs de l’humanité, car ils allaient mettre fin un jour, en se coalisant et en s’organisant, à l’exploitation capitaliste, et donner naissance au monde des « travailleurs associés ». Pourquoi cela ne va pas de soi, on va en reparler. Mais tout le raisonnement est appuyé sur l’exploitation, et néglige l’autre dimension essentielle du travail ouvrier, pourtant si fortement thématisée par Marx, l’aliénation. Et c’est une aliénation directe, immédiate, loin du ciel des idées. Ce que le documentaire donne remarquablement à voir, en même temps que tous les moyens que se donnent les ouvriers pour au moins l’alléger, à défaut de pouvoir s’y soustraire. Mais qu’est-ce d’abord que le travail ouvrier ?

 

Les ouvriers pris dans la « coopération objective » et dans la « coopération factuelle »

 

Par « coopération objective » je veux dire ici la coopération médiée  par les instruments de travail, et par « coopération factuelle » celle reposant sur la continuité et la fragmentation du travail, les deux par opposition à la coopération intersubjective (des phénomènes comme l’information mutuelle, l’apprentissage mutuel et l’« émulation », bien présents dans l’analyse de Marx)[1]. Or ce qui spécifie le travail ouvrier est qu’il est agencé par ou via un système de machines, alors que le travail artisanal, s’il utilise des machines, garde une autonomie, et que la manufacture n’était encore qu’un regroupement d’ateliers. C’est donc à juste titre que le documentaire d’Arte porte surtout sur le travail d’usine, avec des images impressionnantes sur l’immensité de celles du 19° siècle (ainsi de la filature de New Lanark en Ecosse). Mais, bien sûr, il faut entendre usine en un sens large : un grand entrepôt, un vaste atelier d’entretien ou de réparation de rames de métro relèvent de la même catégorie. Voilà qui est différent d’autres travaux dits manuels, par exemple celui des ouvriers agricoles, et plus encore celui du paysan aux champs, même avec un tracteur, mais que l’on retrouve dans l’usine d’abattage ou dans la ferme-usine.

Cette coopération objective, ainsi que le travail fragmenté, sont devenus tout de suite le malheur ouvrier. Il n’était plus que le rouage d’une sorte de machinerie humaine, et les descriptions des inspecteurs de fabrique dans  l’Angleterre du 19° siècle (abondamment utilisées par Engels et Marx) comme des films célèbres en ont donné des aperçus saisissants. Mais, en même temps, elle a entraîne une forme de solidarité, et même de fraternité (le terme était courant dans les associations ouvrières), que l’on retrouve dans tous les témoignages, et qui expliquera pourquoi les révoltes ouvrières seront par elles profondément cimentées. Rien de moins individualiste que le monde ouvrier proprement dit. Il reste que le travail ouvrier est d’abord un travail masculin (c’est vrai encore aujourd’hui, mais dans une moindre mesure), ce qui s’accompagne bien souvent d’une exaltation des valeurs viriles, force et endurance (on est « dur au mal »). Et pourtant ce sont bien des femmes qui ont déclenché la première grève de très grande ampleur (1888, dans une fabrique anglaise d’allumettes), dans une atmosphère de sororité.

 

Le contrôle et le vol du temps

 

Tout travail est un certain emploi du temps et a ses contraintes, par opposition au temps libre, qui n’est pas, sauf chez les oisifs, dénué d’activités, loin de là, mais des activités qui sont facultatives et menées à volonté. Le travail ouvrier, lui, se déroule dans un temps totalement contraint, avec sa durée journalière, ses gestes minutés à la seconde près (déjà bien avant le taylorisme), ses pauses chichement calculées (2 minutes pour aller aux WC dans l’un des témoignages du documentaire). Pas d’usine sans chronomètre, sans sonneries, sans surveillance humaine ou automatisée, sans panopticum. Même le philanthrope Owen en était chaud partisan.

Dans l’entreprise capitaliste tout est fait pour qu’il ne reste pas un soupçon de temps libre à l’ouvrier dans sa journée de travail, qui doit être d’une parfaite monotonie. Au dix-neuvième siècle le souci des patrons était aussi que le temps hors travail ne soit consacré qu’à la récupération de l’énergie perdue, et ils veillaient à contrôler l’usage fait de ce temps (au-delà des 16 heures du labeur) en parquant les ouvriers dans des cités ouvrières, à la porte des usines (on ira même jusqu’à déterminer leur régime alimentaire). Cela n’a pas disparu : on connaît ces dortoirs dans des pays asiatiques, et la surveillance qui va avec. Mais, là aussi, c’est une forme de solidarité qui règne, tous les efforts pour mettre en compétition les ouvriers les uns avec les autres (on se souvient de l’usine soviétique avec son ouvrier modèle), ou, mieux encore, en concurrence salariale (le jeu des primes et des pénalités), ne parvenant pas à briser la camaraderie. Aujourd’hui, dans l’usine occidentale, à la fin du travail chacun prend son auto et rentre chez lui, mais le lien n’est pas totalement perdu, surtout dans les campagnes, et l’on se retrouvera unis lors de la prochaine grève ou de la prochaine occupation d’usine, sauf lorsque la contrainte de revenu fera exploser le collectif (cf. l’admirable film En guerre de Stéphane Brizé). Ainsi le propre des ouvriers d’usine est qu’ils font corps, à l’opposé de l’individualisme ambiant et de tout le management qui prétend promouvoir leur initiative et leur responsabilité pour mieux les opposer les uns aux autres, et a cru les flatter en remplaçant le terme d’employés (= ceux qu’on emploie) par ceux de « collaborateurs » (sans prendre garde que cela pouvait rappeler les mauvais souvenirs du temps de l’Occupation) ou de « partenaires » (comble de la duperie).

