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Le blog de Tony Andreani
5 janvier 2011

lE CONCEPT DE CLASSE SOCIALE

qu'est-ce qu'une classe sociale?

Le concept de classe est à la fois simple et hautement complexe - sans doute le plus difficile de toute la théorie sociale dans la mesure où il met en jeu la plupart de ses autres concepts.

Il y a des rapports de classes à partir du moment où il existe des rapports de domination et d'exploitation : telle est l'intuition centrale de la pensée marxienne, et c'est elle qui donne une portée théorique à ce qui n'était jusque-là qu'une notion juridico-politique (confondue, sous l'Ancien Régime, avec celles de rang, d'ordre ou d'état) ou une catégorie économique descriptive (fondée sur des différences de fortune ou, comme chez les Physiocrates, sur des distinctions de branches). Mais de tels rapports sont ordinairement rattachés au régime de propriété, bien que Marx ait mis en garde contre un critère qui, lui aussi, pouvait être pris en un sens juridique et dissimuler la "propriété réelle".

Cent ans après le concept de classe a paru toujours à ce point confus que le "marxisme analytique" (Roemer, Wrigh, et alii) a tenté de donner une définition rénovée des classes (4). Cette définition s'appuie sur le concept de propriété, mais en élargissant son extension : la propriété de ressources productives ou d'actifs ("assets") ne concerne pas seulement le capital, mais aussi le travail, les compétences ("skills"), et le "statut" (pour Roemer) ou l'"organisation" (pour Wright). Ces auteurs se proposent de rendre compte des traits dominants aussi bien du féodalisme (possession, avec le servage, de la force de travail) et du capitalisme (propriété du capital) que de ceux de l'étatisme (détention d'un statut ou d'un pouvoir d'organisation par les bureaucrates) et du socialisme (pouvoir fondé sur la compétence).

Ce modèle pourtant s'éloigne de la conception marxienne, qui portait sur la domination et l'extraction de surtravail (et donc de survaleur) qu'elle rendait possible. Pour l'auteur du Capital les rapports fondamentaux étaient des rapports de production, alors que le marxisme analytique parle plutôt des conditions de la reproduction (en particulier à travers le marché). Pour Marx la propriété s'accompagnait de fonctions sociales (qu'il désigne, dans le cas du capitalisme, comme étant des fonctions d'"autorité", de "direction" ou de "surveillance") faisant du détenteur des moyens de production un "organisateur et maître de la production". Dans le marxisme analytique au contraire la notion même de domination disparaît ou n'est réintroduite que par la bande (à travers le "pouvoir d'organisation" de Wright) ou après coup (Roemer l'inclut dans certaines définitions). En second lieu le modèle présente clairement l'inconvénient d'être trop daté. La propriété d'une ressource productive ne devient nettement identifiable qu'avec le marché et le capitalisme. Ainsi raisonner en termes de propriété, fût-ce au sens économique du terme, est limitatif et trop situé sur le plan historique. Enfin le marxisme analytique croit devoir renoncer à la théorie de la valeur-travail, qui lui paraît dénuée de valeur scientifique (il accepte au contraire, pour l'essentiel, les fondements néo-classiques de la théorie économique contemporaine) et doit alors recourir à une théorie des jeux bien formelle et difficilement opératoire pour rendre compte de l'exploitation (5).

Si l'on veut renouer avec l'inspiration marxienne tout en accroissant la rigueur et la précision des concepts, la tâche est difficile et appellerait de longs développements. Nous nous contenterons ici de cerner les points principaux.

