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Le blog de Tony Andreani
1 février 2011

La crise de trop

Fréderic Lordon

 

La crise de trop

Reconstruction d’un monde failli

Fayard, 2009

 

Dans ce livre brillant, à l’humour corrosif, Frédéric Lordon refait la genèse de la grande crise du capitalisme financiarisé et nous montre pourquoi c’est l’Union européenne qui en est finalement la plus atteinte. Mais le livre ne s’abandonne pas aux délices de la critique, il propose aussi des pistes précises pour sortir de ce « monde failli ».

 

Genèse de la crise

 

Comment en est-on arrivé là ? J’avais suivi, dans mes propres réflexions, à peu près le même raisonnement que Lordon, mais ce dernier est certainement bien plus expert que moi (il n’ignore rien des arcanes de la finance), et plus pédagogue aussi. Critiquant, ridiculisant au besoin, ceux qui ont cherché la source de la crise dans une « dérive financière » et montré du doigt tous ces méchants financiers qui avaient spéculé et s’étaient enrichis sans vergogne, il explique en quoi les vrais responsables sont les « architectes du système », ceux qui ont mis en place la « contrainte actionnariale » (avec son talisman, la « valeur économique ajoutée », l’EVA) et la « contrainte concurrentielle » généralisée (qui met en compétition non seulement les produits, mais encore les pays et leurs systèmes sociaux).

La contrainte actionnariale d’abord : c’est celle qui est imposée par les investisseurs institutionnels à la recherche des meilleurs rendements pour leurs placements : le fameux 15% de retour sur investissement, quand ce n’est pas plus (le record de France ayant peut-être été établi par Total en 2007 : 31%). La contrainte concurrentielle ensuite : elle a signifié, pour les dirigeants des entreprises, l’obligation de réaliser ces superprofits, au risque de voir les actions de leur société se dévaluer (et leurs stock-options avec) et l’entreprise courir le risque d’une OPA ou d’une OPE.

Ce retour sur investissement était destiné à satisfaire les actionnaires d’une double façon : d’abord en leur distribuant des dividendes élevés (la part des dividendes passe de 3,2% du PIB dans les années 70 à 8,5% en 2007), ensuite en leur permettant de réaliser de belles plus-values boursières lors de la revente de leurs actions. Par ailleurs les dirigeants ont trouvé un moyen de doper l’une et l’autre source de revenus : le rachat des actions de leur entreprise, puisque, en diminuant le nombre des actions, ils pouvaient augmenter le rendement de chaque action (les entreprises du CAC 40 ont ainsi racheté pour 19 milliards d’euros d’actions en 2007 et 11 en 2008).

Dès lors la part des salaires dans la valeur ajoutée ne pouvait que baisser. Elle l’a fait brutalement dans les années 80 (entre 8 et 10 points de PIB selon les pays), pour se stabiliser ensuite. Lordon nous donne la raison de ce dernier infléchissement. Les surprofits ont concerné les plus grandes entreprises, les entreprises cotées. Or ces grandes entreprises ont vassalisé leurs filiales et des légions de PME en position de sous-traitantes, drainant vers elles une grande partie de leurs profits : « pour le dire vite, à ces niveaux de la pyramide industrielle, tout le monde souffre, le travail et le capital » (p. 180).

Si la part des salaires diminue et si l’investissement est également pénalisé du fait du gonflement des dividendes (le taux d’investissement se redressera après 1980, mais restera inférieur à celui de 1970), il n’y a plus qu’une solution pour maintenir un certain niveau de croissance (qui demeurera inférieur de moitié à celui des Trente glorieuses) : l’endettement. Et voilà le point de départ de l’hypertrophie de la sphère financière. Les banques vont d’abord multiplier leurs chiffres d’affaires en distribuant force crédits, et accroître leurs marges en profitant de la faiblesse des taux directeurs des banques centrales (que pouvait en effet  faire d’autre un Greenspan que de les encourager à prêter ?). Les banques vont ensuite faire leur beurre avec toutes les commissions prélevées sur la valse des titres, dopée par les plus-values. Elles vont encore engranger du profit en servant de conseil, en particulier pour toutes les opérations de fusion/acquisition destinées à accroître (à tort et à raison) la valeur actionnariale. Il ne manquait plus, aux banques et à d’autres acteurs financiers, qu’à négocier des produits dérivés (ces produits de couverture qui devenaient indispensables avec le flottement continu des prix des biens, des titres et des monnaies), et à spéculer sur eux. C’est ainsi que les innovations financières ont pu se développer à plein régime, avec le consentement d’autorités de régulation par ailleurs dépassées.