C’est là la première leçon de vie que nous donnent, et continuent à nous donner, les ouvriers.

 

L’aliénation de l’acte

 

« L’acte est une aventure »[2] : sous ce titre énigmatique, Gérard Mendel, qui avait longuement médité la question de l’action et même parcouru tout ce qu’en avaient dit les philosophes, voulait nous signifier, en substance, une chose très simple : l’acte-projet, avec tout ce qu’il implique (une réflexion, une délibération, une décision), même dans les plus petits mouvements de la vie quotidienne, ne va pas sans une privation d’acte-pouvoir. Ce que les théoriciens de l’acteur rationnel porteront, en économie, à son comble. Il évacue la « rencontre » avec le réel, dans ce qu’il a d’imprévisible et de provoquant. Voilà qui s’applique bien au travail ouvrier, que Mendel connaissait bien  - pour être intervenu dans divers contextes de travail en tant que socio-psychanalyste (et non comme psychologue social). Sauf que, dans l’usine, l’action a de plus été pensée, choisie, déterminée par d’autres, et que tout ce qui restait d’incertitude à découvrir et maîtriser s’est évanoui. Ensuite l’acte-pouvoir est une affirmation personnelle, qui doit laisser sa marque. Un ancien militant  italien note, dans le documentaire, que, rentré chez lui, l’ouvrier d’usine n’avait rien à raconter sur son temps passé au travail, car ce travail n’avait gardé aucune trace de son humanité. Cela m’a fait me souvenir, par contraste, de la fierté éprouvée par un soudeur, dans le magnifique livre Les prolos de Louis Oury[3], à voir sur le navire une fois terminé (nous sommes dans un chantier naval) s’élever la cheminée où s’était inscrit son acte (une opération standard, mais qui était la sienne). C’est bien tout cela que Marx avait en tête lorsqu’il parle d’une aliénation non seulement face à la machine qui impose son rythme, non seulement face au produit qui appartient à l’employeur, mais encore face à l’acte lui-même, qui est prédéterminé (l’ouvrier devient le « porte-douleur d’une fonction de détail »). Et c’est cela qui fait la différence avec l’artisan, qui non seulement s’est imposé ses propres règles (celles de la « belle ouvrage ») mais encore vit son activité comme un ensemble de petites aventures. Une différence aussi avec le travail dans la très petite entreprise, où il conserve une part d’autonomie.

Quand les luddistes ont brisé les machines, c’était bien sûr parce qu’elles leur volaient leur travail et les réduisaient à la misère, mais encore parce qu’elles les dépossédait de leur art, si codifié fût-il (on connaît surtout des rebelles d’Angleterre, mais ce sont les Silésiens qui ont le plus impressionné Marx. Les uns et les autres furent massacrés). C’était là du travail pour eux, dans l’atelier corporatif ou familial, mais c’était aussi un travail où il fallait trouver le bon geste et maîtriser l’alea. Celui-là même que les ouvriers ont cherché à récupérer dans les petits espaces de temps qu’ils pouvaient dérober à celui de l’usine. En France cela s’appelait « la perruque », mais j’en ai trouvé aussi  des exemples dans le très beau livre de l’ouvrier hongrois Miklos Haraszti, Salaire aux pièces (du temps du « socialisme réel » en ce pays)[4]. Le documentaire en montre un qui est un petit chef d’œuvre : un éléphant miniature composé uniquement de pièces récupérées dans l’atelier (plaques, boulons etc.).

Eh bien, c’est cela aussi que nous apportent les ouvriers d’aujourd’hui, même si la perruque a quasiment disparu avec les contrôles de qualité et les flux tendus. Quand ils sont rentrés à la maison, le dimanche ou les jours de RTT, ils sont souvent des bricoleurs de génie, ou, pour le moins, s’improvisent des jardiniers hors pair (les jardins ouvriers d’autrefois connaissent de nos jours une certaine forme de renaissance). Des bricoleurs donc, non des passionnés de gadgets ou de kits prêts à monter. Certes on voit aussi  de plus en plus des cadres, parfois supérieurs, surtout dans les métiers de la gestion, du commerce ou du marketing,  renoncer à leurs hauts revenus pour découvrir les joies du quant à soi et du travail à temps plein dans les « petits métiers », parfois avec tout un nouveau bagage de connaissances, mais pas avec la même ingéniosité que dans la « récup ».