Les détenteurs du pouvoir économique sont, au premier chef, ceux qui prennent les décisions de gestion et les imposent aux autres agents. Dans une entreprise parfaitement démocratique, où tous participeraient directement aux décisions, il y aurait bien un rapport de production, un pouvoir de chacun sur tous et de tous sur chacun, mais il n'y aurait pas de domination. L'entreprise capitalisme, elle, est dominée par ses gros actionnaires et ses managers. Nous reviendrons sur le rapport entre ces deux couches sociales, mais il faut noter qu'un manager qui serait sans propriété n'en serait pas moins un dominant. Les décisions de gestion comportent, entre autres choses, le pouvoir de déterminer le nombre de travailleurs et leurs qualifications (et par suite les embauches et les licenciements), de fixer leur dépense de travail, directement ou indirectement (via l'organisation du travail et le choix des techniques de production), de décider des classifications, échelles de salaires et systèmes de rémunération au rendement. Nous sommes là au coeur des prérogatives patronales ou managériales, comme le montre bien le refus intransigeant, obstiné, qu'opposent les directions d'entreprises à toute espèce de partage. Est-il besoin de dire qu'elles signifient une domination du "capital" sur le "travail", les entrepreneurs n'étant pas ces purs acheteurs marchands que postule le modèle néo-classique? Il n'est pas très difficile d'identifier les porteurs de ces fonctions de "propriété" ou de "gestion". Certes il existe une hiérarchie parmi ces dirigeants, mais tous, à un degré ou un autre, interviennent dans ces grandes décisions, et par suite détiennent leviers de commande et de contrôle. Cette catégorie sociale est l'héritière directe de la bourgeoisie du 19°siècle, et il n'y a pas de raison de lui attribuer un autre nom. Tel est le noyau dur de la classe économiquement dominante, autour duquel gravitent les atomes des petits actionnaires et obligataires qui tirent de substantiels revenus de leurs titres, et qui, s'ils n'ont aucun pouvoir direct, peuvent néanmoins, en cédant ces derniers, marquer leur défiance envers les dirigeants d'entreprise et ainsi les sanctionner (tout autre est le cas des petits salariés qui se sont vu distribuer des actions). Face à cette catégorie dominante, tous les autres salariés sont des dominés, ce qui ne veut pas dire, on le verra, qu'ils constituent une seule et même classe.

Mais le concept de classe ne prend son sens qu'avec une seconde dimension, celle de l'exploitation, dont la définition apparaît fort simple : est exploiteur celui qui s'attribue une quote-part du produit social supérieure à celle qui devrait lui revenir en fonction du travail qu'il a effectué, est exploité celui qui reçoit une quote-part inférieure (6). Mais cette définition pose des problèmes et présente des insuffisances.

Une première difficulté apparaît avec le problème de la "qualité" du travail. Elle a paru rédhibitoire au marxisme analytique, au point qu'il a renoncé à toute mesure de l'exploitation en termes de quantités de travail dans l'idée qu'il n'y avait aucun moyen de rendre le travail homogène. Les théoriciens et économistes des pays "socialistes" se sont ingéniés à embrouiller les choses, dans le but de justifier une forte hiérarchie des salaires, en utilisant et mêlant des expressions comme "travail difficile", "qualifié", "compétent", "responsable" etc. Or que signifie, en réalité, la qualité? Ce peut être le soin, l'attention apportés à un travail, mais ceci se ramène à un plus grand effort ou une plus grande intensité du travail, parfaitement mesurable, même s'il est difficile de le faire de l'extérieur - car elle met en jeu toutes sortes de paramètres et ne peut être réellement évaluée que par les travailleurs eux-mêmes. La qualité peut aussi signifier la qualification. Or cette dernière, contrairement à ce qu'on a soutenu, est aussi mesurable, de la façon suivante : par le temps passé pour l'acquérir (qui se traduit en mois ou années de formation) et par un certain nombre de coûts annexes (les frais d'enseignement). Tout ceci n'a rien à voir avec le fait qu'un travail plus qualifié soit plus productif qu'un travail moins qualifié (par exemple le coût de la qualification pourrait entraîner un salaire de base augmenté de 10%, alors que le travail aurait donné deux fois plus de résultats). Quant au fait qu'un travail soit plus "difficile" ou plus "responsable", cela peut se mesurer aussi en termes d'effort fourni : un tel travail peut demander une certaine dépense d'énergie, à comparer avec celle requise par un travail plus facile, ou demander une plus grande qualification. Il ressort de là qu'une distribution qui se ferait selon le principe "à chacun selon son travail" (selon sa dépense de travail), n'ayant à rétribuer que l'intensité du travail et les coûts de la qualification (on peut en avoir une idée en supposant que le travailleur en formation a emprunté pour vivre et a acquitté le prix de ses études dans un système où l'enseignement serait entièrement payant) aboutirait à une très faible hiérarchie des rémunérations. Pour ce qui concerne l'échelle des qualifications, elle ne pourrait guère dépasser le rapport de 1 à 1,5, qui correspondrait au remboursement, tout au long de la vie de travail actif, du coût de la formation (naturellement s'il est supporté par l'individu).