Frédéric Lordon nous rappelle que tout cela ne s’est pas fait tout seul. Ce sont les dirigeants politiques qui ont été les architectes du système. Ce sont eux qui ont mis fin à l’indexation des salaires sur les prix, supprimé le contrôle des changes et aboli toutes les entraves à la libre circulation des capitaux (abolition préparée en Europe par la directive Delors-Lamy de 1987). Ce sont eux qui ont privatisé à tour de bras, déroulant le tapis rouge aux investisseurs institutionnels internationaux (Jospin a été un champion en la matière). Ce sont eux qui ont allégé la fiscalité sur les revenus du capital (en France Beregovoy en 1990). Ce sont eux qui ont décloisonné les activités financières, permettant aux banques de devenir des supermarchés de la finance. Ce sont eux qui ont créé ou développé les marchés de produits dérivés en leur laissant toute latitude. Certes ils ne l’ont pas fait pour la beauté du geste, ou seulement pour mettre le pied à l’étrier à leurs affidés : cette libéralisation, ce feu vert aux superprofits étaient bien ce que réclamaient des transnationales en quête de développement. Mais le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’ont pas fait grand chose pour brider ce nouveau régime du capitalisme. Et ceux qui ont fait le moins en ce sens, ce sont les dirigeants politiques européens.

 

L’UE l’a bien cherché

 

L’Union européenne était censée protéger ses citoyens en encadrant les activités financières et en empêchant la spéculation contre les monnaies (pour les pays de la zone euro). Combien risibles apparaissent aujourd’hui les déclarations selon lesquelles la crise, née aux Etats-Unis, ne saurait franchir le mur de l’Atlantique. Lordon souligne le fait que les traités successifs et, pour finir, le traité de Lisbonne, en son article 63, ont stipulé la liberté totale de la circulation des capitaux non seulement dans l’espace européen, mais encore avec le reste du monde, ce que les autres Etats se sont bien gardés de faire. Je ne peux résister ici à l’envie de citer ce passage, s’agissant de ces actifs pourris qui ont pu voyager en toute liberté pour infester les banques européennes :  « Ainsi, dans un très beau mouvement de maximalisme doctrinal, l’Union européenne, traité après traité, a installé les structures de la propagation de la vérole, et les Grands européens viennent-ils s’étonner d’avoir la chtouille, après avoir interdit le port du préservatif – mais de cela, non, ils n’ont aucun souvenir » (p. 55). Ce sont les mêmes traités qui ont interdit à la BCE de prêter aux Etats, donc qui les ont livrés au bon vouloir et aux manœuvres des marchés financiers, et l’on voit où cela a conduit. L’hypocrisie est à son comble quand on se retranche derrière les traités comme derrière les tables de la loi, et qu’on vient les violer en catimini quand la maison brûle (prêt de la BCE à la Hongrie, achat de titres d’Etat sur le marché secondaire pour calmer la spéculation, pédale douce devant les abus de position dominante issus des restructurations bancaires).

 J’ai voulu donner une petite idée de la puissance critique de l’ouvrage de Frédéric Lordon. Mais sont intérêt est aussi d’ouvrir trois chantiers pour sortir de l’impasse. Je me limiterai ici aux deux premiers.