 

Les ouvriers et le travail de la matière

 

Ils ne sont pas les seuls à avoir un contact physique, charnel, avec la matière (entendue dans son opposition au vivant), puisque les artisans (plombiers, électriciens etc.) l’ont aussi, mais c’est bien dans l’industrie que sont produites toutes les matières, premières ou transformées, qui serviront dans tous les autres métiers, ce pour quoi elle reste, qu’on le veuille ou non, le socle de toute économie. Leur propre est qu’ils sont directement productifs - les ingénieurs et techniciens l’étant indirectement. Il faudrait faire ici un détour par la question du travail productif chez Marx, qui a donné lieu, à mon avis, à de mauvaises interprétations[5]. Ce qui spécifie le travail productif  ouvrier, ce n’est pas qu’il est productif de plus-value (d’autres le sont aussi), mais qu’il produit des valeurs d’usage matérielles, et non formelles. Ainsi l’entreposage ou le transport ont-ils, eux aussi, des effets réels sur la valeur d’usage (leur stockage, leur déplacement), alors que la pure transaction marchande n’en a aucun, et encore moins l’activité financière, quelle que puisse être leur utilité. Donc les ouvriers sont bien le poumon du système économique. Et leur travail, même quand il n’est pas à proprement parler manuel, brasse de la matière, dans la sidérurgie, la chimie, la tôlerie, la production d’énergie etc. Et c’est ce qui fait aussi sa grandeur, parfois sa beauté (ainsi du contrôle du métal en fusion par les « mains d’or » dans les hauts fourneaux), lors même que tout est commandé, contrôlé, voire réparé à distance.

Il y a, bien sûr, du travail ouvrier qui n’est pas du travail d’usine, par exemple le ménage des locaux (dont les employés sont rebaptisés aujourd’hui « techniciens de surface ») ou celui des éboueurs, des gardiens, des chauffeurs d’autobus, des transporteurs routiers, des caissières de grandes surfaces (qui ne font pas qu’enregistrer des paiements), des livreurs à domicile etc., dont, en la période actuelle de confinement sanitaire, on redécouvre le rôle vital dans la vie quotidienne. Autant de métiers qui diffèrent d’autres métiers qui apportent des services aux personnes, autres travaux certes productifs de valeurs d’usage réelles, mais s’exerçant sur de l’humain, et qui n’en requièrent pas moins l’adjonction de travaux bien matériels (qu’on pense, par exemple, au travail de manutention et de ménage dans les hôpitaux).

Cet enracinement matériel aura ses effets sur ce que j’appellerai tout à l’heure la « culture ouvrière ».

 

La maitrise de l’accident

 

Tous les travaux de type industriel sont particulièrement dangereux. Au 19° siècle ils étaient souvent définitivement invalidants, voire mortels. Le documentaire nous rappelle que des enfants de 5 ans (il fallait des petits pour passer sous la mule-jenny afin de raccommoder les fils cassés dans les filatures) en sortaient estropiés à vie et que, dans les mines en particulier, les morts par coup de grisou se sont comptés par milliers (les patrons préférant d’abord sauver le matériel). De tels méfaits et de tels drames existent encore aujourd’hui, mais déplacés dans les pays pauvres. Cependant les accidents du travail sont encore légion dans les pays riches (sur les 650.000 accidents recensés en France en 2018 on en trouve 150.000 dans les seules branches de la métallurgie, du bâtiment et des travaux publics et de la chimie, dont 165 décès, et ceci sans compter l’intérim). Les rapports des premiers inspecteurs des fabriques et des commissions d’enquête, sur lesquels Engels s’est appuyé, sont accablants. La création d’un corps d’inspecteurs du travail, à la fin du 19° siècle, fut une grande conquête du mouvement ouvrier. Aujourd’hui, dans notre pays, leur nombre ne cesse de diminuer, comme celui des médecins du travail. Autre conquête : celle des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Le gouvernement actuel n’a trouvé rien de mieux que de les supprimer pour les fondre dans le Comité économique et social.

Bref les ouvriers savent ce que c’est que le principe de réalité, même s’il leur arrive de défier le risque, dans une sorte de compétition virile. Mais on ne les verra guère, en dehors du travail, jouer avec le risque pour se faire plaisir, se donner une belle satisfaction narcissique. Une ancienne dirigeante du MEDEF, Laurence Parisot pour ne pas la nommer, qui venait d’un institut de sondage, avait fait l’éloge du risque, selon elle une composante essentielle de la vie, y compris conjugale. Un langage dénué de sens pour les ouvriers.