Une deuxième difficulté, qui, elle aussi, a paru insurmontable, est que l'exploitation ne semblait mesurable que si l'on comparait une dépense de travail avec un revenu (consommable ou accumulable) lui-même évaluable en termes de quantités de travail. Or non seulement l'économie marchande et capitaliste fonctionne en termes de prix et de revenus monétaires, mais encore les prix y diffèrent, du fait de l'égalisation des taux de profit, des valeurs, au sens de l'économie classique, fussent-elles des valeurs moyennes (ces "quantités de travail socialement nécessaires" dont parlait Marx, et qui correspondaient pour lui à un état d'équilibre entre l'offre et la demande et à des conditions moyennes de productivité dans la branche). La difficulté est effectivement de taille, et insoluble tant qu'on s'évertue à convertir des valeurs en prix et réciproquement. En fait le fameux problème de la "transformations des valeurs en prix de production", qui a fait les délices, souvent pervers, de générations d'économistes, ne peut trouver de réponse satisfaisante, parce que c'est un faux problème : il faut comprendre que les prix sont une chose, et les valeurs une autre. Pour mesurer l'exploitation, il faudrait réévaluer tous les processus productifs en termes de quantités de travail, et les statistiques font ici défaut, ou sont extrêmement grossières, si bien que les rares travaux effectués en ce domaine ne peuvent être qu'approximatifs (7). Une autre conséquence de cette discordance prix/valeurs est qu'il est impossible de mesurer l'exploitation entreprise par entreprise et branche par branche : on ne peut, si l'on veut par exemple définir un taux d'exploitation, que considérer l'ensemble de la classe exploiteuse et l'ensemble de la classe exploitée dans un pays donné. Tout ceci nous montre déjà comment une délimitation des classes est impraticable de façon rigoureuse avec les outils dont nous disposons, mais cela ne prouve pas que les classes n'existent pas, si l'on se place au niveau requis, c'est-à-dire au niveau macro-économique. A noter au passage que cela complique aussi en pratique le problème de l'évaluation de la valeur des qualifications. A noter aussi que dans le concret des rapports sociaux les choses se présentent différemment : ici chaque employé fait face à son employeur et n’évalue son exploitation qu’à l’aune du salaire reçu, dans la mesure où il peut le comparer aux autres (chose difficile, car les salaires et les divers suppléments ne font l’objet d’aucune publicité) et aux revenus du capital (dont il est encore plus ignorant). C’est l’une des raisons pour lesquelles le phénomène de l’exploitation reste tellement obscur. Mais tout cela n’empêche pas l’existence de fortes oppositions d’intérêts entre les classes, déterminées en dernière analyse par une distribution des pouvoirs, des richesses et du produit du travail social dont on ne perçoit que quelques effets (les travailleurs seraient évidemment bien plus conscients de la réalité s’ils étaient à même de connaître et d’analyser les statistiques macro-économiques, quelles que soient leurs lacunes, des instituts de la comptabilité nationale).