 

On ne joue pas avec la monnaie

 

Comment « arraisonner les banques et les banquiers » ? Evidemment en les remettant sous contrôle public. Car les banques sont concessionnaires de ce qui est en fait un service public de la plus haute importance : la garantie des encaisses (dépôts et épargne) et le crédit à l’économie (ces avances qui permettent notamment aux entreprises de desserrer leur contrainte budgétaire). La crise a montré, s’il en était besoin, que quand ces fonctions se délitent, l’ensemble du système économique est au bord de l’effondrement. Or, ne pourrait-on pas envisager une solution radicale au problème du contrôle de la création monétaire : réserver cette création à la Banque centrale, les banques ne pouvant ouvrir des prêts qu’à partir des prêts consentis par cette dernière, et d’autres banques n’ayant plus comme fonction que la garde des dépôts ? Lordon n’évoque pas cette solution, mais elle se heurte à cet écueil qu’il souligne par ailleurs : que le pouvoir politique soit tenté de trouver une solution monétaire à des problèmes politiques et qu’il laisse courir l’inflation. Si l’on en revient donc à l’idée qu’il vaut mieux concéder le pouvoir de création monétaire à des banques, en le régulant par diverses procédures (réserves obligatoires, taux directeur pour le refinancement) et en le contrôlant par l’imposition de ratios, pourquoi ne pas nationaliser ces banques ? C’est une proposition que, avec d’autres, j’ai défendue, mais en l’assortissant d’un certain nombre de garde-fous (séparation des activités de crédit et des activités de marché, interdiction des activités spéculatives sur les marchés dérivés, et surtout autonomie de gestion, de telle sorte que les banques publiques ne soient pas soumises à des injonctions politiques)[1]. Lordon pense que des banques publiques seraient néanmoins conduites à sélectionner leurs crédits en fonction des demandes de l’Etat proprétaire, ce qui pourrait les surcharger de mauvaises créances. C’est pourquoi il préconise de les socialiser autrement : en les subordonnant (choix de leurs dirigeants, suivi de leur politique) à des comités associant, outre des représentants de l’Etat, des représentants de leurs salariés, de leurs entreprises clientes, d’associations d’usagers, des collectivités locales, avec un statut intermédiaire entre la société de capitaux et l’établissement public. Quant à la création monétaire par les banques, elle ne devrait donner lieu à paiement d’intérêts par leurs clients que dans la mesure où cette création a quand même un coût pour elles, correspondant à leur obligation de se refinancer (avec intérêt) auprès de la banque centrale. On y ajouterait cependant une marge pour couvrir leurs frais de fonctionnement et de développement. Autant dire que leur niveau de profitabilité serait étroitement encadré. Proposition intéressante sans aucun doute, mais peut-être difficile à mettre en pratique.

 

Slam sur les rentiers

 

L’autre grand chantier consiste à « défaire la contrainte actionnariale ». On ne sort pas du cadre du capitalisme, mais on veut en casser l’ubris financière. Comment ? Par une mesure très simple, qui a l’avantage de pouvoir être prise à l’échelon national : le couperet fiscal. Lordon s’inspire ici, ironiquement, de la théorie de l’EVA (Economic Value Added): les idéologues du capitalisme financiarisé ont en effet inventé cette idée géniale que le vrai profit ne commençait qu’une fois payés tous les coûts, dont le coût du capital, ce dernier étant calculé en additionnant le taux d’intérêt de l’actif sans risque (généralement les bons du Trésor à 3 mois) et une prime de risque spécifique. Alors que la justification traditionnelle de la rémunération du capital est le risque pris par le capitaliste, supérieur à celui du prêteur, voilà que cette rémunération est déclarée insuffisante, non « créatrice de valeur » pour l’actionnaire : c’est donc le surprofit qui devient le profit exigible. Eh bien, c’est ce surprofit qu’il faut prélever par l’impôt, en mettant en place un SLAM (Shareholder Limited Authorized Margin, pour parler anglais), une marge qui fixe une limite supérieure à la rentabilité financière, c’est-à-dire en décrétant que tout ce qui excède le taux d’intérêt plus la prime de risque sera taxé de manière confiscatoire. Ce qui ramènerait les retours sur investissement de 15% et plus vers les limites plus raisonnables d’un 5 ou 6%.