 

Les ouvriers et la culture ouvrière

 

J’emploie le terme à dessein. Ce que les ouvriers nous apportent, ce n’est pas seulement leurs connaissances pratiques (dans le cas des ouvriers spécialisés bien sûr) et leur savoir faire sur ou autour de la machine, ce n’est évidemment pas leur haut niveau d’instruction, qui  n’atteint pas celui des techniciens, mais leur ethos bien particulier. Au 19° siècle ils ne connaissaient que la misère. Le documentaire rappelle que toute la famille devait travailler pour subsister et que le reste du temps était consacré à la survie (la description de leur régime alimentaire est éloquente : de la soupe claire, quelques pommes de terre que l’on frottait contre un hareng séché pour leur donner un peu de goût, presque jamais de viande). Mais la réduction de la journée de travail, plus tard les congés payés, toutes ces conquêtes arrachées de haute lutte, ont permis à un mode de vie d’exister, et ce mode de vie est tout imprégné des valeurs matérielles, dites « terre à terre », et de la solidarité vivante, qui ont plongé leurs racines dans le monde de l’usine, si aliéné soit-il. J’ai parlé du goût du bricolage. Je pourrais citer celui de la « bonne chère », pas sophistiquée mais bien cuisinée, celui des rencontres animées au comptoir des cafés, celui des bals populaires, et bien d’autres choses. On verra souvent les ouvriers préférer les campings, où l’on retrouve chaque année des amis, aux croisières de luxe, même bon marché. On verra les ouvriers retraités préférer le jeu de boules, la pêche à la ligne, les clubs de loto, aux loisirs offerts par le « monde de la culture ». Ce qui les fera traiter de « beaufs » par les personnes distinguées. Je ne dis pas que cette culture ouvrière est le nec plus ultra, je reconnais volontiers que les ouvriers passent beaucoup de temps à regarder les émissions télévisées les plus racoleuses et des matchs de foot à n’en plus finir, mais j’ajoute à ce propos qu’ils sont fatigués, souvent épuisés, et que la consommation de masse n’est pas leur apanage. Ce que je voudrais maintenant souligner est leur rapport critique au réel immédiat, bien supérieur à celui d’autres classes sociales.

Si les ouvriers sont objectivement aliénés, ils le savent bien, et on ne peut pas leur « en conter ». Ce sont eux que le discours patronal ou managerial laisse froids, et cela se traduit par un scepticisme foncier, mais aussi par un humour bien particulier, tout différent de celui des amuseurs publics, et volontiers ravageur (la « blague », qui a fait les délices des auteurs de « brèves de comptoir », mais qui est bien plus subtile qu’on ne le croit). Nos satiristes d’autrefois s’en sont autrefois souvent inspirés. Le banquet ouvrier est tout le contraire d’une réunion mondaine avec son faste, ses rivalités, ses jalousies et ses mesquineries. C’est une fête de la convivialité. Malgré tous les pièges de la société consumériste, le monde ouvrier reste une contre-société. Voilà ce que nous devons aussi aux ouvriers, pour peu qu’on veuille bien les fréquenter.

 

 Les ouvriers dans la guerre de classe

 

Le documentaire nous rappelle que ce fut et que c’est toujours une véritable guerre. J’en résume rapidement les grandes formes, très bien retracées dans le documentaire, qui ont varié selon les pays, en me limitant au continent européen. En Angleterre, la tête de pont de la révolution industrielle, après les émeutes des luddites, véritables guérillas armées, les ouvriers d’usine s’organisent en associations de branche (les trade unions) pour réclamer et faire valoir des droits sociaux. La guerre sera donc principalement une guerre sociale de tranchées, pour gagner des positions, et c’est elle qui dominera dans l’Europe du Nord, au fur et à mesure de l’industrialisation. En France et dans l’Europe du Sud l’industrialisation est en retard, hormis dans quelques régions, la grande majorité de la population reste paysanne, l’artisanat vivace et les usines de petite dimension. La guerre est alors une guerre de résistance contre la transformation des ouvriers en servants du machinisme (on se souvient en particulier de l’émeute des canuts lyonnais), ce qui laissera des traces jusque dans les futurs complexes industriels du 20° siècle. En France surtout, la Révolution française est passée par là : pas plus que les sans-culottes, les ouvriers des ateliers et des usines refusent d’être traités comme une classe inférieure, une classe de prolétaires privés de tout droit, même d’association. La guerre sera politique autant que sociale, avec la bataille pour le suffrage universel et le retour à la République, et la grande ambition de ce mouvement ouvrier est de conserver ou retrouver la maîtrise de son travail dans des coopératives et de ses conditions de vie dans d’autres formes d’association (sociétés de secours mutuel, coopératives de consommation). On le sait, c’est en France que fleurissent aussi les projets utopistes, parfois mais rarement conçus par les ouvriers eux-mêmes, mais qui ne séduisent pas la plupart, bien placés pour être plus réalistes. Dans presque tous les pays se construisent à la fin du 19° siècle des partis ouvriers, mais ils sont de nature différente. Au Nord la tendance réformiste l’emporte et ils jouent, pour la plupart, le jeu parlementaire, au Sud ils se veulent révolutionnaires (avec des stratégies différentes), et l’on retrouve le même clivage dans les syndicats.