Une troisième difficulté, qui passe généralement inaperçue, est la suivante : doit-on prendre en compte tout travail, de quelque nature qu'il soit? Il faut faire une distinction essentielle entre le "travail général", qui correspond à des fonctions indispensables à tout système productif, et sont seulement remplies de manière particulière selon la nature de ce système, et des "fonctions spéciales", qui sont liées à la domination et à l'exploitation (8). Dans le cas du capitalisme les gestionnaires du capital prennent des décisions (concernant l'investissement, la fixation des salaires, les modes d'organisation du travail etc.) que des "travailleurs associés" seraient également conduits à prendre. Ce travail général doit être rétribué comme tout autre, et lui aussi selon sa qualification. Le fait qu'une fraction du profit d'entreprise serve, via l'autofinancement, à l'accumulation privée et à un fonds de réserve également privé, lesquels deviennent ainsi des fonds d'exploitation, ne change rien à l'affaire (on reviendra dans un instant sur la question de l'intérêt). Mais ils effectuent aussi un "travail de domination" (Bourdieu) aux multiples facettes, entre autres : garder le secret sur les informations cruciales, dresser des barrières autour de leur pouvoir, s'attribuer un fonds de consommation extra (supérieur au salaire qui devrait leur revenir en fonction de leur travail), choisir les meilleurs méthodes de pression physique et psychologique sur le travailleur (notamment via les formes de salaire au rendement), diviser les salariés, briser leurs formes de résistance etc. On ne saurait, sans contradiction, mettre ce travail, qui suppose en outre de nombreux moyens de production, au compte de leur contribution au procès productif, puisqu'il disparaîtrait dans une entreprise où le travail serait "associé". Et de tels "frais de surveillance" pèsent très lourdement sur la gestion… Cela nous conduit à revoir notre définition de la sorte : est exploiteur un agent qui s'attribue une quote-part du produit social supérieure à celle qui devrait lui revenir en fonction du travail général qu'il a effectué.

On objectera à cette théorie de l'exploitation qu'elle se réfère uniquement au travail fourni, dans sa durée, son intensité et sa qualification. Or le détenteur de capital ne sera-t-il pas exploité s'il ne perçoit aucun revenu pour la mise à disposition de ce dernier? C'est naturellement ce que soutiennent les économistes libéraux, pour lesquels tous les facteurs de production doivent être rémunérés - le marché fixant le juste prix. On peut bien sûr leur rétorquer qu'ils présupposent une appropriation privée du capital. Mais le problème subsiste avec un capital public ou avec un capital qui, tout en étant fourni par des particuliers, ne leur donnerait aucun droit de regard sur la gestion : l'épargne, publique ou privée, ne doit-elle pas être rémunérée, dans la mesure où elle implique un "sacrifice"? Nous reviendrons sur la question dans le dernier chapitre. Il n'y a, à notre avis, que deux types de réponse acceptables. Ou bien l'argent prêté est suffisamment rémunéré par le maintien de sa valeur (pendant que tous les autres biens sont frappés d'obsolescence), ou bien il doit recevoir un intérêt réel - qui pourrait être déterminé soit par le marché soit par la puissance publique. Dans le premier cas il se trouve inclus dans le "fonds de remplacement de la valeur des moyens de production", et il y a peu de choses à changer à la théorie de l'exploitation, dans le second il faut déduire du produit social net (c'est-à-dire net du fonds précédent) un fonds afférent à l'intérêt, l'exploitation ne commençant qu'au-delà. Cette question est moins importante qu'il n'y paraît, car, comme on le verra dans notre dernier chapitre, un écrasement de l'échelle des revenus (déclarés et occultes) du travail, tel qu'il se produirait très vraisemblablement dans un système socialiste authentiquement démocratique, ne permettrait pas de grandes différences dans les possibilités d'épargne. Une autre objection pourrait concerner la rémunération du "talent" et de l'"innovation" (on sait qu'elle est invoquée pour justifier le profit d'entreprise). Admettre une telle rémunération conduirait à revoir la théorie marxienne de l'exploitation, mais dans une faible mesure : on pourrait admettre que les qualités ainsi manifestées par certains individus appellent une "prime" (point de fondement objectif ici : ce serait à la société d'en décider, et ceci pour des raisons d'efficacité, et non point de "justice"), mais elle différerait profondément du salaire de rareté postulé par l'économiste libéral. Une troisième objection porterait sur le principe "à chacun selon son travail" lui-même, dans la mesure où ce principe est de nature méritocratique. Nous renvoyons à plus tard une discussion sur ce problème, mais il nous faut remarquer ici que la théorie de l'exploitation concerne des ensembles de travailleurs, et non des individus. La question cependant, on le verra, est lourde d'implications sociales.