Evidemment le SLAM a soulevé un certain nombre d’objections, non quant à sa faisabilité, très simple (il faudrait néanmoins prendre en compte non seulement les dividendes versés, mais aussi les plus-values boursières réalisées, et les rehaussements de ces deux revenus résultant, comme on l’a vu, du rachat par les entreprises de leurs propres actions), mais quant à ses conséquences. On a relevé le risque d’une fuite des capitaux[2]. Qu’importe, répond Lordon, puisque de toute façon la Bourse ne finance pas les entreprises : les prélèvements opérés par les actionnaires sont supérieures aux injections de capitaux frais (ceux qui sont apportés lors des introductions en Bourse). L’argument ne me convainc pas entièrement. Si par fuite des capitaux on entend la vente d’actions devenues moins rentables, il n’y aurait pas à la regretter. Les vendeurs devant trouver des acheteurs, leur cours s’effondrera, et c’est tout (j’ajouterais que ce serait une excellente chose si des salariés par exemple voulaient les racheter). Mais cela aura un inconvénient du point de vue capitaliste : les OPE deviendront bien plus difficiles (on ne pourra plus acheter aussi facilement des entreprises étrangères en proposant à leurs actionnaires, en échange, des actions dévaluées de l’entreprise acheteuse). Il y aussi un risque d’OPA par des d’autres capitalistes : j’accorde qu’il serait faible (pourquoi achèteraient-ils des entreprises devenues peu rentables ?), et qu’on pourrait toujours, comme le dit Lordon, y faire face en mettant en action un fonds anti-OPA alimenté par le produit de la taxe.

Cependant le principal problème, selon moi, est du côté des achats d’actions sur le marché primaire (lors des introductions en Bourse) : les acheteurs vont se raréfier. Et, même si, au bout du compte, l’entreprise se trouve plus pillée que soutenue, ces apports d’argent frais sont généralement bienvenus, car ils favorisent le développement de l’entreprise. Aussi, si nous nous plaçons dans l’optique d’un capitalisme national devant fonctionner de manière raisonnable (ce qui n’exclut pas, en même temps, l’ouverture d’un autre espace économique qui serait, selon moi, socialiste), le couperet devrait être moins méchant. Et, s’il est moins sévère, les investisseurs ne vont pas déserter une économie développée sans y regarder à deux fois.

Je voyais une autre limite au SLAM : il ne freinerait pas le mouvement perpétuel des actions sur le marché secondaire, alors qu’il conviendrait de le réduire drastiquement, afin d’assurer une stabilité de l’actionnariat, indispensable pour viser le long terme (ce qui aurait également pour heureuse conséquence d’asphyxier la Bourse, à défaut de pouvoir s’en passer totalement). Lordon pense qu’un aspect de la taxation basée sur le SLAM est de nature à inciter l’actionnaire à ne pas se défaire à la première occasion de son titre : comme la taxation prend en compte la quote-part du revenu futur lié au rachat de ses actions par l’entreprise, il préférera attendre que ce surcroît de revenu se matérialise lors de la distribution (annuelle) des dividendes pour vendre son action, ce qui allongera son horizon temporel. Peut-être, mais cela n’aura qu’un effet de freinage bien limité. Pour le dissuader de vendre, une taxation progressive des plus-values selon la durée de détention (par exemple 100% la première année, 75% l’année suivante) serait bien plus efficace.

 

Je n’aborderai pas ici le troisième dossier ouvert par Frédéric Lordon, celui de la mondialisation et du suicide de l’Union européenne, car l’analyse ne débouche pas sur des propositions aussi précises que dans les deux dossiers précédents. Mais je voudrais saluer pour finir la démarche de l’auteur : enfin des propositions précises et argumentées (et forcément techniques) pour « arraisonner », au niveau de ses structures de base, le capitalisme financiarisé.



[1] Dans ma contribution « La crise pour sortir du capitalisme ? » à l’ouvrage collectif Groupons-nous et demain ! La crise internationale et les alternatives de gauche, Editions Le temps des cerises, 2010, p. 228-229, consultable également sur mon blog. Je n’entre pas dans le détail ici de la manière dont cette autonomie serait assurée.

[2] Je l’évoquais dans un article « Peut-on réformer le capitalisme financiarisé ? », deuxième partie, paru dans la revue Utopie critique, n° 46, 4° trimestre 2008. Consultable également sur mon blog.

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