Les deux guerres mondiales bousculent ces traditions, en même temps qu’elles accélèrent l’industrialisation (avec la production d’armements). Car les ouvriers ont été envoyés à la boucherie, leurs organisations n’ayant pas voulu ou pu imposer la paix. C’est alors le grand moment, à la fin de la Première guerre, des conseils ouvriers et de soldats (Allemagne, Hongrie), qui s’emparent du pouvoir avant d’être écrasés, et des conseils ouvriers italiens, qui occuperont durablement des usines et les feront fonctionner, avant de se voir contraints de négocier avec le patronat (qui donnera peu après le feu vert aux fascistes pour qu’ils rétablissent l’ordre bousculé). L’Espagne constitue un cas à part car la dictature franquiste y a entrainé une guerre générale prolongée. Donc, pendant cette période, la guerre des classes a pris la forme d’une véritable guerre civile, finalement perdue par les ouvriers. Comment une grande partie de ceux-ci ont pu adhérer ensuite aux régimes nazi et fasciste est une énigme, sur laquelle il faudra réfléchir. La deuxième guerre mondiale bouleverse tout, avec la prise de pouvoir par les partis communistes en Europe de l’Est et la montée en puissance de ces partis en France et en Italie, où la bataille devient politique (à nouveau le clivage Nord/Sud). Mais c’est un nouvel échec dans les pays soumis aux Etats-Unis (alliance atlantique), où le capitalisme fordiste et son compromis de classe gagnent la partie. Les historiens du mouvement ouvrier ont très bien retracé toute cette histoire, et le documentaire en donne un fort bon résumé. Reste à s’interroger sur les  raisons de ces échecs, alors même que la guerre de classes ne s’est pas éteinte (elle resurgira dans toute son ampleur avec un Mai 1968 qui prendra une ampleur mondiale, et où ce sont bien les ouvriers qui mettront un temps les économies en panne), jusqu’à ce que le capitalisme néo-libéral essaie de l’envoyer aux oubliettes de l’histoire, sans toutefois y parvenir (on retrouve les ouvriers dans le mouvement récent des Gilets jaunes, qui fera aussi école aussi dans le monde entier). Les ouvriers peuvent-ils être encore, dans les pays développés, une force motrice ? N’ont-ils plus rien à apporter à tous ceux qui aspirent à une grande transformation, dont l’urgence se fait sentir de plus en plus, sinon leurs votes, et alors même qu’ils sont, de toutes les catégories sociales, ceux qui votent le moins ? Il faut d’abord s’interroger sur les raisons des échecs du mouvement ouvrier.

 

Quelques raisons des échecs du mouvement ouvrier

 

Vaste sujet, amplement débattu. Avec le recul, on peut entrevoir quelques unes de ces raisons.

La plus évidente est que les ouvriers, privés de salaires, ne peuvent tenir longtemps, malgré les caisses de solidarité, tandis que les possédants peuvent attendre, et possèdent les leviers de l’appareil d’Etat (police et armée), en même temps qu’ils peuvent stipendier des briseurs de grève, voire des milices. La grève générale serait certes une arme décisive, mais à condition de pouvoir l’organiser, et seulement si elle pouvait durer et savoir vers quoi elle va.

La deuxième raison est de nature intellectuelle. On ne peut pas attendre des ouvriers, de la place où ils sont, une connaissance du système global dont ils sont et restent le socle. Il leur faudrait pour cela avoir du repos, des moyens à eux de s’informer, un niveau élevé de connaissances à partager dans tous les domaines, du temps et du goût (l’un n’allant pas sans l’autre) pour la lecture. La division du travail manuel et du travail intellectuel va donc se retrouver nécessairement dans leurs organisations, qui auront besoin de « permanents » bien préparés, avec une connaissance suffisante des institutions en vigueur et de l’état des forces en présence. Comme, aux marges du monde ouvrier, il y a toujours des individus qui ne pensent qu’à se débrouiller et donc certains se font même les mercenaires du patronat (le lumpen prolétariat de Marx), la nécessité d’une organisation forte et centralisée conduit a conduit à ce qu’on a appelé la constitution d’une «aristocratie ouvrière » et à la prééminence d’une élite intellectuelle armée de ressources théoriques. C’est, on le sait, ce qui a conduit Lénine, dans son Que faire (1907), à l’affirmation de la nécessité de « révolutionnaires professionnels » et d’un parti fortement centralisé. De fait cela a permis une prise de pouvoir, dans la conjoncture très particulière de la Russie et de la défaite militaire du tsarisme, et sa conservation lors de la guerre civile qui a suivi, mais ce sera au prix de la relégation des soviets à un rôle limité et subalterne dans l’appareil d’Etat, puis de la soumission de la population entière, Lénine une fois disparu, à un parti tout puissant. Ici se pose une question que l’on ne peut éluder : comment les ouvriers ont-ils pu adhérer au stalinisme ? Et la question est encore plus aigüe dans un tout autre contexte : comme les ouvriers allemands, qui avaient été les fers de lance d’une révolution avortée qui a mis à bas l’Empire, ont-ils pu accepter ensuite, dans leur grande masse, le régime nazi, malgré la résistance opposée par une partie d’entre eux ?