Toute la théorie de la domination et de l'exploitation (et l'on vient de voir comment les deux concepts sont intrinsèquement liés) se situe au niveau économique. Mais quid du pouvoir politique et du pouvoir "spirituel"? On pourra toujours montrer que les détenteurs de ces pouvoirs ne sont pas les mêmes agents que ceux qui exercent le pouvoir économique, en l'occurrence les gestionnaires du capital. Ce serait (partiellement) vrai pour le système social capitaliste, beaucoup moins pour les systèmes sociaux antérieurs. Mais il sera beaucoup plus difficile de prouver que le lieu central du pouvoir n'est pas l'économie - le penseur libéral devrait, d'ailleurs, en convenir aisément. Seule une interprétation extrêmement schématique de la pensée marxienne pouvait prétendre que la classe économiquement dominante se confondait avec la classe politiquement et idéologiquement dominante. Car non seulement les mêmes agents n'exercent pas, en général, simultanément les mêmes fonctions, mais encore les classes dominées ont, au moins depuis l'instauration du suffrage universel, une place dans les institutions politiques et culturelles (c'est pourquoi nous parlerons, dans le chapitre sur l'Etat, non pas d'un Etat capitaliste, mais d'un Etat du capitalisme).

Si complexe que soit la question de la "classification" des dirigeants et élites politiques et culturelles, elle peut se résoudre ainsi : dans la mesure où ils exercent une domination et contribuent à la reproduction du système économique de domination et d'exploitation, ils constituent une fraction de la classe dominante ; dans la mesure où ils joueraient un simple rôle de "délégué" (on reviendra sur ce terme) de la classe dominée et exploitée et se contentent d'une rétribution qui soit simplement fonction de leur travail et de leur qualification, ils constitueraient une fraction de la classe exploitée. Mais on voit tout de suite qu'un grand nombre d'agents ne sont ni dans un cas ni dans l'autre, et ceci nous conduit à une dernière série de considérations concernant la théorie des classes.

Entre la classe dominante et exploiteuse et la classe dominée, il existe un nombre plus ou moins grand d'agents qui, n'exerçant pas les fonctions de "propriété réelle" ou de "gestion", à quelque degré que ce soit, mais soit des fonctions de direction subordonnée (concernant non les grandes décisions, mais la direction immédiate du procès de production), soit simplement des fonctions de production, fussent-elles de haut niveau, soit les deux à la fois, constituent une "classe intermédiaire". Ces agents sont des "bénéficiaires de l'exploitation", dans la mesure où ils se voient rétrocéder par la classe dominante une quote-part du produit social supérieure à celle qu'ils devraient recevoir en fonction du travail général qu'ils ont fourni (car là encore il importe de distinguer travail général et travail spécial, lié à la domination et à l'exploitation). Dans le cas du capitalisme on pourra parler d'une "petite bourgeoisie capitaliste". Une fraction de cette petite bourgeoisie se retrouve elle aussi dans le système politique et dans les "professions idéologiques", où elle possède, on le verra, un poids particulièrement important.

Cette théorie des classes, dont nous venons de résumer les grandes lignes et qui nous servira dans les analyses plus concrètes présentées dans les pages qui suivent, se situe au niveau "objectif", à celui des "rapports réels", indépendamment de la façon dont ils sont représentés. Mais que vaut cette distinction objectif/subjectif, ou encore réel/imaginaire? Elle doit, bien sûr, être relativisée, sauf à tomber dans un structuralisme épistémologiquement douteux. Nous ne pouvons entrer ici dans une analyse détaillée. Nous dirons seulement que tout ce qui se passe au plan de la distribution du travail social, des revenus et du pouvoir, ne peut manquer d'avoir des effets sur la vie sociale réelle, même si les mécanismes économiques fonctionnent selon d'autres critères et si la science économique, à son tour, ne s'intéresse qu'à ces mécanismes (supposons par exemple que la rémunération des facteurs soit strictement proportionnelle à leur productivité marginale, cela voudrait dire seulement que c'est par ce canal que se réalise ce transfert de valeur qu'on nomme exploitation). Ces effets en passent pourtant toujours par le niveau d'information et de conscience immédiate des agents (par exemple la pénibilité selon les branches n'acquiert un sens social qu'à travers les comparaisons que peuvent effectuer les travailleurs). L'objectif est donc toujours en un certain sens du subjectif. Mais entre cette conscience immédiate et les représentations individuelles et collectives plus élaborées toutes sortes de médiations font que la "conscience de classe" diffère toujours, et parfois jusqu'à l'"inversion", de la réalité spontanément vécue.