 

Des ouvriers complices du nazisme et du stalinisme ?

 

En fait on ne peut pas savoir avec précision comment les ouvriers allemands se sont comportés pendant la période nazie, puisque toute enquête y était devenue impossible. Ce qu’on sait est qu’ils sont, dans leur majorité, demeurés passifs, et ont même accepté que l’Etat nazi pille de la main d’œuvre dans les pays occupés (7 millions de travailleurs), pour la transformer en sous-prolétariat exploitable à merci, et mette en esclavage toute une série de populations de déportés (slaves notamment), quand il ne les exterminait pas. Les ouvriers seraient-ils devenus complices par nationalisme exacerbé et par racisme foncier ?

C’est difficile à croire, car, dans leur travail en temps ordinaire, les ouvriers ne sont pas racistes, tout simplement parce que, à leurs postes de travail, ils vivent la même condition que leurs collègues immigrés. Quand ils s’en prennent à ces derniers, c’est parce qu’ils se sont vu imposer par leurs patrons une concurrence déloyale, servant à rabaisser leurs salaires et leurs conditions de travail, voire à menacer leur emploi. Le documentaire, qui aborde la question, suggère que le racisme des ouvriers allemands était pour eux un moyen de justifier leur statut privilégié. Peut-être. Mais il faut replacer les choses dans leur contexte. Le régime nazi (« national-socialiste ») leur a fait croire qu’il allait les défendre face à leurs employeurs et à la ploutocratie internationale.  Et il a fait des gestes pour améliorer leurs conditions de vie, leur promettant loisirs et avantages matériels (dont la voiture du peuple, la fameuse Wolkswagen, pour tous). En second lieu les ouvriers allemands avaient particulièrement souffert de la crise économique générée par les réparations de guerre et la grande Récession venue d’ailleurs. D’où leur attachement à la Grande nation allemande. Mais quand même vient ici le soupçon : seraient-ils nationalistes par nature ?

Ici encore, c’est difficile à croire, mais il y a une raison à un nationalisme qui leur sans cesse reproché par les élites. On sait en effet que les ouvriers ont été nombreux à voter à droite dans les pays occidentaux, qu’ils ont notamment, pour une partie d’entre eux, adhéré au gaullisme, et que, aujourd’hui encore, ils ont des sympathies pour le Rassemblement national. La raison semble assez claire : quand ils sont malmenés par le patronat, surtout lorsque celui-ci est devenu apatride (avec des multinationales sous contrôle étranger), et que le chômage pèse lourdement sur eux, leurs seuls recours sont la nation et un Etat dont ils croient qu’il pourra les défendre. En période de prospérité l’extrême droite n’est pas leur tasse de thé.

Le comportement des ouvriers soviétiques face au stalinisme est beaucoup plus facile à comprendre. D’abord ils étaient valorisés par toute la propagande officielle (et Staline savait leur parler, employer leurs mots). Ensuite, il ne faut pas l’oublier, ils étaient choyés par le régime. La hiérarchie des salaires était faible (et sera par la suite en diminution constante), les ouvriers d’industrie (mineurs, métallos etc.) gagnaient plus que des médecins ou des enseignants. Le mode de vie était médiocre, mais assez communautaire pour être supporté (quant à celui de la nomenklatura, il était discret). Ceci admis, on peut se demander pourquoi ils ne sont pas mobilisés pour défendre le parti communiste lorsqu’il a initié une réforme de grande ampleur (la perestroïka) qui devait leur rendre du pouvoir dans des entreprises libérées du joug de la bureaucratie (un air d’autogestion). Je pense qu’ils n’y croyaient pas, habitués à un système où ils trouvaient malgré tout des avantages (ce qui n’était pas le cas des couches intellectuelles) : un travail sans grand intérêt certes (« nous faisons semblant de travailler, ils font semblant de nous payer »), mais où ils disposaient de réels contre-pouvoirs de fait. C’est dans ces conditions qu’ils furent l’objet d’une immense duperie et se trouvèrent réduits à une misère qu’ils n’avaient jamais connue dans le régime soviétique.

Dans les deux cas du nazisme et du stalinisme il faut bien voir que les ouvriers n’avaient plus la possibilité de s’organiser de manière autonome, ni syndicale, ni politique, ni autre, si bien qu’on ne peut pas parler d’un échec qui serait du à un manque foncier de volonté transformatrice.

 

Ce qu’une nouvelle révolution devrait apporter aux ouvriers

 

Je voudrais conclure ces quelques réflexions, que m’a inspiré le documentaire d’Arte, sur la manière dont une tout autre organisation du travail pourrait et devrait transformer le travail des ouvriers et leur donner toute leur place dans la société.

Il faudrait non seulement revaloriser leurs salaires et améliorer leurs conditions de travail à la mesure du rôle fondamental qu’ils continuent à jouer dans l’économie, autrement dit les sortir d’une «condition ouvrière » qui n’a rien d’enviable, mais encore s’attaquer à l’aliénation qui pèse sur leur travail lui-même. A cet égard la robotisation est en soi une bonne chose, puisqu’elle supprime des gestes machiniques, qui ont permis d’accroître la productivité, mais qui sont d’autant plus dévalorisants et humiliants qu’elle peut s’y substituer. Actuellement ces robots, qui ne se fatiguent jamais et ne font jamais grève, constituent une pression supplémentaire, car il faut aller toujours plus vite pour suivre leur rythme. Mais ils réduisent considérablement, sans la supprimer, la dépense de travail vivant, et ouvrent la perspective d’une formidable réduction du temps de travail. Ensuite, et par là aussi, une forte réduction de la division du travail devient possible, qui serait bénéfique non seulement pour les ouvriers, mais pour tous.

Le thème n’est pas nouveau. On se souvient que, dans les années 1970, la révolte des OS a remis en cause l’ordre tayloriste et fordien, à tel point que le patronat a du y chercher une réponse (notamment celle, à l’époque, des cercles de qualité), et que le gouvernement socialiste a fait voter en 1982 les lois Auroux relatives au renforcement des institutions représentatives du personnel et aux conditions d’hygiène et de sécurité, ce qui ne représentait qu’une amélioration du droit du travail, mais ne changeait rien à la nature de ce dernier. Par la suite ont fleuri les initiatives managériales censées donner aux ouvriers initiative et responsabilité, mais elles ont en fait servi surtout à les mettre davantage en concurrence. La division du travail n’a été quelque peu cassée que dans les coopératives (on se souvient ici du combat des Lip), mais ces dernières sont restées dans les marges de l’économie.

Il y eut bien une tentative historique pour surmonter, en partie du moins, la division du travail ; ce fut en Chine, à l’époque de la révolution culturelle, la constitution des comités révolutionnaires, qui dirigeaient les usines et comportaient des représentants des ouvriers et des cadres, tous élus (et, dans certains cas, de l’armée). Dans les ateliers le plan de travail de la journée, les cadences, les améliorations et innovations techniques étaient discutés ensemble. Les primes, le salaire aux pièces et les bonis avaient disparu. Loin d’entraîner une baisse de la production, cette organisation peut expliquer que, malgré le maelstrom politique de la Révolution culturelle, le taux de croissance de l’économie chinoise pendant cette période soit resté élevé, au moins dans l’industrie. Mais le système économique dans son ensemble se heurtait à des limites structurelles, que je ne peux évoquer ici, et, avec le nouveau cours, on est revenu à des formes d’organisation plus proches du capitalisme. Ce qui n’est pas une raison pour ignorer ou oublier cette expérience historique.

La continuité, la simplicité et la fragmentation des opérations ont permis effectivement des gains de productivité, au sens strict du terme (c’est-à-dire indépendamment de l’allongement du temps de travail et de son intensification), mais ce fut au prix de la démotivation de l’ouvrier, de la perte de son ingéniosité, et de la quasi disparition de la coopération intersubjective. Par exemple les méthodes consistant à filmer ses mouvements, en lui attachant des ampoules aux bras, à chronométrer son geste et à  mesurer sa dépense musculaire (évoquées dans le documentaire) pour déterminer « l’acte utile » sont certainement moins efficaces que le conseil de l’ouvrier vétéran ou de l’instructeur du centre d’apprentissage, autrement dit l’information et l’apprentissage mutuels.