Une première conclusion est donc que des classes ne peuvent pas ne pas exister aussi longtemps qu'il existe des rapports de domination et d'exploitation. Elles n'ont donc certainement pas disparu. Seraient-elles seulement "en voie de disparition"? C'est, on l'a vu, ce que nombre d'auteurs ont conclu de l'utilisation de quelques indices. A la réflexion, ces indices sont plutôt mineurs, et la conclusion bien vite tirée. C'est comme si l'ouverture d'une fenêtre faisait d'une bicoque un château, comme si l'érosion du Cap Horn faisait de l'Amérique latine une simple péninsule, ou comme si un hamburger sans ketchup devenait un jambon beurre. Surtout les indices semblent bien mal interprétés. Sans avoir la prétention, surtout en l'espace d'un chapitre, de présenter une théorie tant soit peu complète des classes sociales aujourd’hui, nous allons essayer de jeter un coup d’œil un peu plus « armé » sur le paysage social que dessinent les sociétés capitalistes avancées, ou plutôt sur une partie de ce paysage : les classes sociales relevant du système capitaliste. Au surplus notre analyse ne concernera que les rapports salariaux (rapports de pouvoir, de travail et de distribution des revenus sous forme de salaires directs) qui, à eux seuls, font déjà apparaître nettement les différences et les oppositions de classes. Il est clair que, si nous ajoutions aux revenus du travail ceux du capital et ceux du patrimoine, le relief serait encore plus accusé.

(Ce texte est extrait du chapitre 7, « Des classes sociales, encore », du Discours sur l’égalité parmi les hommes. Penser l’alternative, Tony Andréani et Marc Féray, L’Harmattan, 1993 (p. 227-234). Il se poursuit, dans ce chapitre, par une analyse concrète des classes propres au système capitaliste (le prolétariat, la bourgeoisie, la petite-bourgeoisie) dans le contexte de l’époque. Il faudrait naturellement la réactualiser, mais les grandes lignes n’ont pas beaucoup changé).

(4) Pour avoir une idée des travaux de cette école, on se reportera au dossier que lui a consacré la revue Actuel Marx, dans son numéro 7 (1° semestre 1990)

(5) On trouvera quelques éléments de critique plus détaillés in T. Andréani De la société à l’histoire, Méridiens-Klincksieck, 1989, t. 2, p. 169-174.

(6) Pour une explication détaillée du concept d’exploitation, Cf T. Andréani, op. cit., t. 1, p. 394 sq et t. 2, p. 156-159.

(7) Baudelot et Establet sont les seuls auteurs, à notre connaissance, à avoir tenté une estimation chiffrée de la valeur de la qualification en économie capitaliste (La petite-bourgeoisie en France, Maspéro, 1974, p. 215 sq). Ils ont pris en compte trois éléments : a) les frais d’études initiales, évalués à partir des coûts de scolarité établis par le Ministère de l’Education nationale ; b) les frais d’entretien de enfants à la charge de la famille pendant la période d’acquisition de la qualification, et c) les frais d’entretien de la qualification pendant la vie active.

(8) Pour une analyse détaillée de ces fonctions, cf T. Andréani, op. cit., t. 1, p. 397 sq.

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Commentaires
N
Cher Tony,<br /> La preuve par neuf que les classes existent et même la lutte, sauf que certains ont oublié la leur (de classe). Warren Buffet, lui, a conscience de la classe à laquelle il appartient et il donne un sens à son combat. <br /> <br /> « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner. » Warren Buffett,
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