Parmi réduire les coûts de production, le capitalisme fait toujours son tri parmi les méthodes de production : il choisit d’abord tout ce qui sert à intensifier le travail et augmenter sa durée (une tendance qui se renforce à nouveau de nos jours) et, parmi les sources de productivité, il choisit celles qu’il peut contrôler et qui peuvent contrecarrer des résistances ouvrières. Toutes les formes de collaboration capital-travail, telles que la dite cogestion (qui n’en est pas vraiment une) dans les grandes entreprises de certains pays de l’Europe du Nord, n’y changent pas grand-chose, car l’organisation du travail y reste, pour l’essentiel, ce qu’elle est. C’est en sortant du capitalisme pour aller vers des entreprises « socialisées » fondées sur la démocratie d’entreprise - sujet que je ne peux développer ici – que les ouvriers, main dans la main avec les techniciens et ingénieurs, pourront sortir de la malédiction du travail aliéné, donner toute leur mesure, et aussi progresser normalement dans la hiérarchie. Quant aux cadres fortement diplômés, ils verraient les choses tout autrement, y compris sur le plan technique, s’ils passaient par exemple un jour par semaine à côté des ouvriers dans l’atelier, au lieu d’y faire une simple visite lors de leur prise de fonction.

Mais les ouvriers ont aussi, je l’ai laissé entrevoir, bien d’autres choses à apporter à une société qui voudrait maîtriser son destin, et que je ne vois pas comment appeler mieux que socialiste. Je me contenterai de deux orientations.

Cette société, sans se priver des apports des technologies de pointe là où elles sont vraiment utiles, privilégiera les « basses technologies », celles où l’on peut réduire la quantité et la complexité des matériaux utilisés,  celles qui permettent de réparer facilement outils et machines, celles enfin grâce auxquelles on peut prolonger la durée de vie des produits. Je prends un exemple : aujourd’hui les véhicules sont bourrés de dispositifs électroniques - en attendant la voiture connectée et autonome. Le mécanicien de l’entretien et de la réparation automobile n’y comprend pas grand-chose, et se contente de remplacer le boitier défaillant, fort onéreux, qui sera quasi impossible à recycler. Cela détruit une grande partie de son travail expert, pour des bénéfices pour l’utilisateur qui sont souvent minimes, tenant plus du gadget que de la facilité ou de la sécurité de conduite (à la différence par exemple du freinage ABS), et qui vont au détriment de l’environnement et contribuent à l’épuisement des ressources naturelles (métaux rares). Les ouvriers n’éprouvent aucune passion à construire, réparer ou utiliser de tels véhicules, qui enchantent l’oligarchie. Or ce sont eux qui ont raison. D’une manière générale la course folle du capitalisme, sous le fouet de la concurrence, vers le must de la technique et du confort raffiné est une impasse. Il faudra bien l’arrêter.

Et, en voyant plus large, c’est l’ensemble des travaux dans la société qui devra être remis sur ses pieds, c’est-à-dire sur les travaux véritablement utiles, qui produisent de vraies valeurs d’usage, dont les valeurs d’usage matérielles[6], par opposition à tous ces travaux « à la con » (les bullshit jobs du sociologue David Graeber) que le capitalisme a multipliés, et qui le sont de l’avis même de ceux qui les effectuent. Les ouvriers nous aideront à dessiner ce monde de demain qui nous sauvera de l’actuel désastre anthropologique.

Les ouvriers ne sont pas obsédés par la richesse, le standing et les signes de distinction. S’il arrive à l’un d’eux de remporter le gros lot au Loto, il ne sait pas trop qu’en faire. Ils aiment plutôt, je l’ai dit, un mode de vie digne, mais tempérant (auquel George Orwell ajoutait un souci d’honnêteté, dans sa conception de la common decency), et des loisirs conviviaux. Ce sont donc eux qu’il faudrait solliciter, impliquer et suivre si l’on veut aller vers cette société de sobriété qui sera seule compatible avec l’habitabilité de la planète.



[1] Je simplifie. Dans un ouvrage ancien (De la société à l’histoire, Méridiens-Klincksieck, 1989, tome 1), je m’étais efforcé de développer et d’affiner la théorie de la coopération chez Marx, qui lui servait à montrer comment elle accroissait la productivité du travail vivant (cf. mon annexe sur la coopération et le tableau de la page 642), Et j’avais distingué plusieurs formes de coopération objective, celle reposant sur les instruments du travail, mais aussi celles reposant sur l’objet et le champ de travail. De fait l’usine n’est pas que des machines, elle est aussi des postes de travail, et l’objet de travail peut y jouer un rôle structurant, notamment dans les industries de process. Quant à la coopération que j’appelais  subjective (c’est-à-dire dépendant directement de la force de travail), mais « factuelle », elle revêt aussi plusieurs formes, la principale étant celle du travail fragmenté, mais qui diffèrent foncièrement de la coopération intersubjective.

[2] Gérard Mendel, L’acte est une aventure. Du sujet métaphysique au sujet de l’actepouvoir, La Découverte, 1998.

[3] Louis Oury, Les prolos, Editions du Temps, 1973. L’ouvrage sera réédité 4 fois.

[4] Editions du Seuil, 1976.

[5] Je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre précité et à l’annexe qui y est consacrée à la question, p. 645-688.

[6] Il est bon de rappeler ici que les ouvriers représentent encore, selon l’INSEE, 20% de la population active dans ce pays fortement désindustrialisé qu’est devenu la France.

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